Millionnaire malgré lui/p1/ch07

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Combet et Cie Éditeurs (p. 83-93).

VII

OÙ M. KOZETS EST TRÈS ÉTONNÉ


Seize cent quarante-deux habitants civils, cinq mille hommes de troupe cantonnés dans des baraquements, fer et briques, aux alentours de la bourgade, bureau de poste et bureau télégraphique ; ainsi s’expriment les guides en parlant d’Eydtkuhnen.

On peut ajouter que la petite cité est triste, que son mouvement commercial est nul, et qu’il s’y rencontre un seul hôtel digne de ce nom… Oh ! pas un hôtel somptueux, mais une maison de cinquième ou sixième ordre, où la bière est bonne, l’eau-de-vie de grains très rude et les saucisses renommées.

Cette hôtellerie s’appelle « Au Souvenir de Charles XII ».

Pourquoi ? Nul ne le sait plus dans la petite ville ; mais l’enseigne fournit à la pseudo-Anglaise l’occasion de s’exclamer :

— Bizarre coïncidence !

— Que voulez-vous exprimer ainsi, Miss Maryly ? demanda le policier surpris.

— Oh ! ceci… Vous avez quitté Sakhaline à cause d’un Douze disparu, et vous en retrouvez un autre en arrivant ici.

— Un autre ?

— Oui, Charles XII.

Kozets grimaça un sourire, encore que la plaisanterie ne lui parût pas d’un goût exquis, puis tous deux pénétrèrent dans le bureau de l’hôtel.

Un instant après, chacun se retirait dans sa chambre, sur cette réflexion de Miss Mary :

— Après un tel voyage, une toilette soignée me semble de rigueur.

Kozets inclina la tête,

— Nous nous retrouverons donc à l’heure du déjeuner ?

— C’est cela, Miss Mary.

Enfermé dans sa chambre, le policier se baigna, se brossa, se lustra, se bichonna. Mais, après deux heures passées à ces agréables occupations, il se prit à réfléchir que vraiment ses supérieurs lui montraient une indifférence coupable.

Il s’était pressé, hâté, bousculé ; il avait parcouru douze mille kilomètres sur rails ; il était moulu, fourbu, éreinté, et en arrivant, à l’étape indiquée, non seulement il ne trouvait pas le plus petit ordre, mais encore on semblait prendre un malin plaisir à ne pas lui donner signe de vie.

Il sonna, s’informa si nul pli n’était parvenu à son adresse.

Sur la réponse négative du garçon accouru à son appel, il se replongea plus profondément dans ses réflexions moroses.

Vingt minutes plus tard, nouveau coup de sonnette, nouvelle apparition du garçon. Question identique, même réponse.

Un agacement grandissant tordait les nerfs du policier.

Bref, il venait de déranger, pour la sixième fois, le serviteur qui commençait à se demander très sérieusement s’il n’avait pas affaire à un fou, quand on heurta doucement à la porte.

M. Kozets se redressa comme mû par un ressort.

Ce ne pouvait être que la communication attendue. D’une voix allègre il lança :

— Entrez !

Le battant tourna lentement, et le policier poussa un cri de stupeur.

Sur le seuil, se montrait Dilevnor, dit Dodekhan, dit Douze.

Un complet de voyage, d’impeccables brodequins faisant valoir la cambrure aristocratique du pied, donnaient au jeune Turkmène l’apparence d’un touriste élégant au premier chef.

Médusé par cette apparition, pétrifié de retrouver, à Eydtkuhnen, le forçat perdu de vue à Aousa, M. Kozets demeurait immobile, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, figurant une statue de l’ahurissement.

Gracieusement, Dodekhan s’inclina, repoussa la porte derrière lui, puis venant au policier, lui indiqua une chaise de la main.

— Asseyez-vous, monsieur Kozets.

Ce dernier ayant obéi machinalement, le jeune homme s’assit à son tour et débita doucement :

— Nous avons à causer.

— Nous ? bégaya son interlocuteur retrouvant la voix.

— Mon Dieu, oui, monsieur Kozets. Je veux vous proposer une alliance…

— Une alliance ?

— Avantageuse pour vous. Je souhaite ainsi vous démontrer que je ne conserve pas de rancune, et que votre intérêt bien entendu est de devenir mon… obligé.

Kozets, se prit la tête à deux mains. Le début de l’entretien le bouleversait.

Jamais, dans sa carrière policière, il n’avait ouï dire qu’un forçat en rupture de ban eût traité avec pareil sans-gêne un représentant de la loi.

Il est vrai qu’à cette heure, lui, l’agent russe, foulait le sol allemand et n’avait par suite aucun pouvoir.

La réflexion le fit sourire. Il croyait comprendre l’audace de son adversaire.

Mais comme s’il eût lu dans sa pensée, Dodekhan laissa tomber ces mots :

— Vous vous trompez, monsieur Kozets.

Le policier eut un haut-le-corps

— Comment, je me trompe ?…

— Vous êtes excusable. Ne me connaissant pas, vous me jugez mal… Ne m’interrompez pas, je vais tâcher de vous faire entrevoir ma puissance, et pour cela, vous expliquer certaines choses dont le sens vous a échappé.

Avec un flegme parfait, le jeune homme s’adossa confortablement sur son siège, croisa les jambes, et souriant, plein d’une désinvolture qui embarrassait son auditeur :

— D’abord, pourquoi m’avez-vous rencontré au bagne d’Aousa ?

— Parce qu’une rixe avec des cosaques…

— Non, monsieur Kozets, parce que je voulais y être envoyé, afin de recevoir les dernières paroles de la « Française ».

— Ceci… commença l’agent.

Dodekhan lui coupa la parole :

— Ceci est bien simple… Une rixe, j’assomme deux Russes, j’insulte les magistrats russes ; un peu de protection aidant, j’ai obtenu d’être interné à Sakhaline.

— Vous parlez de protection…

— Diable ! monsieur Kozets, vous avez l’entendement difficile… Vous savez pourtant bien qu’en Russie, certains fonctionnaires ont pour S. M. I. le Tzar une adoration outrée,… si outrée qu’ils sont incapables de refuser quelque chose à l’homme qui leur offre l’effigie de ce souverain chéri, finement gravée sur des disques d’or.

— Soit, passons…

— Vous n’êtes pas convaincu, monsieur Kozets, cela viendra.

— Enfin, vous voici à Sakhaline.

— M’y voici. J’ai, selon mon désir, reçu la dernière confidence de la « Française ».

À ce souvenir, le policier serra les poings :

— Ah !… je m’en souviens trop.

— Et vous n’avez rien compris à l’aventure… ; je ne suis ici que pour vous l’expliquer… J’avais sur moi, comment dirai-je ?… un projecteur à radium.

— À radium ? clama Kozets…, le docteur avait donc raison ?

— Ah ! le docteur avait vu cela… je l’en féliciterai un jour. Les gardiens, placés près de moi, s’évanouissent… ; un coup de lime à mes fers, je suis libre… Je porte mes gardes à l’infirmerie et me rends tout tranquillement chez la « Française ».

Le policier eut un geste violent.

— La lime, passe encore… ; mais le radium… Le médecin, lui-même, affirmait que vous n’aviez pu vous en servir sans vous blesser…

Avec un rire silencieux, Dodekhan murmura :

— Cette fois, il errait… et je le prouve.

D’une poche, il tirait une petite boîte rectangulaire.

— Les radiations ne pénètrent pas tous les corps indistinctement. Certains font obstacle. De là cette boîte percée au centre d’un trou que voile un obturateur manœuvré par ce bouton de pression… Vous doutez, monsieur Kozets, je fais l’expérience pour vous.

Ce disant, le jeune homme élevait l’engin à hauteur du front de son interlocuteur.

Un léger déclic retentit, et, presque aussitôt, M. Kozets ressentit, entre les deux sourcils, un picotement insoutenable.

Un second déclic, et Dodekhan fit disparaître la boîte.

— Vous avez compris… ; c’est la théorie des miroirs paraboliques appliquée au radium.

M. Kozets courba la tête, mais la relevant soudain :

— Comment aviez-vous ce radium ?… On vous a fouillé à votre entrée au pénitencier.
M. Kozets ressentit un picotement insoutenable.

— Oh ! fit l’ex-forçat d’un ton détaché, je compte des amis dans le personnel.

Puis reprenant son récit :

— Voici un premier point acquis. Passons à mon évasion du silo… C’est plus simple encore… Une substance opiacée a été mêlée au thé que les soldats du poste partageaient avec ceux dont vous surveilliez la faction à l’extérieur.

— Soit, nous avons dormi, vous nous avez transportés sur nos lits… mais qui a versé l’opium, qui vous a aidé ?

Du même ton détaché que tout à l’heure, le jeune homme prononça :

— Je compte des amis dans la garnison.

La phrase causa un malaise à l’agent. Il sentait que son étrange interlocuteur disait vrai, et il se surprenait à se demander :

— Quel est donc cet homme, venu au bagne parce qu’il l’a voulu, et qui a des alliés dans chaque corporation ?

— J’achève, continua imperturbablement Dodekhan. Vous et vos gardes bien installés sur vos couches respectives…, j’aurais été désolé de vous laisser dehors par une nuit aussi froide, je fis enfermer dans une caisse les fourrures précieuses que le général Labianov destinait à sa sœur Olga, à laquelle il allait confier sa fille… Vous vous souvenez, un colis long de deux mètres, recouvert de peau de phoque ?…

— Oui, en effet.

— Je m’y glissai à la place des fourrures… Ainsi j’atteignis Khabarovsk, tandis que les soldats du bon général battaient les plaines de Sakhaline, et que vos propres agents gelaient consciencieusement sur la terre ferme en guettant mon arrivée.

— Par Paul et Nicolas, gronda ragent, nous avons été ridiculement joués.

Sans paraître avoir entendu, Dodekhan reprit :

— À Khabarovsk, je quittai ma cachette, et j’allai vous attendre, pour vous rendre un signalé service, à Ningouta…

— À Ningouta ? se récria Kozets se dressant à demi.

— Rasseyez-vous, je vous en prie… Vous ne m’avez pas reconnu… C’est tout naturel, je m’appelais alors Miss Mary Maryly.

— Miss Mary Maryly !… C’était vous, vous qui aviez ce sauf-conduit, grâce auquel vous avez empêché les cavaliers du Mikado de nous conserver en otages ?…

— Oui.

— Mais d’où vous venait ce papier ?

— Je compte des amis parmi les Japonais.

Pour la troisième fois, cette phrase revenait. Le policier se sentit pâlir ; ses yeux se fixèrent sur son interlocuteur avec un étonnement presque craintif.

Puis brusquement une nouvelle idée lui traversa l’esprit :

— Qu’avez-vous fait de la véritable Mary Maryly ?

— Pardon, vous dites ?

— Que Miss Maryly m’avait été annoncée par un messager…

— Au cachet du Saint Synode et de la Direction centrale de la police ?

— Comment le savez-vous ?

— C’est moi qui vous l’avais expédié.

— Vous ?

— Je compte des amis au Saint Synode et à la Direction centrale.

Du coup, M. Kozets devint blême. Des gouttes de sueur perlèrent à ses tempes.

Dodekhan prenait à ses yeux des proportions colossales. Ce fut d’une voix basse, presque implorante, qu’il demanda encore :

— Pourquoi avez-vous fait tout cela ?

Toujours aussi flegmatique, le jeune homme répondit :

— J’avais besoin de vous pour franchir la frontière sans encombre.

Puis très vite, comme ayant hâte d’en avoir fini avec les explications :

— Ma puissance diminue à mesure que je me rapproche de l’Europe proprement dite. À la frontière, un incident pouvait surgir. On ne regrette jamais une précaution. Avec vous, monsieur Kozets, avec vous qui êtes très connu, et le cachet du Saint Synode, j’étais certain de passer sans être inquiété… Ce qui est arrivé.

Maintenant le policier était debout. Il piétinait, littéralement.

— Ah ! vous vous êtes bien moqué de moi, je le reconnais… Mais en parlant ainsi que vous l’avez fait, ne craignez-vous pas que je livre votre secret ?

— Vous l’ignorez.

— Je tiens une piste en tout cas.

— Je vous le concède, mais vous auriez beau la suivre, vous n’arriveriez à rien. Je suis d’ailleurs certain que vous vous tairez.

— Oh !… Oh !… c’est beaucoup affirmer.

— Vous vous tairez pour deux raisons…

— Je serais heureux de les connaître.

— Voici. Si vous rentrez en Russie sans moi : primo, les amis que j’y compte vous tueront.

— Peut-être !

— Sûrement. Secundo, si vous faites un rapport vrai à la police, vous serez à tout le moins déporté en Sibérie… comme la « Française ».

Kozets ne répliqua pas. Lui-même avait constaté naguère que l’évasion du 12 le mettait dans cette fâcheuse posture.

Il réfléchissait. Soudain, il eut le geste de l’homme qui vient de trouver le mot d’une énigme.

— Vous ne vous êtes pas confié… mettons, relativement,… à moi, sans un motif.

Dodekhan parut ravi :

— À la bonne heure !… je retrouve le raisonnement de M. Kozets !

— Eh bien ! en ce cas, je suis à point. Dites, que voulez-vous de moi ?

— Monsieur Kozets, ne vous émotionnez pas, je vais vous faire gagner beaucoup d’argent.

— Vous ?

— Sans faire de mal à personne, sans emprisonner qui que ce soit… mais auparavant un dernier mot.

Dodekhan sortit de sa poche un étui à cigarettes, y prit une mignonne papelito au tabac d’Orient, l’alluma et envoyant en l’air les volutes odorantes de fumée bleuâtre :

— Il est bien entendu, n’est-ce pas, cher monsieur Kozets, que si vous rentrez en Russie maintenant, votre situation y sera des plus difficiles.

Sans circonlocutions, le policier répondit franchement :

— Cela est de toute évidence, je ne le nierai donc pas.

— Parfait ! Si, au contraire, vous y revenez dans six mois, sans m’avoir quitté un instant, vous pouvez affirmer une « filature »… — c’est le mot, je crois, — acharnée… ; une « filature » qui vous fera le plus grand honneur.

— Vous y reviendrez donc ?

— Ne l’ai-je pas parié ?

— Si, en effet ; mais je ne puis m’accoutumer à votre façon d’être.

Le jeune homme se prit à rire bonnement :

— Cela changera… Vous plaît-il, durant ce laps de temps, d’avoir un traitement de deux cent cinquante roubles argent par jour ?

— Argent ?

— Oui… le rouble argent vaut en effet quatre francs alors que le rouble papier ne vaut guère que deux francs quarante. Est-ce convenu ?

— Que faudra-t-il faire ?

— Me suivre et recevoir mes ordres.

M. Kozets se gratta violemment le crâne. On devinait qu’il en coûterait au policier d’obéir à l’ex-forçat, et, d’un autre côté, mille francs par jour sont bons à prendre.

— Et à quoi m’emploierez-vous ? fit-il enfin.

— À réparer une injustice du gouvernement russe.

— Je saisis… Le secret de la « Française » ?

Dodekhan inclina la tête, et pointant son regard dans celui de son interlocuteur :

— Oui.

— Diable ! Diable !

Et plus bas, l’agent acheva :

— Vous voulez la venger ?

À sa grande surprise, le jeune homme répliqua nettement :

— Non !

— Que voulez-vous donc alors ?

je vais vous l’apprendre, mon brave monsieur Kozets. Aussi bien faut-il que je vous convainque que vous pouvez, en toute sécurité, vous associer à moi.

Puis lentement, comme pour donner à son auditeur le temps de bien peser ses arguments :

— Lorsque la « Française » fut arrêtée à Moscou, le proscrit Dilevnor laissa un testament en sa faveur.

— Vous savez cela.

— Ne vous étonnez plus, je vous en prie, vous finiriez par me rendre fat.

Mais changeant de ton :

— Cette fortune léguée à elle, qui, après elle, devait revenir à son fils, à son mari, M. Prince…

— Je tombe des nues ; j’ignorais ces détails.

— Alors, je vous les révèle, cette fortune fut confisquée par le gouvernement comme appartenant à un sujet révolté, et fut remise, à titre d’indemnité, à un Anglais du nom de Topee, qu’une bombe nihiliste avait blessé par hasard.

Kozets eut un sourire, son visage s’épanouit.

— J’y suis, vous allez rendre cette fortune aux Prince, et pour cela l’enlever à Topee.

— La rendre aux Prince, oui… ; mais sans l’enlever à Topee.

Devant cette affirmation, l’agent demeura muet. Ses yeux exprimèrent clairement qu’il ne voyait pas le moyen de donner à l’un sans prendre à l’autre.

— Or, continua Dodekhan, je suis assez riche pour faire présent aux Prince de ce dont ils ont été lésés… ; seulement je suis tenu par un vœu sacré, peut-être je l’interprète d’étroite façon ; mais quand on obéit à un mort, être strict me paraît à peine suffisant. Je ne dois causer de dommage à personne, et cependant il me faut rendre aux véritables héritiers ce qui leur appartient.

— Comment ferez-vous ?

— Je n’en sais rien encore… Pour l’instant, je désire surtout connaître votre réponse à ma proposition.
Voici votre première journée de traitement, monsieur Kozets.

M. Kozets s’inclina profondément :

— Dans six mois, vous me ramènerez bien à Sakhaline ?

— Oui.

— En ce cas j’accepte… Certes, les appointements sont superbes, mais l’affaire posée comme vous venez de le faire m’intéresse…

— J’en étais certain d’avance.

— Et entre nous, fût-elle beaucoup moins rémunératrice, que je serais encore disposé à vous servir.

Le jeune homme tira de son veston un élégant portefeuille. Il l’ouvrit et en tira un billet de la Banque de France.

— Voici votre première journée de traitement, monsieur Kozets.

— Un billet français ?

— Oui, car nous allons en France.

— À vos ordres.

— Nous partirons demain, monsieur Kozets. En attendant, si vous y consentez…

— Désormais je n’ai d’autre volonté que la vôtre.

— En ce cas, descendons déjeuner, car je meurs de faim.