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Millionnaire malgré lui/p1/ch05

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 45-66).

V

L’INEXPLICABLE


— Par le diable !

— Mille tonnerres !

— Par les saintes icônes ! (Images religieuses.)

— Puisse-t-il mourir sous le fouet !

— Cent roubles à qui le ramènera !…

— Mort ou vif !… n’épargnez pas l’enragé moujick !

Ces phrases rageuses, hostiles, se croisaient dans la teinte grise de l’aube, tandis que gardiens, cosaques, officiers, scribes, couraient affolés, se heurtant, s’entre-choquant, ayant l’air de gens piqués de la tarentule.

Et puis les sonneries tintaient, le tambour roulait l’appel aux armes, les fifres déchiraient les oreilles de leurs modulations aiguës, jetant les notes du rassemblement.

Pour brocher sur le tout, les canons des batteries établies autour d’Aousa tonnèrent, lançant leur baoum ! baoum ! sourds, qui ébranlaient au loin l’atmosphère, éveillant des échos assourdis dans les nuages noirs dont le ciel bas semblait ouaté.

Le sommeil le plus profond n’eût pas résisté à pareil tintamarre.

Mona se réveilla donc en sursaut.

Sa première impression ne fut pas bien nette.

— Tiens ! on tire le canon. Ce n’est pas parce que je pars aujourd’hui ?… Oh non ! Papa m’aime bien, mais il n’irait pas jusque-là !

Puis les pensées se succédant plus précises dans son cerveau :

— Si c’étaient les Japonais qui attaquent Sakhaline…

Elle battit des mains.

— C’est ça qui serait amusant… D’abord plus de départ possible… Tante Olga se passerait bien de moi à Saint-Pétersbourg… et moi, oh ! moi… En temps de paix, papa me laissait tirer au revolver ; en temps de siège, il me permettrait bien un mousqueton… et je ferais des cartons sur les Japonais, ces fous qui osent s’attaquer au Tzar… Oh ! ce que l’on s’amuserait !

Ayant perdu sa mère toute enfant, Mona avait été élevée par son père, et, au contact du général, elle avait pris une nature presque masculine. Il y avait chez cette petite fille le courage et la décision d’un homme, ce qui n’excluait en rien la grâce et la joliesse.

En deux temps, elle sauta du lit, s’habilla.

Puis elle bondit dans la chambre voisine où Macelle Lisbe, terrifiée par le vacarme toujours grandissant, tremblait de tous ses membres.

— Oh ! Mona, fit cette dernière dont les dents s’entre-choquaient avec un bruit de castagnettes, qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Sa mine effarée, sa terreur portèrent à son comble la gaieté de la fillette. Elle ne put résister au plaisir de faire une niche énorme à la peureuse Allemande, et d’un ton terrible elle clama :

— Les Japonais montent à l’assaut !… Sauve qui peut !

Et tandis que le professeur de français de Dantzig poussait des cris aigus qui dominaient tous les bruits, Mona saisit un oreiller et le jeta à toute volée sur Lisbe.

— Gare la bombe !

Puis elle s’enfuit, laissant la lourde personne se débattre contre le coussin de plume que, dans l’affolement de la terreur, elle prenait de bonne foi pour un obus, et sous lequel elle gémissait :

— Une bombe sur moi… Je suis morte.

Riant aux éclats, Mona gagna le rez-de-chaussée. Mais là, elle se trouva face à face avec son père qui, les sourcils froncés, le visage sombre, discutait avec M. Kozets, livide, écumant, ahuri.

Si absorbés étaient les deux hommes qu’ils ne s’aperçurent même pas de la présence de la jeune fille, et que celle-ci assista à cette étrange conversation.

— Mais enfin, monsieur Kozets, ce n’est pas possible…

— Ah ; monsieur le gouverneur, je dis comme vous : cela n’est pas possible, et pourtant cela est.

— Il est certain que le silo est vide.

Mona se frotta les mains… Ces mots lui avaient révélé la situation.

— Douze s’est évadé comme il l’avait parié, murmura-t-elle.

Mais elle interrompit son monologue, pour entendre ce que disaient son père et le policier.

— C’est incompréhensible !

— Inexplicable, monsieur le gouverneur. Que ce diable incarné ait réussi à sortir du silo, à déplacer le couvercle de bois que trois hommes ont peine à remuer, c’est déjà très fort…

— Sûrement.

— Mais où cela devient de la magie, c’est que tout le poste se soit endormi, c’est que les factionnaires aient été rapportés au corps de garde et installés sur le lit de camp…

Le policier eut un geste violent.

— Le comble enfin, c’est moi, moi qui m’endors comme les autres, et me retrouve tout à l’heure bien bordé dans mon lit.

Le général se grattait la tête d’un air absolument perplexe.

— Avec cela, ce Douze, il entre au gouvernement comme dans un moulin… Il vous porte dans votre chambre, il entre dans la mienne.

— Dans la chambre de papa, fit tout bas Mona intéressée au possible, vraiment, ça, ça n’est pas ordinaire.

— A-t-il pénétré chez vous ? grommela Kozets d’un ton de doute.

— Ma foi, à moins de supposer que ce billet soit venu tout seul se poser sur ma table de nuit.

Et Labianov élevait à hauteur du nez de son interlocuteur un papier qu’il tenait entre le pouce et l’index.

Puis rageur :

— Ah ! il sait se moquer du monde, ce gaillard-là… Sur ma table de nuit… Ceci.

Il lut sans regarder le papier, comme un homme dont la mémoire a été fortement impressionnée par une lecture antérieure :

« Excellence, j’ai gagné la première manche ; je suis libre. Dans six mois, je viendrai vous délivrer… seconde manche. Je vous rappelle que l’enjeu est une discrétion. Ne vous inquiétez pas… Je serai discret pour cette discrétion. Salut.

« Signé : 12. »

Les poings serrés, le général conclut :

— Il faut le reprendre.

— Ah ! glapit M. Kozets, je crois bien qu’il le faut… Vous, après tout,
Sur ma table, ceci.
n’avez rien à redouter… Un prisonnier s’évade, cela n’entrave pas la carrière du gouverneur du pénitencier…

— Peuh ! Peuh ! Quelquefois…

— Tandis que moi, continua nerveusement le policier sans paraître remarquer l’interruption ; moi, envoyé spécialement pour faire le vide autour de la « Française »… Je suis perdu… C’est la déportation, au moins.

Le mot amena un sourire sur les lèvres de Mona.

— Tiens, dit-elle entre ses dents, ce serait bien fait… cela lui apprendrait combien son métier est odieux, ce métier qui consiste à envoyer les autres au bagne.

Elle arrêta brusquement sa diatribe. Le général venait de lancer une affirmation qui avait résonné douloureusement en son être :

— Nous le reprendrons.

— Si je ne le croyais pas, monsieur le gouverneur, j’aurais déjà eu recours au revolver… Avec cela, au moins, la souffrance est brève.

— Voyons, récapitulons ; nous avons bien fait le nécessaire.

— Il me semble !

— Nous avons télégraphié à Khabarovsk.

— De sorte que sur tout l’embranchement côtier de Khabarovsk à Vladivostok, personne ne pourra atterrir sans montrer patte blanche aux camarades de la police.

— Dès lors, le fugitif devra rester dans l’île ou y revenir.

— Et vos cosaques, lancés en chasse, le rencontreront nécessairement.

Le général secoua son front soucieux.

— À moins qu’il ne gagne la terre ferme au nord du fleuve Amour.

— Alors, ce serait un homme mort. Il tomberait dans la région des toundras, ces marécages, à sous-sol de glace, où l’on ne rencontre que des lichens et des mousses. Un individu isolé, perdu dans la toundra, n’en sort pas.

Mais avec rage :

— Seulement cela me perdrait aussi. Le moyen de prouver qu’il est défunt, je vous le demande… Il vaut mieux que je le repince.

Et insinuant, presque câlin, la crainte lui donnant une souplesse qui n’était pas du tout dans son caractère :

— Voyez-vous, Excellence, il faut que vous dirigiez d’incessantes battues dans Sakhaline.

— Nous nous en occuperons tous deux.

— Non.

— Pourquoi non ?

— Parce que je prendrai congé de vous aujourd’hui même. Je vous prierai de me permettre de me joindre à l’escorte qui accompagnera Mlle Mona.

— Vous abandonnez les poursuites ?

— Loin de là… Seulement, tandis que vous garderez cette rive du détroit de Sakhaline, je m’établirai sur l’autre, et je vous le jure, ce Douze sera malin s’il réussit à forcer le passage de ce côté.

Il baissa la tête pour ajouter :

— C’est ma tête que je défends… Quand je ne faisais de la police que par ambition, on m’appelait déjà l’habile Kozets. Je vous donne mon billet que cette appellation sera désormais doublement justifiée.

Insensiblement, Mona, sentant que sa présence serait mal accueillie en semblable occurrence, avait regagné l’escalier. Une à une elle avait gravi les marches.

De sorte qu’elle avait presque atteint le premier étage, lorsqu’elle entendit son père clore ainsi l’entretien :

— Préparez-vous donc, monsieur Kozets. Le départ aura lieu dans une heure. Je vais presser ma fille et son institutrice. Ma parole, je les avais oubliées, dans ce bouleversement général. Je m’étonne même que tant de bruit ne les ait pas encore fait paraître.

La fillette poussa vivement la porte de sa chambre, où cinq minutes après, le général la trouva toute occupée, en apparence, à lisser ses longs cheveux blonds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures plus tard.

Il y a cinquante minutes que trois traîneaux ont quitté Aousa.

Ils emportent Mona, son institutrice, leurs bagages et leur escorte.

Bien loin déjà, à l’horizon, la côte de Sakhaline s’estompe dans la brume ; la côte, où le général Labianov, debout sur les glacis de la batterie ouest, ayant aux cils des larmes qu’il ne retient plus et que le froid congèle en diamants solides, regarde les points noirs glissant à la surface de la mer, points noirs sur l’un desquels est l’enfant chérie de son cœur.

En tête, douze chiens, achetés à des tribus kamtchkadales, tirent un double traîneau ; le train d’avant porte Mona, Lisbe, emmitouflée d’épaisses fourrures, et le lieutenant Vas’li faisant fonction de cocher.

À l’arrière, sont amoncelés les bagages, caisses à robes, mallettes à chapeaux et, s’allongeant sur le tout, tel le tube d’un canon, un colis long de deux mètres, recouvert de peau de phoque. Cela est le cadeau que le gouverneur envoie avec sa fille à sa sœur Olga, des pelleteries de toute beauté, en provenance des terres baignées par le détroit de Behring : renards bleus, martres zibelines, loutres, castors.

Cadeau princier, mais peut-on se montrer trop généreux envers celle qui va avoir la garde d’un trésor inestimable. C’est ainsi que Labianov désigne sa Mona. Armé d’une longue gaule flexible, Vas’li dirige, excite l’attelage. De temps à autre, un des chiens lance un aboi bref, auquel le jeune lieutenant répond, suivant l’usage russe, par des paroles d’encouragement :

— Allons, un petit effort, mes colombes !

Car il est à remarquer que le Russe, conduit-il des chevaux, des rennes ou des chiens, les appelle toujours : mes colombes. L’âme moscovite a ses mystères. Peut-être croient-ils flatter des quadrupèdes en leur appliquant un nom de volatiles.

Dans la trace légère que laissent sur la glace les patins du traîneau, deux autres véhicules de même genre suivent.

Ils contiennent douze cosaques, escorte de la voyageuse, et aussi M. Kozets, lequel, fidèle à sa résolution, se rend sur la terre ferme, afin de préparer la capture du 12 évadé.

Le policier est maussade.

Il avait pensé prendre place auprès de Mona et de Lisbe, mais la capricieuse fillette a trompé son attente.

Ses adieux faits à son père, elle a sauté brusquement auprès de Macelle Lisbe et elle a crié à Vas’li :

— Au galop, Vas’li… il ne faut pas que mon père me voie pleurer.

Et le lieutenant obéissant a enveloppé l’attelage d’un grand zigzag de sa gaule. Les chiens sont partis d’un trait, laissant le policier déconfit, l’obligeant à s’installer au milieu des cosaques.

On a gagné le fond du vallon d’Aousa, contourné les baraquements, laissé en arrière l’hôpital, descendu la pente douce de la grève.

À présent, les véhicules glissent à toute vitesse sur la route glacée qui recouvre les abîmes liquides du détroit.

Personne ne parle. La rapidité de la course est telle que le vent siffle aux oreilles des voyageurs. Ils ramènent les fourrures sur leur visage qui, sans cette précaution, se congèlerait.

Les chiens tirent vaillamment.

D’heure en heure on fait halte, une ou deux minutes.

Les conducteurs distribuent aux animaux des galettes pulvérisées, résultant de la cuisson, de la compression du lichen de force, végétation glaciaire qui a des propriétés analogues à celles de la kola, lichen auquel a été mélangé de la viande hachée après congélation et de la farine d’avoine.

Les bonnes bêtes font honneur à la collation qui répare leurs forces ; puis on repart.

À midi, sous les rayons embrumés d’un soleil rouge, très bas sur l’horizon, on s’arrête pour le repas.

Des tentes de feutre sont dressées sur la banquise, et l’on déjeune sous leur abri. Le thé bouillant ranime les voyageurs engourdis ; le bœuf conservé, mêlé de riz au jus et de tubercules comestibles, fournit le fond du festin.

Les soldats y ajoutent une ration d’eau-de-vie de grains.

Après quoi on rajuste les fourrures, on replie les tentes, et le paquetage des traîneaux vérifié, la route est reprise sur la plaine de glace, plus monotone, plus attristante que l’horizon de mer, si fatigant pourtant à la longue.

Six heures du soir. La nuit est venue. Nuit opaque, sans lune, sans étoiles.

Poursuivre dans cette obscurité serait impossible. Il faut camper. Demain, vers le milieu du jour, on atteindra la côte. L’étape la plus rude est franchie.

Aussi, sous les tentes, entend-on les éclats de voix joyeuses. Après tout, le dîner a été copieux. Le lieutenant Vas’li a doublé la ration de vodski (alcool), et les cosaques louent bruyamment le jeune officier.

Aucun d’eux n’est impressionné par la situation. Ils ne songent pas que leur groupe forme un point imperceptible au milieu de l’immensité, que leurs tentes sont enserrées entre l’abîme de ténèbres du ciel et l’abîme des eaux que cache la fragile croûte de glace qui les supporte.

Les simples n’ont point de ces visions.

Lisbe et Mona, dans leur réduit de feutre, se sont étendues sur les couchettes de vareck qui leur serviront durant tout le voyage, car, sur le Transsibérien, chacun est tenu de se munir de sa literie.

Enroulées dans leurs couvertures, les pieds fixés par des courroies de peau souple aux tafirs de cuivre (sorte de chaufferettes formées d’une double boîte de cuivre avec tampon d’étoupe intermédiaire, la boîte intérieure contenant une briquette de tourbe spéciale qui brûle ainsi en vase clos durant plusieurs heures), elles dormaient, pénétrées d’une douce chaleur, absolument inconscientes de la terrible température de 31° au-dessous de zéro, qui régnait sur la banquise.

La nuit s’écoula sans encombre.

Le silence n’était troublé que par le grésillement qui accompagne l’incessant travail des glaces.

Pourtant, vers le matin, les soldats de veille perçurent au loin comme des plaintes lugubres se répondant au milieu des ténèbres.

Ils hochèrent la tête, en hommes pour qui les bruits de la contrée n’ont pas de secrets, et, d’une tente à l’autre, ils échangèrent ces répliques :

— Les loups !

— Ils ont faim.

— Cela se devine. Rien que de la glace à se mettre sous la dent.

— Pourvu qu’on ne les rencontre pas.

— Bah ! nous sommes nombreux, armés… Une belle chasse est toujours amusante.

— C’est égal… que saint Ivan Gregor nous dispense de ce plaisir, voilà ce que souhaite le fils de ma mère.

Une teinte grise borda l’horizon oriental. Un jour pâle, gris, terne, s’épandit sur la banquise en tons de suie.

C’était la clarté sinistre des régions polaires.

Mais personne n’y prêta attention. Depuis des mois tous avaient vécu à Sakhaline ; ils étaient accoutumés à ce jour qui semble une nuit peu lumineuse.

On bouclait les tentes.

Les attelages se reformaient. Les ustensiles, les couchettes s’empilaient de nouveau sur les traîneaux.

Mona, toute grelottante sous ses fourrures, montra un instant son nez rose pour demander :

— Vas’li, à quelle heure atteindrons-nous l’embouchure du fleuve Amour ?

— Vers onze heures, petite Excellence.

Il lui donnait, selon l’usage sibérien, le titre de son père réduit par un diminutif.

— C’est long, soupira-t-elle. Et alors, la gare de Khabarovsk, quand y arriverons-nous ?

— Une heure et demie, deux heures après.

— Je croyais que la ville était toute proche de la mer ?

— Vous avez raison comme toujours, petite Excellence ; mais aux approches de la côte, les glaces, pressées les unes contre les autres, ne sont plus unies comme au milieu du détroit. Elles se brisent, s’empilent, forment des icebergs, des séracs, des monticules. Le chemin à parcourir est court, mais la marche est lente.

— Ah ! oui, je comprends.

On n’attendait plus que l’ordre de Mona pour partir.

La jeune fille prit place auprès de Macelle Lisbe qui, complètement enfouie sous des couvertures multiples, semblait un ours admis par faveur spéciale aux douceurs du traîneau.

Les gaules des conducteurs évoluèrent autour de l’échinée des chiens.

Des cris caressants passèrent dans l’air sans éveiller d’échos.

— Allons, les colombes.

— Allongez les pattes, mes amours.

— Au galop, mes fils chéris.

Et la petite caravane s’ébranla dans un poudroiement de glace pulvérisée par la morsure des patins.

À dix heures et demie, on aperçut la côte d’Asie.

Certes, elle était facile à reconnaître. La nappe uniforme et lisse du détroit finissait dans un chaos de blocs, d’un blanc éclatant sur toutes leurs surfaces horizontales, d’un vert variable sur leurs parois verticales ou inclinées.

Aiguilles, obélisques, colonnes, portiques, bastions massifs, la nature, cet architecte inimitable, s’était donné carrière dans cette ville de glace.

Que lui avait-il fallu pour édifier ces formes : minarets, dômes, etc. ? Le froid qui transforme l’eau en pierre, une côte rocheuse servant de butoir à la poussée de la banquise.

Bientôt la vitesse des traîneaux se ralentit.

La glace se bossuait, se creusait en ondulations. Les chiens tiraient avec rage.

Le traîneau double portant Vas’li, Mona, Lisbe et leurs bagages, plus léger ou mieux dirigé que les véhicules affectés aux cosaques d’escorte, avait pris une avance d’une centaine de mètres.

Tout à coup, l’institutrice allemande, avec une de ces tournures de phrases imprévues dont elle avait le secret, s’écria :

— Oh ! les glacés-blocs ont des oreilles remuantes.

Les mots n’étaient points lumineux, mais la main tendue de la  lourde personne les commentait clairement.

À peu de distance, sur les crêtes des vagues de glace, entre lesquelles filait le traîneau, des points noirs s’agitaient.

— Qu’est-ce donc ? murmura Mona.

Vas’li ne répondit pas.

Le visage du lieutenant s’était assombri. De sa gaule, le jeune homme excita l’attelage.

— Mais qu’avez-vous donc, Vas’li ? demanda la fille du général, étonnée du mutisme de son guide.

Un hurlement lugubre évita à ce dernier une explication.
Les loups !…

— Les loups !

— Oui, les loups !

Les points noirs, aperçus par l’institutrice, étaient les éclaireurs d’une bande de ces dangereux carnassiers.

Isolé, le loup est lâche. Durant la belle saison même, alors qu’il peut assez aisément trouver sa nourriture, il est peu dangereux.

Mais viennent les mois de froidure. La neige, la glace recouvrent la terre d’une couche dure ; les animaux disparaissent, se terrent ou émigrent vers des climats moins rigoureux ; les rares troupeaux sont enfermés dans les étables.

Alors le loup connaît la faim.

Il rôde amaigri, les yeux sanglants, autour des yourtes (cabanes). Les fumées chassées de l’intérieur lui apportent des odeurs qui surexcitent encore son appétit. Il voudrait attaquer la chaumière écartée, il n’ose. Alors il se met en quête, rejoint d’autres errants comme lui. La bande de loups se forme, plus audacieuse, plus féroce à mesure qu’elle augmente en nombre.

Pour donner une idée de l’état où la faim et l’association portent ces quadrupèdes, il suffit de rappeler qu’en dépit du proverbe connu, les loups arrivent à se manger entre eux.

Que durant une chasse, une battue, un loup soit blessé : la vue de son sang paraît affoler les autres qui se ruent sur lui et le dépècent encore vivant.

Tels étaient les dangereux adversaires qui se montraient sur le chemin des voyageurs.

— Pensez-vous qu’ils nous attaquent ?

À la question de Mona, le lieutenant ne répondit que par un haussement des épaules.

Il regarda en arrière.

Des autres traîneaux, on avait aussi aperçu les animaux. Le jeune homme remarqua que les cosaques avaient pris leurs mousquetons et se tenaient prêts à saluer d’une fusillade nourrie l’attaque des carnassiers.

— Si nous ralentissions un peu, pour donner aux autres le temps de nous rejoindre ? proposa la jeune fille.

L’officier secoua la tête :

— Il faut au contraire augmenter la distance.

— L’augmenter ?

— Oui, chaque traîneau doit conserver la plus grande liberté de mouvements. Dans une battue aux loups, la véritable tactique est celle qui se traduit par la devise ordinairement égoïste : « Chacun pour soi ».

L’affirmation était exacte.

Lors de l’attaque des loups, il importe avant tout que rien n’entrave la vitesse d’un traîneau, cette vitesse même étant sa sauvegarde. Dès lors, les véhicules s’espacent, afin qu’un faux mouvement de l’un ne se répercute pas sur tous les autres.

L’évidence de la proposition ne frappa point l’institutrice.

— Mais alors, nous sommes les plus exposées grandement.

— Pourquoi ?

— Parce que dans les autres « brogs » (nom donné aux traîneaux dans la région) il y a douze ou treize fusils, tandis qu’ici, vous avez votre seul revolver… et encore vous êtes obligé de veiller à l’attelage.

L’objection, rationnelle en soi, était cependant en réalité entachée de fausseté. Plus léger, le traîneau devait se déplacer bien plus rapidement que ceux de l’escorte.

Sans doute, quelques loups se lanceraient à sa poursuite ; mais le plus grand nombre concentreraient leur effort sur les « brogs » les moins véloces, partant plus aisés à atteindre, au moins en apparence.

Et Vas’li tentait d’expliquer à la tremblante Lisbe que leur sécurité relative venait précisément de leur petit nombre, quand son discours fut brusquement coupé par un second hurlement, rauque, douloureux, prolongé.

On eût cru que c’était un signal.

Brusquement les crêtes glacées se couronnèrent de silhouettes noires aux mouvements désordonnés.

Une série de glapissements brefs sonnèrent, et toute la bande, en une allure de trombe, fonça dans la direction des traîneaux.

L’attaque se dessinait.

Dans l’air, la gaule de Vas’li décrivit des courbes, s’abattant avec des sifflements sur l’échine des chiens. Ceux-ci bondirent en avant, imprimant au véhicule une allure vertigineuse.

Mona regarda en arrière.

Les traîneaux d’escorte avaient brusquement fait un à-gauche, et ils filaient à une vitesse endiablée, suivant une perpendiculaire à la côte.

La manœuvre, indiquée tout à l’heure par le lieutenant, s’opérait donc sans hésitation.

Au surplus, la jeune fille constata avec une secrète satisfaction que les prévisions de l’officier semblaient se réaliser de point en point.

Le gros des assaillants bondissait dans les tracés des cosaques.

Une douzaine de grands loups fauves se dirigeaient seuls sur le véhicule que conduisait Vas’li.

Lisbe avait suivi la direction des regards de son élève.

Elle vit les fauves, et dans un accès de folle terreur, elle se prit à pousser des cris aigus, déchirant les oreilles comme un sifflet de locomotive.

La course s’accélérait.

Plus n’était question d’éviter les bosses qui mamelonnaient la route. Le traîneau filait, sans souci des rugosités de la surface glacée.

Peu importaient les secousses, les cahots. Ce qu’il fallait, c’était parcourir le plus de chemin possible en ligne droite.

Et oscillant, tanguant, roulant, tel une barque sur une mer démontée, l’esquif terrestre dévorait l’espace, emporté par son attelage affolé.

Les loups cependant allaient plus vite encore.

Bientôt, ils bondirent sur les flancs du traîneau.

Maigres, efflanqués, la gueule rouge, les yeux flamboyants, ils semblaient à peine toucher terre.

Debout à l’avant du traîneau, Vas’li, tout en dirigeant les chiens avec une habileté consommée, surveillait l’ennemi du coin de l’œil.

L’un des assaillants faisait-il mine de dépasser l’attelage, ou d’aborder le véhicule, la main du jeune homme, armée du revolver, se tendait vers l’animal. Une détonation sèche vibrait dans l’air glacial, et le fauve atteint se roulait dans la neige avec un hurlement de douleur.

Quatre fois il tira. Quatre fois un loup fut frappé.

Leurs compagnons affamés se jetaient sur les blessés, les achevant à coup de dents.

Deux carnassiers seulement continuaient la poursuite, deux adultes de haute taille, vigoureux et redoutables.

Ils avaient dédaigné la chair de leurs congénères, escomptant sans doute une proie plus savoureuse.

Rassurée maintenant, Mona les examinait avec tranquillité, admirant leur développement en course. Lisbe, selon toute probabilité, s’était rassurée également ; car ses clameurs avaient cessé.

— Deux loups, deux cartouches, murmura Vas’li avec un sourire. Vous voyez qu’un revolver suffit.

Il s’interrompit :

— Attention, ces seigneurs s’essoufflent ; ils veulent brusquer le mouvement.

En effet, les carnassiers, parvenus dans leur course parallèle à hauteur de l’attelage, dessinaient maintenant une marche oblique, qui les conduirait en peu d’instants en avant des chiens de tête.

Le résultat eût été l’immobilisation du traîneau.

Vas’li, qui avait déposé son revolver auprès de lui, se baissa pour le reprendre.

Un instant ses regards se détournèrent de la route à parcourir. Il ne vit pas une extumescence de la croûte glacée et fut surpris par la violente secousse qu’éprouva au passage le traîneau.

Le Choc imprévu le fit vaciller sur ses jambes. Il tenta de se retenir ; entraîné par le mouvement, il fut projeté hors du véhicule et roula, fort heureusement pour lui, dans un amoncellement de neige friable.

Quand il se redressa, le traîneau était déjà loin. Les loups avaient dédaigné de s’arrêter.

Cette fois Mona, quelle que fût sa bravoure native, se sentit paralysée par la terreur.

Elle se tourna vers son institutrice.

Lisbe blême, les yeux clos, s’était renversée en arrière sur les fourrures.

Elle était évanouie.

La jeune fille reporta ses regards en arrière.
Vas’li roula dans un amoncellement de neige.

Des blocs glacés masquaient maintenant l’endroit où s’était produit l’accident, qui avait privé les voyageuses de leur unique défenseur.

Elle était seule !

Seule sur ce traîneau cahoté, que l’attelage éperdu emportait en une glissade affolée sur la banquise convulsée.

Et les loups ?

Ils s’étaient rapprochés.

Chacun s’était porté d’un côté, serrant de plus en plus les chiens, parcourant des diagonales inflexibles qui se croiseraient fatalement à quelques centaines de mètres en avant.

Un afflux de sang emplit le cerveau de Mona de pensées et de bourdonnements confus.

Là-bas, en un point que ses regards fixaient, le véhicule s’arrêterait brusquement, les chiens reflueraient pêle-mêle sur l’avant, se blottiraient entre les patins recourbés, et les fauves affamés, dont les dents blanches crénelaient la gueule sanglante, bondiraient sur les voyageuses.

Non, Mona se défendrait.

Est-ce que là-bas, à Sakhaline, Vas’li ne lui apprenait pas à tirer au pistolet ?

Elle se pencha, ramassa le revolver de l’officier, mais sa main tremblait ; l’angoisse nerveuse agitait tout son être comme feuille au vent.

Or, le revolver exige une main sûre, un poignet que n’agite aucune émotion.

Elle reposa l’arme sur la banquette auprès d’elle, se renfonça contre le dossier.

Ainsi, sa tête s’abritait sous le rouleau de peaux de phoque contenant les fourrures destinées à sa tante Olga

La fillette éprouva cet apaisement naïf de douter du danger que le colis dissimulait à sa vue. L’autruche lassée, dit-on, après une longue chasse dans le désert, se cache la tête derrière une pierre, une touffe de drinn (graminée des sables), et, ne voyant plus le chasseur, semble croire qu’il n’existe plus.

C’était un peu ce que faisait à ce moment critique la fille du général Labianov.

Mais cet affaissement moral ne dura qu’une seconde. Mona se pencha, en avant.

Elle eut un cri d’épouvante.

Les loups galopaient à un mètre à peine des chiens de flèche. Quelques pas encore et le drame affreux arrivait à son épilogue.

Alors déconcertée, sa dernière réserve de sang-froid épuisée, la pauvre enfant se courba sur Lisbe, l’empoigna à pleins bras, l’appelant, criant, pleurant.

— Lisbe !… revenez à vous !… Les loups !… Oh ! Oh !… nous sommes perdues !

Le traîneau venait de faire une terrible embardée et maintenant il n’avançait plus, calé en quelque sorte par les chiens. Ceux-ci, dépassés par les fauves, s’étaient d’instinct rejetés en arrière, et serrés les uns contre les autres, le poil hérissé, haletants et frissonnants, ils demeuraient immobiles, tellement apeurés qu’aucun ne trouvait la force d’aboyer ou de gémir.

Mona ferma les yeux.

Et tout à coup, pan ! pan ! deux détonations sèches vibrent à ses oreilles. Des hurlements d’agonie leur répondent.

Elle regarde.

Les loups, mortellement frappés, se tordent convulsivement sur la neige.

Elle se frotte les yeux, stupéfaite.

— Qui a tiré ?

Puis elle eut un cri effaré.


un traîneau attaqué par des loups.

Tout près de son oreille, une voix rieuse avait murmuré :

— J’aurais préféré ne sortir de ma cachette qu’une fois parvenu à Khabarovsk ; mais, véritablement, je ne pouvais pas vous laisser mordre par ces vilains animaux !

Elle promena autour d’elle un regard ahuri.

D’où venait cette voix. Elle n’apercevait personne.

Mais l’organe continua :

— Dans la peau de phoque, mademoiselle Mona.

Elle leva la tête.

L’extrémité du cylindre aux fourrures s’était épanouie comme le calice d’une fleur, et à l’ouverture se montrait la physionomie de Dodekhan, l’étrange et mystérieux prisonnier n° 12 du bagne de Sakhaline.

— Vous ?

— Moi-même, mademoiselle, qui vous supplie de ne pas trahir mon voyage incognito.

Elle protesta du geste :

— Vous venez de me sauver la vie.

Et avec une inflexion très douce.

— Un forçat de moins, cela ne fera guère faute à l’Empereur. Tandis que mon père, lui, n’a qu’une fille — avec une émotion reconnaissante elle conclut — que vous lui avez conservée.

Il murmura :

— Merci.

Puis hâtivement, comme pour masquer un trouble intérieur :

— Je vais disparaître. Ne vous occupez pas de moi. À Khabarovsk, je cesserai de faire partie de votre bagage.

— À Khabarovsk ?

— Oui… oubliez-moi… bonsoir, mademoiselle.

Déjà Dodekhan ramenait sur lui les pliures de l’enveloppe. Mona l’arrêta :

— Un instant.

— À vos ordres.

— Puisque je ne veux pas vous dénoncer, comment expliquerai-je la mort des deux loups ?…

— Oh ! vous tirez au pistolet… fort adroitement même, à ce que l’on dit.

— C’est vrai… mais je déteste me vanter.

Il la considéra avec un doux sourire :

— C’est gentil ce que vous venez de dire là, mademoiselle.

Elle rougit sous l’éloge.

— Gentil ou non, je préfère attribuer cet exploit à une autre personne… Malheureusement, ce ne peut être le lieutenant Vas’li tombé en chemin… et si, d’autre part, ce n’est ni vous, ni moi…

— Ce ne peut être que Mlle Lisbe !

— Elle qui s’est évanouie de peur ?

— Justement ! Elle ne pourra vous contredire. À certains la fortune arrive durant le sommeil ; à elle, le courage sera venu en syncope, voilà tout.

Ma foi, l’idée était trop bouffonne. Mona fut secouée par un franc éclat de rire.

Ah ! les fonctionnaires graves de la Sainte Russie eussent véritablement pu être surpris de voir pareille gaieté présider à l’entretien de la fille unique du général Labianov avec un forçat en rupture de ban.

— Allons, murmura-t-elle enfin, Lisbe, tueuse de loups, voilà de quoi charmer la longueur du voyage.

— Vous êtes satisfaite, mademoiselle ?

— Extrêmement.

— En ce cas, permettez-moi de vous saluer et de rentrer dans mes appartements.

Derechef le colis qui renfermait l’étrange bagage se refermait.

— Monsieur, appela Mona.

— Mademoiselle ? répliqua Dodekhan en reparaissant.

— Ne vous reverrai-je pas ?

— Me revoir ?

— Et avec une pointe de mélancolie :

— Nos routes se sont croisées un instant. Je pense qu’elles vont se séparer pour toujours.

— Ah ! fit la jeune fille comme malgré elle, c’est dommage.

Puis dans le désir d’expliquer cette exclamation, cadrant mal avec la réserve exigée des jeunes personnes, elle prononça très vite, bredouillant presque :

— La curiosité. J’aurais voulu savoir qui vous êtes, comment vous avez fui malgré toutes les précautions prises. Je suis une… alliée maintenant. J’aurais pu en abuser pour forcer votre confiance… De plus, à Khabarovsk, mon escorte me quittera, je serai seule avec Lisbe.

Un rire mutin distendit ses lèvres vermeilles :

— Oh ! elle est brave, Lisbe !… Elle massacre des loups sans paraître s’en apercevoir,… mais enfin, pour le long voyage à travers la Sibérie, la Russie d’Europe jusqu’à Saint-Pétersbourg…

Elle s’arrêta, les yeux baissés, sentant l’étrangeté de la demande qu’elle allait formuler devant cet inconnu, si bizarrement entré dans sa vie.

Ce fut lui qui acheva :

— Vous vous sentiriez plus rassurée si un serviteur respectueux et dévoué se tenait à vos côtés, pour vous défendre à l’occasion ?

Elle frappa dans ses mains, enchantée de la formule pleine de tact par laquelle il avait traduit sa pensée.

— C’est cela ! C’est bien cela… Ce qui ne m’empêche pas de sentir toute l’indiscrétion…

Il ne la laissa pas continuer.

— Mademoiselle, fit-il gravement, il ne saurait y avoir indiscrétion de vous à moi. Les circonstances font que, durant quelques jours, nous pouvons échanger des services… ; échangeons-les en souriant, et gardons un souvenir, amusant ou attendri selon notre nature, d’une rencontre inattendue.

Mais changeant de ton :

— À Khabarovsk, vous prendrez le train d’embranchement sur Vladivostok ?

— Où nous nous reposerons deux ou trois jours.

— En ce cas, mademoiselle, j’aurai l’honneur de me mettre à vos ordres, à Vladivostok.

Des abois lointains résonnèrent dans le silence de la banquise.

— Votre escorte est à votre recherche, mademoiselle, je dois disparaître, merci d’être bonne…

— Merci d’être brave, fit-elle d’une voix plus émue que ne le comportaient les paroles prononcées.

Et tandis que l’enveloppe de peau de phoque se refermait hermétiquement, elle se pencha sur Mlle Lisbe, introduisit la crosse du revolver du lieutenant dans sa main crispée, puis avec une poignée de neige lui frictionna le visage, ce qui est un moyen sûr de mettre en fuite les syncopes les plus entêtées.

Il était temps.

Au loin apparaissaient les traîneaux des cosaques, avançant avec une rapidité vertigineuse.

Cinq minutes plus tard, ils arrivaient au flanc du véhicule de la fille du général.

Le lieutenant Vas’li recueilli en route, les cosaques, tout excités encore par la lutte où décidément les loups avaient eu le dessous sur toute la ligne, ébranlèrent l’atmosphère de bruyants hurrahs en constatant que les voyageuses n’avaient aucun mal.

Mais leur enthousiasme devint du délire, n’ayant d’égal que la stupéfaction de Macelle Lisbe, lorsque Mona, grave malgré la plus formidable envie de rire qu’elle eût ressentie de sa vie, désigna du geste l’Allemande tenant encore dans sa main le revolver du lieutenant, et laissa tomber ces incroyables paroles :

— Lisbe nous a sauvées. Elle a tué deux loups !