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Millionnaire malgré lui/p1/ch06

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 67-82).

VI

DE VLADIVOSTOK À EYDTKUHNEN


— Et Mlle Mona ?

— Toujours insupportable.

— Vraiment ? Elle ne veut toujours pas partir ?

— Elle ne veut pas, et j’en place reste dans ce pays où je me croute-derrière-une-malle-ennuie ! (je m’ennuie comme une croûte derrière une malle).

Ainsi devisaient, dans la « Chambre de Correspondance » du Transsibérien Hôtel, le policier Kozets et Macelle Lisbe, qui, plus que jamais, germanisait, en mots composés, les vocables français.

Depuis trois jours, les voyageurs, ayant pris congé de leur escorte à Khabarovsk, avaient atteint Vladivostok, le grand port russe sur le Pacifique.

Depuis trois jours, Lisbe, terrifiée par l’état de siège, par les patrouilles, par les racontars militaires annonçant comme prochaine l’attaque de la forteresse par les Japonais, Lisbe pressait sa jeune élève de prendre le train et de filer à toute vapeur vers Saint-Pétersbourg.

Mais par un entêtement inexplicable, la fille du général Labianov remettait invariablement le départ au lendemain.

L’Allemande, professeur de français, eût été prodigieusement étonnée, si elle avait pu deviner que la gentille fillette attendait… Dodekhan, le forçat, évadé, qui lui avait promis de la joindre dans le grand arsenal russe.

Et gêne intense pour la lourde institutrice, elle n’osait plus avouer ses terreurs.

Depuis qu’elle pensait avoir tué deux loups dans les circonstances que l’on sait, Lisbe avait entendu tout le monde s’extasier sur son courage, et pareils éloges lui avaient semblé d’autant plus doux, que jamais, auparavant, il n’était venu à l’esprit de quelqu’un de voir en elle une héroïne.

D’autre part, le fait était indéniable, Mona et elle-même se trouvaient seules sur le traîneau attaqué.

La jeune fille déclarait s’être pelotonnée dans un coin à demi morte de peur ; donc, Lisbe seule, encore que ses souvenirs manquassent de précision à cet égard, Lisbe seule avait pu expédier les fauves de vie à trépas.

Le moyen de déclarer après cela que l’on frissonne ; le moyen de descendre volontairement du piédestal de bronze des amazones sans peur et sans reproche !!!

Dès lors, Lisbe tremblait en dedans. La moindre note de fifre, le plus petit roulement de tambour, le grondement d’une charrette, le passage d’une troupe en armes, et son cœur battait la générale, son imagination lui représentait des groupes de guerriers jaunes de l’empire du Soleil Levant se ruant à l’assaut.

Bref, elle ne vivait plus.

Mais, à aucun prix, elle n’eût consenti à avouer son effroi.

Aussi, au lieu de se répandre en imprécations contre l’inexplicable entêtement de Mona, changea-t-elle brusquement la conversation.

— Et vous, monsieur Kozets ?

— Pardon, je ne saisis pas bien la portée de votre question ?

— Vos recherches…

— Ah ! ce jeune drôle qui nous a si ridiculement joués à Sakhaline… Soyez certaine que, s’il me tombe sous la main, il se repentira de ses plaisanteries.

— Je de vos-paroles-conclus qu’il n’est pas encore entre vos mains.

— Hélas non ! Les dépêches du général Labianov me déclarent qu’il a dû quitter l’île, car d’incessantes patrouilles ont battu tout le pays sans rien découvrir.

— Mais vos agents…

— Ceux qui surveillent la côte en terme ferme n’ont rien aperçu… Or, vous avez constaté par vous-même, Macelle Lisbe, combien difficile et dangereuse est la traversée du détroit…

— Certes, fit-elle en redressant la tête avec l’orgueil d’une vraie tueuse de fauves.

— Eh bien… avec nos postes de vigie, qui dominent toute la mer, il est impossible d’aborder sans être vu.

— J’évident-trouve cela.

— Et moi aussi, par les Saintes Images ! je le trouve évident… Seulement la disparition soudaine de notre homme me paraît beaucoup moins claire.

À ce moment, un courrier pénétra dans la salle.

À sa vue, le policier eut un haut-le-corps.

— Tiens !… Balbedine, le sous-chef de la poste de Sakhaline.

Le nouveau venu salua respectueusement :

— En personne, monsieur Kozets, en personne et pour vous servir.

— Pour me servir… trop aimable, Balbedine…

— Point aimable, monsieur Kozets, rigoureusement exact tout simplement.

Il fouillait dans sa sacoche, tout en expliquant :

— Hier est arrivé un pli à votre adresse. Vu le cachet, je n’ai voulu laisser à personne le soin de le remettre en mains propres.

Il tendait au policier une large enveloppe de teinte verte moirée, sur laquelle se dessinait, en relief le cachet vert et rouge figurant la croix grecque avec la devise : Pour la Sainte Russie.

Le Saint Synode, la direction générale de la police, ont seuls la libre disposition de ce cachet, devant lequel les plus puissants tremblent, comme jadis les Espagnols, en présence du mystérieux disque noir de la sainte Inquisition aux trois lettres fatales : S. I. L.

Kozets ne put se défendre de tressaillir.

Il prit néanmoins la missive, la décacheta et lut cet ordre :

« Kozets quittera Vladivostok avec Mona Labianov et ses institutrices. Il déposera la jeune fille et Mlle Lisbe à Saint-Pétersbourg, puis avec Miss Mary Maryly, il poursuivra sa route jusqu’au bourg allemand d’Eydtkuhnen. Il apprendra là ce qu’il doit faire. »

Au-dessous étaient tracés les deux V de la police, opposés par la pointe et les sept étoiles à quatre branches du Saint Synode, formant cette signature :

V
Λ + + + +
A + + +
A + + +

Kozets restait là, pensif, cherchant à percer le pourquoi de l’ordre mystérieux. La voix du postier Balbedine le tira de ses réflexions :

— Voulez-vous me donner décharge de la communication ?

Ah ! oui. C’était vrai. Celui qui reçoit une lettre du Saint Synode doit en accuser réception sur un livret ad hoc ; ceci afin de libérer la poste de toute responsabilité.

S’étant conformé à l’usage, le policier demanda :

— Un verre de vodki (eau-de-vie de grains), Balbedine.

— Merci, monsieur, je repars à l’instant. Je dois rejoindre mon poste sans retard. Seule l’importance de vos correspondants a motivé mon voyage.

Un nouveau salut respectueux, et l’employé des postes sortit.

Kozets et Lisbe se regardèrent :

— Que signifie ce papier ? murmura l’Allemande après en avoir pris connaissance.

— Ma foi, Macelle, si vous pouviez me le dire, vous me rendriez service.

— Qu’est cette Miss Mary Maryly dont il est fait mention.

— Je n’en sais rien.

— Quoi ? Vous ne la connaissez pas.

— Pas du tout.

L’institutrice leva les bras au ciel.

— Alors, si elle ne vient pas…

— Je partirai avec vous. Mes correspondants prévoient tout. Miss Mary Maryly sera là à l’heure qu’ils jugeront opportune, et elle se fera connaître.

Toute la passivité russe était enfermée dans cette réponse.

Lisbe, beaucoup plus curieuse en sa qualité d’Allemande, continua à chercher une explication plausible, qui, naturellement, ne se présenta pas à son esprit.

Mais une autre surprise lui était ménagée.

Mona fit soudain irruption dans la salle. Elle quitterait Vladivostok le lendemain par l’unique train de la journée. Il fallait, sans perdre une minute, se munir de billets, conduire les bagages à la gare, louer la literie indispensable à quiconque voyage sur l’immense voie sibérienne.

La jeune fille elle-même profita de cette dernière journée pour parcourir une fois encore la ville de Vladivostok.

Elle admira les maisons de pierre des fonctionnaires, la place d’armes, les entrées des tranchées souterraines accédant aux poudrières ; les quais près desquels se balançaient quelques navires de guerre, tristes débris des flottes de Makharoff et de Rojdestvenski, anéanties par le grand amiral nippon Togo. Elle s’amusa un instant des opérations de déchargement d’un navire anglais bondé de marchandises de contrebande.
Elle demeura là un moment, la tête penchée.

Sur la rade, des bateaux évoluaient lentement, semant les eaux de torpilles.

Autour de la cité, sur les hauteurs qui la commandent, une nuée de travailleurs achevaient de disposer les défenses, batteries, forts mobiles, retranchements.

Partout on sentait l’activité fiévreuse d’une cité en passe d’être assiégée.

Et la fillette, avec son esprit militaire très caractérisé, s’intéressait à tout cela. Elle allait, cambrant la taille, faisant sonner le sol sous ses talons, les yeux brillants, les narines frémissantes.

On sentait en elle la fille d’un soldat.

Pourtant, elle se trouva un moment, en suivant le bord de la mer, sur une étroite sente rocheuse, resserrée entre un mur de digue et la limite des eaux.

Elle était bien seule. Personne ne pouvait surveiller ses mouvements.

Vivement elle tira de sa poche un feuillet de papier froissé.

Elle le défripa, le déploya et d’un ton rêveur :

« Partez demain… je vous rejoindrai là où vous, ne passeriez pas sans moi. Déchirez après avoir lu… — Signé : 12. »

Elle demeura là un moment, sa jeune et jolie tête penchée, les yeux vaguement fixés sur les petites vagues de la rade, où les brise-glace avaient provoqué une débâcle anticipée.

Enfin elle eut un geste résolu :

— Il m’a sauvé la vie… et à cette grosse ridicule Lisbe également… Il faut lui obéir… Après tout, on ne regrette jamais une précaution.

Et tout en déchirant le papier en menus morceaux, qu’elle jeta un à un dans la mer, elle continua :

— C’est égal, c’est la figure de père… ou bien celle de tante Olga que je voudrais voir s’ils savaient…

Elle se prit à rire :

— Mon ami, le forçat Dodekhan !

Puis redevenant grave :

— Plus tard, je leur raconterai l’aventure… On aura beau dire, elle n’est point banale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à sept heures cinquante-trois du matin, par une tempête déneige, retour offensif de l’hiver près de finir, Mona, escortée par Lisbe et M. Kozets, se rendit à la gare du Transsibérien.

Déjà le personnel militaire lui avait réservé le fond de l’un des immenses wagons composant le convoi, et ses bagages, literie, ustensiles de toute espèce, — car la vie en chemin de fer nécessite, là-bas, une véritable installation, — se trouvaient rangés, équipés.

On avait voulu faire bien les choses pour la fille du gouverneur de Sakhaline, Son Excellence le général Labianov.

Un coup de cloche retentit, annonçant l’heure du départ, et lentement la locomotive, se couronnant d’un panache de fumée, entraîna la file des voitures.

La mer, Vladivostok, ses forts, restèrent en arrière. On franchit la station de Nikolsk, où s’embranche la ligne de Khabarovsk.

Le train filait maintenant au milieu d’une immense plaine couverte d’un linceul de neige, et d’où s’élevaient de loin en loin les pyramides sombres des sapins. Vers le nord, on distingua la surface glacée du lac Kaïlka, d’où sort l’Oussouri, dernier affluent de la rive droite de l’Amour.

M. Kozets et Macelle Lisbe conversaient, se bourrant de thé bouillant.

Mona songeait.

À quoi pensait la jeune fille ?

Toujours à son esprit se présentait Dodekhan, ce forçat étrange qui lui avait sauvé la vie, et dont elle pressentait la noblesse, la droiture.

Soudain le train s’arrêta.

On était parvenu à hauteur de Ningouta, et sur les quais de bois de la gare, autour des citernes-réservoirs, grouillaient des soldats.

Ces soldats, tous les voyageurs les reconnurent avec un frémissement, c’étaient des cavaliers japonais.

Les guerriers du Mikado occupaient la station. Le train était leur prisonnier.


Ah ! ce fut un beau vacarme.

Les employés, les Nippons, invitaient les passagers à descendre. Ceux-ci criaient, juraient, invoquaient les Saints et le Tzar.

Des officiers, le revolver au poing, faisaient mine de résister énergiquement, tandis que les femmes, les marchands, les Chinois ou les Mandchoux, les suppliaient de ne point exaspérer les ennemis, de ne point les pousser à un massacre général.

— Macelle Lisbe, disait le policier, oubliez votre courage ; ne combattez pas.

Et l’Allemande, dont la lourde charpente était secouée par un frisson d’épouvante, mais chez qui la vanité ne perdait pas ses droits, consentait généreusement à ne pas engager une lutte, qui était, on le pense, bien loin de sa pensée.

Après bien des pourparlers, des rires et des grincements de dents, le train déposa sur le quai tout son « tonnage vivant », comme le dit spirituellement le commandant du détachement japonais.

Celui-ci, du reste, ayant fait placer les voyageurs sur deux rangs, leur adressa, le petit discours que voici :

— Mesdames, Messieurs. Au nom de mon maître, le Prince du Soleil Levant, j’ai l’honneur de vous saluer. Envoyé en reconnaissance, je précède, de cent kilomètres peut-être, le gros des forces envoyées contre Vladivostok. Or j’ai appris que votre train contenait, outre des sommes assez considérables appartenant au gouvernement russe, certaines personnalités qu’il sera bon pour nous de retenir comme otages. Nous allons reconnaître celles-ci, faire enlever les finances ; … et avec un retard d’une heure, dont je m’excuse, les autres personnes ici présentes pourront continuer leur voyage.

Déjà, du reste, des soldats déchargeaient le fourgon scellé contenant les sacoches impériales.

D’autres entouraient et désarmaient les officiers.

À la profonde stupeur de Mona, un soldat vint à elle et la désigna du doigt.

— Ah ! s’écria l’officier japonais, c’est elle ?

— Oui, commandant :

— Tu es certain de ne pas te tromper ?

— Oh ! commandant, regardez la jeune demoiselle. Elle me reconnaît bien aussi. J’ai été domestique de son père, alors qu’il fallait relever le pian des défenses de Sakhaline.

Il disait vrai.

Ce petit Soldat jaune avait servi, en qualité de valet de chambre, chez le général Labianov.

Mona ouvrit la bouche, prête à flétrir l’espion ; le commandant lui coupa la parole :

— Mademoiselle, déclara-t-il, il nous importe que Sakhaline fasse retour à l’Empire du Japon. C’est une terre glacée, dont la valeur pour nous est surtout… sentimentale. Aussi désirons-nous l’acquérir au minimum d’efforts. Or, nous sommes assurés que votre père n’hésitera pas quand nous le mettrons en demeure de choisir entre un îlot couvert de neige et l’existence de sa fille chérie.

— Mon père fera son devoir, riposta la fillette devenue pâle. Est-ce qu’un officier japonais agirait autrement ?

Le Nippon eut un geste d’assentiment :

— Bien parlé, mademoiselle… Nous verrons plus tard qui de nous a le mieux jugé… Où vous ne voyez qu’un général, je vois un père, votre père.

Puis changeant de ton :

— En attendant, je vous retiens en otage, vous et vos deux compagnons.

De la main, il imposa silence au policier qui voulait protester, et appelant un jeune lieutenant :

— Stoki.

— Commandant ?

— Ces trois personnes dans l’un des fourgons qui vous accompagnent.

Une surveillance sévère, car cette jolie enfant, — il désigna Mona, — est la fille du gouverneur de Sakhaline.

Le lieutenant s’inclina. Il regarda successivement Mona, Lisbe, Kozets, puis d’une voix calme, en russe très pur, encore que l’accent nippon altérât quelque peu sa prononciation :

— Veuillez me suivre.

C’en était fait.

Dès le début du voyage, Mona se voyait prisonnière, et cela, avec d’autant plus de déplaisir qu’en sa petite cervelle de patriote slave, cette pensée venait, de se formuler avec une désespérante netteté :

— Vladivostok est coupé de Kharbine, point de concentration des forces russes. Dès ce moment, le port militaire, la province maritime et Sakhaline sont virtuellement séparés de l’empire des Tzars.

Mais ni elle, ni ses amis n’obéirent à l’injonction du lieutenant.

Une voix étrange, douce dans sa gravité, venait de laisser tomber avec des inflexions britanniques bien caractérisées :

Je demande le pardon, mais j’ai le laissez-passer, pour moi-même et pour les autres corps de mes amis, et je réclame leurs personnages.

Tous regardèrent.

Emmitouflée de fourrures, mais le voile vert national abritant son visage, une jeune personne venait d’entrer dans le groupe.

Sa longue pelisse de loutre, ses snow-boots, ses moufles, ne réussissaient pas à lui enlever cette démarche particulière aux Anglaises, faite de raideur et de charme.

Elle tendit au commandant un papier fort, plié en deux.

— Jetez vos yeux sur ce document, fit-elle.

Puis se tournant vers Mona, elle se présenta :

— Miss Mary Maryly, professeur anglais, envoyée contre vous par le lady Olga, pour le cœur de laquelle vous étiez la plus chère des nièces.

Une triple exclamation lui répondit :

— Miss Mary Maryly !

Ils la considéraient avec stupeur. Ainsi c’était là cette personne inconnue, annoncée par le Saint Synode et la direction de la police à M. Kozets.

— Et vous nous rejoignez ? questionna ce dernier, mû par une vieille habitude policière…

— Pour conduire cette jeune personne et Mlle Lisbe à Saint-Pétersbourg, puis pour vous emmener vous-même au bourg allemand d’Eydtkuhnen, où d’autres ordres parviendront.

Pas la moindre hésitation dans la voix.

Kozets salua, reconnaissant ainsi que la réplique le satisfaisait.

Quant au Commandant japonais, il avait déplié le papier à lui remis par l’Anglaise. Deux signes seulement étaient tracés au pinceau sur la feuille : l’un figurant une sorte de soleil rayonnant ; l’autre, trois griffes recourbées, réunies en leur partie la plus large par une ligne menue.

Que signifiaient ces caractères ?

Mystère. Mais ils causèrent à l’officier une émotion extraordinaire. Il marqua un fléchissement des genoux, se tourna vers l’Orient, les bras étendus à la façon des « adorateurs » des bas-reliefs, puis rendant le papier à miss Mary :

— Les prisonniers sont à vous. Que désirez-vous ?

— Continuer sur Kharbine et l’Europe.

— Veuillez prendre place dans le train. Il repartira dans quelques minutes.

Et au lieutenant, qui assistait à la scène :

— Plus d’otages.

— Que dira notre général ?

— Rien… c’est l’ordre auquel on ne résiste pas.

— Ah !

Les deux officiers eurent à l’adresse de l’Anglaise un regard que les assistants jugèrent presque craintif, puis saluant avec un respect quasi religieux :

— Prenez place…, prenez place… Puisse Bouddha favoriser votre voyage !

Ceci dit, tous deux s’éloignèrent, laissant le petit groupe à ses affaires.

— Oh ! murmura Mona enjoignant les mains ; comme cela au moins, père ne tremblera pas pour ma vie.

Et brusquement, s’adressant à l’Anglaise, intervenue si à propos dans le débat.

— Mais qu’est-ce que ce papier qui les a rendus si souples ?

Mary le lui tendit :

— Je sais pas du tout. C’est un ami de moi, correspondant de journaux, qui a donné avec cette parole : Grâce à cela, vous passerez partout. Quand je suis venue dans cette station, par le train de sens contraire, j’ai montré, et tous les japaneses (Japonais), ils ont dit : All right ! Alors j’ai montré pour vous également. Je propose d’écrire à mon ami mes remerciements. Cela est un très bon ticket.


ces caractères causèrent à l’officier une émotion extraordinaire.

Il fallut se contenter de cette explication, car aucun des voyageurs ne put établir la moindre corrélation logique entre le mystérieux laissez-passer et l’attitude voisine de la ferveur des cavaliers nippons.

Dix minutes plus tard, le bagage de l’Anglaise avait été transporté auprès de celui de ses compagnons de route, et le train, délesté seulement de l’or et des officiers russes, quittait la gare de Ningouta.

Dix-huit jours de wagon, les arrêts à de longs intervalles séparés par le paysage monotone et triste ; les forêts sombres alternant avec des plaines désolées, ou les verstes succédaient aux verstes sans que parût un être vivant, homme ou bête. Les stations elles-mêmes, où la vie se manifestait, apparaissaient plus désolées encore.

À Kharbine, à Tsitsikar, à Khaïlar, à Tchita, des troupes bivouaquaient le long de la voie, se reposant du long voyage, laissant le pas aux convois de vivres et de munitions, plus pressés encore que les trains de renforts.

Et sur les visages des soldats, sur celui des officiers, se lisait la même tristesse morne.

On sentait que ces hommes, envoyés en ces confins du vieux monde pour défendre le drapeau de la Russie, marchaient avec le pire des compagnons de route : le découragement.

Ah ! la longue guerre contre le Japon avait été trop féconde en douloureuses surprises.

Le grand Empire moscovite, avec ses 120.000.000 d’habitants, ses ressources presque inépuisables, s’était flatté d’écraser bientôt le petit Japon, ses 40.000.000 d’âmes, ses finances obérées.

Et soudain la petite nation insulaire d’Orient s’était révélée grand peuple militaire, détruisant successivement les deux flottes russes ; emportant Port-Arthur, occupant la Corée, chassant devant ses soldats jaunes les armées russes, les brisant, les mettant en déroute partout entre Niou-Tchouang et Tchang-Tchoun, enlevant la ville sainte de Moukden en faisant 80.000 prisonniers, en mettant 100.000 Russes hors de combat.

Sur mer, sur terre, partout, la jeune armée nippone, inconnue la veille, avait enchaîné la victoire à ses drapeaux, ces drapeaux blancs, portant au centre le disque rouge du Soleil Levant.

Et puis, là-bas en arrière, dans cette Russie d’Europe dont on les avait éloignés, ces officiers, ces soldats du Tzar, sentaient trembler le trône, monter le flot irrésistible de la révolution.

Ce n’était point assez des défaites répétées pour amollir leur résolution ; combien à l’heure du combat ne se disaient-ils pas :

— Nous allons mourir pour le Tzar, pour la patrie, et à cette heure, peut-être, il n’y a plus de Tzar, il n’y a plus de patrie.

Et ils disaient vrai, ceux-là. La révolution victorieuse n’entraîne-t-elle pas, en Russie, avec la chute de la couronne, la séparation de la Pologne, de la Finlande, des Turkmènes, pour ne parler que de ceux qui jamais n’ont accepté sans esprit de retour d’être englobés dans le colosse moscovite.

Ainsi tristement Mona traduisait l’abattement lu au passage sur les figures des pauvres diables qui, privés de la confiance morale, seule gagneuse de batailles, s’en allaient aux confins du monde verser du sang, dernier luxe d’honneur des nations vaincues.

Le lac Baïkal apparut avec sa ceinture rocheuse et boisée, puis le train stoppa à Irkoutsk.

Là l’horaire prévoyait deux heures d’arrêt.

Macelle Lisbe, qui, la veille, avait pris un fort rhume, déclara ne pas vouloir sortir de son « car ».

Kozets, lui, s’installa au buffet pour lire les journaux d’Europe.

Quant à Mona et à Miss Mary, plus intrépides que leurs compagnons, elles s’engagèrent dans les rues de la ville de bois, comme on la désigne dans la région.

Le dégel commençait. Une boue noire et gluante recouvrait les avenues. Il fallait véritablement une vaillance peu commune pour patauger ainsi sans y être forcé.

Il est vrai que les Anglais ont au suprême degré l’énergie déambulatoire, et que Miss Mary avait soufflé à Mona cette ardeur à la promenade.

La jeune fille du reste n’eut aucun regret de l’avoir suivie.

À cent pas de la gare en effet, l’Anglaise qui regardait à droite, à gauche, en arrière, comme une personne qui craint d’être poursuivie, parut recouvrer le calme et laissa tomber cette phrase, qui fit que Mona demeura clouée au sol :

— Vous n’avez jamais accusé Dodekhan ?

— Vous dites ? balbutia son interlocutrice.

— Je dis qu’il avait promis de vous rejoindre et qu’il ne semble pas jusqu’ici avoir tenu sa promesse.

— Comment savez-vous cela ?

Dans l’excès de sa surprise, Mona formula cette interrogation qui, vu la circonstance, devenait un véritable aveu.

Miss Mary Maryly ne parut pas s’en apercevoir.

— Vous le saurez tout à l’heure. Pour l’instant je tiens à vous affirmer…

— À m’affirmer ?…

— Que Dodekhan est dans le même train que vous. S’il ne s’est pas dévoilé encore, c’est à cause de la présence incessante de Macelle Lisbe et du policier Kozets.
Regardez-moi bien…

La figure de Mona s’éclaira :

— Je comprends. Vous m’avez proposé la visite d’Irkoutsk pour que nous soyions seules.

— Justement raisonné.

— Et nous allons voir M. Dodekhan.

— À l’instant.

— Où cela ?

— Ici.

Comme la fille du général questionnait du regard, Miss Mary releva son voile vert, et très calme :

— Regardez-moi bien… Vous le retrouverez sous la perruque blonde et sous le déguisement.

Pendant un instant, la fillette demeura bouche bée, et cependant, maintenant qu’elle était avertie, elle retrouvait un à un les traits du mystérieux forçat de Sakhaline.

— Ah ! fit-elle enfin… je vous remercie de votre confiance…

— Justifiée. Une fois déjà vous auriez pu me trahir, vous ne l’avez pas fait.

— Oh ! on ne trahit pas son sauveur.

Il eut l’air de n’avoir pas entendu.

— Je pensais que vous m’auriez deviné ; ne vous avais-je pas écrit que vous me rencontreriez là où il vous serait impossible de passer sans moi ?

— Alors, à Ningouta ?

— Je vous attendais.

Puis sans laisser à la jeune fille le temps de se récrier :

— Je vous attendais parce que vous êtes aimable et bonne, si bonne que sans effort, vous vous êtes élevée au-dessus des préjugés sociaux… Vous avez deviné d’emblée, car on ne vous l’a pas enseigné, qu’un forçat peut ne pas être un coupable… En lisant cela dans votre regard, je me suis senti votre ami, si le mot ne vous semble pas trop fort.

— Non, pas trop, murmura-t-elle la voix abaissée.

— Et comme tout sentiment doit se démontrer, non par des paroles, mais par des actes, je prouve.

Il tendit à la jeune fille le laissez-passer grâce auquel Mona était libre à cette heure.

— Prenez ceci, mademoiselle.

— Qu’en ferai-je ?

— Je vais vous l’apprendre.

Dodekhan prit un temps.

— Durant six mois, fit-il lentement, je suis esclave d’un devoir… difficile à remplir, car il n’y a point de gens à punir… Ceux qui ont bénéficié de l’injustice comme ceux qui en ont souffert sont des innocents… Enfin j’y parviendrai, mais je serai loin de l’Asie, il me sera impossible de défendre mes amis.

Elle le considérait avec stupeur, presque avec crainte.

— Que se passera-t-il donc ?

— Vous le verrez. Au surplus, gardez ce papier. Avec lui vous pourrez rejoindre votre père, si vous le jugez utile ; avec ce feuillet, vous n’aurez rien à craindre, ni pour vous, ni pour ceux que vous désignerez.

— Que signifient vos paroles ? fit-elle d’une voix tremblante.

— N’interrogez pas. Il m’est interdit de répondre. Souvenez-vous seulement de ce fait… Pendant six mois, au milieu de bouleversements sans nom, vous n’aurez d’autre protecteur qu’un papier… Oh ! puissant entre tous, seulement il le faut conserver précieusement. Passé ce délai…

— Passé ce délai ?… répéta-t-elle avec un regard avide.

— Je reviendrai à Aousa comme je m’y suis engagé… et alors je pourrai, agir.

Mais changeant de ton :

— Voilà tout ce que j’avais à vous dire. Serrez précieusement le sauf-conduit, et pardonnez-moi de vous avoir fait piétiner dans la boue : Nulle part ailleurs je n’aurais eu licence de vous parler aussi paisiblement.

Une heure plus tard, le train emportait de nouveau les voyageurs vers l’Ouest, mais une entente incompréhensible pour les non-initiés semblait à présent exister entre Mona et Miss Mary Maryly.

Elles avaient des conciliabules à voix basse, des sourires, dont Macelle Lisbe, en sa qualité de première occupante, ressentait une certaine jalousie.

Aussi salua-t-elle Saint-Pétersbourg avec un enthousiasme, dont les Allemands sont peu coutumiers à l’égard de la capitale russe.

Mary Maryly et Mona se dirent adieu ; une émotion inconcevable embuait leurs yeux, et tandis que Lisbe échangeait avec le policier des salutations verbeuses, les jeunes voyageurs, eux, murmuraient d’une voix assourdie :

— Dans six mois, monsieur Dodekhan.

— Dans six mois, mademoiselle Mona, surtout, soyez prudente et gardez précieusement le laissez-passer.

— Ne dût-il pas m’être utile, qu’il aurait encore pour moi le prix d’un bon souvenir.

Et ils ne trouvèrent plus rien à se dire.

Leurs mains s’étaient jointes et se serraient longuement.

— Allons, fit la voix lourde de Lisbe, il est temps-utile partir… et d’en voiture aller à la Tante-Olga-logis.

Personne ne répondit.

L’étreinte des jeunes gens se dénoua.

Dans un drojki (voiture) stationnant devant la gare, Lisbe entraîna son élève.

Le train, comme il est d’usage en Russie, avait plusieurs heures de retard, ce qui expliquait que la parente de Mona n’eût envoyé aucun véhicule à sa rencontre. À l’iwostchik (cocher), l’Allemande lança ces seuls mots :

— Perspective, 23.

Et la voiture s’ébranla.

Miss Mary Maryly et M. Kozets demeuraient seuls devant les bâtiments de la gare.

— Que faisons-nous maintenant ? questionna le policier après un instant de silence.

La pseudo-Anglaise se passa la main sur le front, comme pour chasser une pensée importune, puis d’une voix où vibrait encore une émotion lointaine :

— Quels sont vos ordres ?

— Vous accompagner par delà la frontière allemande, à Eydtkuhnen.

— Importe-t-il de se hâter ?

Kozets leva les bras au ciel :

— Il importe toujours… avec ceux qui ordonnent.

— Alors, informons-nous du départ du premier train vers l’Allemagne.

Une heure après, un « rapide », un de ces rapides russes qui atteignent à peu près à la vitesse de nos « omnibus », emportait Miss Mary et son compagnon.

Le lendemain matin, la frontière ayant été franchie sans encombre, grâce à la lettre de service exhibée par le policier, tous deux descendaient en gare d’Eydtkuhnen.