Millionnaire malgré lui/p2/ch01

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Combet et Cie Éditeurs (p. 191-202).


DEUXIÈME PARTIE

LE PRINCE VIRGULE


CHAPITRE PREMIER

LE LAC SULLIVAN


L’Assiniboïa est une province canadienne, qui occupe une superficie sensiblement égale à celle de la France.

Elle est enclavée, à l’est, au nord et à l’ouest, entre les districts du Manitoba, de Saskatchewan et d’Alberta. Au sud, ses limites forment la frontière canadienne et sont mitoyennes avec les provinces du Nord-États-Unis, de Dakota et de Montana.

C’est un pays admirable.

Boisé, largement arrosé, il est l’échelon intermédiaire entre les plaines à céréales du Manitoba et les hautes dénivellations des Montagnes Rocheuses.

Des hauteurs moyennes, des cours d’eau capricieux, des lacs, des forêts, lui constituent une physionomie à la fois sauvage, riante et pittoresque. Et pour brocher sur le tout, en cette contrée où l’invasion des colons n’a pas encore fait disparaître l’aspect primitif du sol, de nombreux Indiens parcourent les territoires de chasse ou le sentier de la guerre.

Ce sont les Kris de la prairie, qui errent plus spécialement dans la région septentrionale, et dont les hardis chasseurs, se lançant à travers les plaines marécageuses où s’égrènent les lacs Caribos, aux Oies, des Bouleaux, de la Plonge, Montrevil, Chandelle, Doré, du Bœuf, Athabasca, Nosi, etc., mènent leur course aventureuse jusqu’aux montagnes lointaines des Ours-Gris et des Caribous, se détachant comme des ailes de la puissante ossature des Montagnes Rocheuses.

Ce sont les Sioux, ces guerriers indomptables, dont les dernières tribus ont trouvé asile sur la terre canadienne, plus hospitalière aux vaincus que les territoires yankees. Les pourtours des lacs Winnipeg et Manitoba constituent leur habitat de prédilection.

Au sud enfin, on rencontre des races abâtardies, ayant renoncé à jamais à la lutte contre la civilisation, envahissante : Corbeaux, Piégans, Pieds-Noirs, Gros-Ventres, mènent là une existence misérable.

Domestiques, valets de ferme, ouvriers agricoles, ils travaillent, taciturnes, sombres, résignés, semblant tout le jour attendre l’heure du soir où ils pourront s’abandonner à une hideuse et unique passion : l’eau-de-feu !

L’eau-de-feu, que par euphémisme nous avons appelée l’eau-de-vie, a en effet amené la ruine morale des vaillants hommes rouges dont le cri de guerre éveillait autrefois les échos de la prairie. Aujourd’hui, elle achève son œuvre destructive en conduisant à la phtisie les derniers survivants d’une race qui fut grande.

Or, un mois environ après l’arrivée du Canadian en vue de la côte du Dominion, une animation inaccoutumée se produisait à la scierie de Snoll-Gate, sise dans l’isthme resserré entre la rive orientale du lac Sullivan et le gouffre d’où jaillit, impétueuse, la rivière Saskatchewan du Sud, laquelle se fond, à 600 mètres de là, avec sa sœur du Nord, pour aller se perdre de compagnie dans le lac Winnipeg.

L’horizon, à quelques centaines de mètres de la scierie, était borné par la masse sombre de la forêt canadienne, qui s’étend sur une longueur d’environ six cents lieues, avec une profondeur moyenne de quatre à cinq cents kilomètres, et constituerait pour le Canada une réserve inépuisable, si nous n’étions pas à une époque où l’homme a réussi à transmuer le bois en papier, à métamorphoser les forêts en journaux quotidiens.

Des piles de bois grossièrement équarri en solives, des troncs hâtivement écorcés, des baraquements rustiques, sans portes ni fenêtres, un hall central où haletait une machine à vapeur, où gémissait une scie circulaire, telle était l’installation rudimentaire de rétablissement industriel de Snoll-Gate.

À quoi bon, d’ailleurs, faire plus de frais ? La Scierie canadienne, avant toute chose, doit être facilement transportable. On la dresse près d’une rivière d’un débit assez abondant pour permettre le flottage des bois préparés.

On abat la forêt sur une profondeur de cent à cent cinquante mètres seulement, afin d’éviter les frais de charroi. Puis on se reporte un peu plus loin vers l’Orient ou l’Occident. En quarante-huit heures, baraquements, moteur, sont remis en place et l’on recommence.

Évidemment, ce mode d’exploitation aboutirait, dans un avenir prochain, à la ruine forestière d’un des pays les plus heureusement dotés du monde sous ce rapport. Mais le gouvernement du Canada est prévoyant, et il se préoccupe à cette heure de réglementer les coupes, de façon à sauvegarder l’une des principales richesses du territoire.

Ce jour-là, le propriétaire de la scierie était présent. On juge de l’entrain, encore que ce personnage parût s’intéresser médiocrement aux résultats de l’opération.

Possesseur d’immenses domaines dans l’Extrême-Sud des États-Unis, vers les frontières mexicaines, il avait acheté la concession de trois ou quatre cents lieues carrées de forêts l’année précédente, avait expédié l’outillage, les baraquements démontables, un directeur, des contremaîtres, le tout sans daigner venir lui-même. L’état-major, enrôlé par lui, avait embauché des travailleurs et, depuis, l’usine fonctionnait régulièrement au profit du maître invisible, — c’est ainsi que les ouvriers désignaient le patron.

Ç’avait donc été une véritable révolution lorsqu’on avait appris que l’invisible se décidait à se montrer. Jusqu’à la dernière minute avant son arrivée, les sceptiques avaient parié que c’était un bruit dénué de toute garantie.

Mais ils avaient dû se rendre à la réalité.

Le propriétaire était arrivé à cheval, escorté d’une vingtaine d’Indiens Kris.

Il avait parcouru les chantiers, s’était enquis des trains de bois prêts à être mis en flottage. Puis il avait annoncé qu’il allait tenter une expérience.

Jusque-là, de même que chez tous les autres industriels du pays, les directeurs de l’usine faisaient amener les bois sur la rive de la Saskatchewan.

Là, on les assemblait en radeau aussi solidement que possible ; puis, les hautes eaux venues, on les abandonnait au courant, la propriété en étant assurée simplement par un signe de reconnaissance gravé au fer rouge sur les troncs.

Bien que des services de réception et de tri fussent installés à frais communs par les scieurs en divers points du parcours, on comprendra qu’il se produisait des pertes inévitables. Tantôt un train de bois, se disloquant, éparpillait au hasard les solives qui le composaient. Tantôt, un train tout entier disparaissait. Il était allé s’échouer dans une anse, à un coude brusque de la rivière, et il pourrissait là, introuvable, à moins que les chasseurs, rouges, blancs, ou bois-brûlés, ou même quelque fermier des environs, ne le dépeçassent peu à peu pour l’utiliser comme bois de chauffage.

Le patron invisible allait tenter, à l’image de ce qui se fait en Europe, de faire accompagner la « flottée » par un équipage, et, afin de ne pas distraire des travailleurs de l’exploitation, il avait engagé un parti d’Indiens Kris, particulièrement aptes à ce labeur.

En ajoutant que le maître avait nom Orsato Cavaragio, qu’il devait tenir à être propriétaire au Canada, uniquement pour avoir une occasion de passer fréquemment à Swift-Current, où son ami, Ézéchiel Topee, et la toute charmante Laura avaient une luxueuse propriété, on connaîtra à fond le personnage, devenu scieur par désir de fiançailles avec l’une des plus riches héritières du globe.

Son inspection terminée, ses plans exposés à son directeur, Orsato avait manifesté la volonté de se reposer.

Une tente lui avait été dressée à quelque distance sur la rive du lac Sullivan, dans l’eau bleue duquel se miraient les falaises verdoyantes qui l’emprisonnent. Les hêtres, trembles, bouleaux, ces inséparables compagnons de la forêt canadienne, bruissaient doucement sous l’effort d’un vent léger.

À la surface du lac, des échassiers, des bandes d’oies sauvages, apparaissaient. Parfois, sur la rive, craintif, défiant, l’œil et l’oreille au guet, un caribou (cerf-élan) se montrait, venant boire tout en surveillant les alentours.

Le cri strident d’un aigle semblait, par instants, déchirer le ciel, et tout au loin, à peine perceptible, on discernait le battement régulier des castors tassant leur digue.

Sans doute quelques-uns de ces animaux, bâtisseurs hydrauliques, étaient-ils réfugiés dans l’un des innombrables ruisseaux qui, du fond de chaque anse, de chaque fente de rocher, venaient se perdre dans le lac, lui donnant un collier de ruisselets, de cascatelles, frangés d’argent.

Les yeux mi-clos, seul suivant son désir, Orsato rêvait. Mais ce n’était point l’admirable paysage étalé devant lui, ce n’était point la mystérieuse tranquillité de la forêt américaine qui absorbait sa pensée.

— Nelly a raison, murmurait-il… Cette servante est d’aussi bon conseil qu’une señora… ; plus qu’une señora, car les señoras, généralement, n’ont pas plus de cervelle qu’une Xucana des Terrascalientes. (La xucana est un oiseau de la famille des perruches, que l’on rencontre dans les terres chaudes du Mexique.)

Comme on le voit, Orsato n’était rien moins qu’aimable.

— Oui, reprit-il, tuer l’homme, cela ne conduit qu’au mariage avec l’appareil électrocuteur de Dinay, de Boston. Un pauvre diable se venge comme cela, mais un homme de ma valeur ne saurait employer pareil procédé… C’est trop grossier et trop naïf, comme dit Nelly.

C’est étonnant comme cette fille a du jugement… Et avec cela, une instruction, une tenue comme aucune de nos milliardaires n’en possède. Dans un salon, si je n’étais prévenu, je croirais qu’elle est miss Topee et que miss Topee est la fille de chambre.

Il haussa les épaules.

— Il ne s’agit pas de cela… Il s’agit seulement d’empêcher le mariage de ce godelureau de prince Virgule avec les millions de Laura. Pour vaincre, il faut ruiner le père ; cela se fera, car cette chère Nelly m’en donne les moyens… Mais cela ne suffit pas… ; je ne suis pas une bête et j’ai bien vu dans les yeux de ce stupide prince que Laura lui plaisait beaucoup… Donc, il faut aussi lui enlever la jeune fille… Oh ! Nelly n’était pas de cet avis,… je le sais bien… ; elle disait que pareille action est tout à fait incorrecte ; je n’en disconviens pas… Seulement, seulement, si j’ai dit comme elle, pour ne pas être querellé, j’agirai toutefois comme si elle n’avait pas parlé.

D’abord je trouve cela drôle, beaucoup plus drôle que tuer, ce ridicule prince… Pas correct, soit, mais on ne tue personne et l’on n’est pas passible de l’électrocution. J’ai été véritablement touché de l’émotion de cette digne Nelly quand elle me parlait de cette mort électrique. Vous, mourir comme un meurtrier, señor ; vous un si aimable cavalier, vous le plus parfait hidalgo… Hidalgo, elle l’a dit, hidalgo !… Je ne suis pas de la haute noblesse… ni de la petite non plus… car, lorsque je suis seul, je puis bien m’avouer que je suis un sang-mêlé, un simple métis… Mais c’est égal, qu’une personne aussi sérieuse, aussi observatrice, ait pu me prendre pour un hidalgo… ; cela m’a flatté, il n’y a pas à dire.
Orsato rêvait.

C’est égal… j’ai eu une chance de rencontrer Nelly. Sans ses conseils, j’aurais écouté l’ardeur de mon caractère et… — je suis toujours seul, rien ne m’empêche d’être franc, — j’aurais fait de grosses sottises.

C’est à elle que je devrai d’arriver à mon but… presque honorablement.

Il hocha gravement la tête :

— Maintenant, il est juste de le mentionner, Nelly est une fille de chambre unique. Port de tête, allure, esprit, elle a tout d’une reine. Sa situation est évidemment une erreur de la nature… Cela donne raison à la légende des Séminoles catholiques de l’Arizona.

Pour expliquer la naissance des hommes, ils prétendent que le Tout-Puissant met les âmes en tas dans une sorte d’arrosoir, qu’il déverse ensuite sur la terre.

Les âmes filent par les trous de la pomme, tombent en pluie, et sont gobées par les corps qui se trouvent aux environs.

Assurément, quand tomba l’âme de Nelly, une reine et une pauvresse devaient se trouver côte à côte, de sorte qu’elles se trompèrent : la pauvresse respira l’âme destinée à la reine, et celle-ci avala celle de la miséreuse. Je ne vois pas d’autre moyen d’expliquer la supériorité indiscutable de cette jeune fille.

Il se mit sur son séant.

— Voyons… les trains de bois partiront demain… Il faut que je parle encore à ce diable d’Indien.

Il saisit un sifflet d’or, accroché en breloque à une lourde chaîne brimbalant sur sa poitrine, et en tira un son aigu, prolongé.

— Flèche de Fer est un gaillard renommé par son audace et sa ruse… je ne pouvais pas trouver d’auxiliaire meilleur… C’est encore cette bonne Nelly qui me l’a indiqué.

Il se tut.

L’Indien était devant lui.

Sans qu’Orsato eût perçu le moindre bruit, le Peau-Rouge l’avait rejoint, obéissant à son appel. Et maintenant, dans une attitude modeste et fière, sanglé dans la blouse de chasse aux franges multicolores, le pantalon de peau serré dans des molletières de drap, une simple plume d’aigle, fichée dans ses cheveux longs et noirs, rappelant qu’il était Indien et chef, le Kri se tenait immobile, attendant que celui qui l’avait engagé voulût bien lui adresser la parole.

— J’ai appelé Flèche de Fer, commença Orsato.

— Flèche de Fer a entendu et il est accouru, car s’il est un grand chef, il a promis d’être, durant trois lunes, un simple guerrier par rapport à toi.

— J’ai foi en la parole du Kri que tous ses congénères admirent.

Une lueur orgueilleuse passa dans l’œil de l’Indien.

— Si tu as foi maintenant, que diras-tu plus tard ?

— Plus tard, je demanderai à Flèche de Fer d’être mon ami.

Le Kri s’inclina sans répondre.

Était-ce modestie ?… Le seigneur blanc lui paraissait-il mettre ses services à un trop haut prix ?

Était-ce dédain ? Le représentant d’une race, qui s’est fondue avec les colons français du Canada, mais est restée hostile aux éléments venus des États-Unis, le Peau-Rouge, estimait-il l’amitié impossible entre lui et son interlocuteur ?

Mystère !

Orsato, naturellement, interpréta ce silence dans le sens le plus favorable, et reprit :

— Flèche de Fer quittera Snoll-Gate demain.

— À l’heure où l’oiseau moqueur fait entendre ses premiers gazouillements.

— Il sait ce qu’il a à faire.

— Un chef n’a besoin que d’entendre une parole et il a compris.

— J’en suis sûr, aussi n’est-ce pas par défiance, mais pour me donner la tranquillité, que je prie le chef de me répéter ses instructions.

Un sourire détendit les lèvres de l’Indien, rapide et silencieux comme l’éclair entr’ouvrant la nuée d’orage.

— Flèche de Fer est ton engagé. Il n’a qu’à obéir.

— Chef, dis-moi ce que tu comptes faire ?

— Je prendrai place avec mes guerriers sur les radeaux de la flottee.

— Bien.

— Nous les dirigerons à travers les méandres, passes, rapides de la Saskatchewan, jusqu’à son confluent avec la rivière du Chapeau du médecin. Là nous aborderons, détruirons les radeaux, dont les débris seront semés dans les bois épais qui bordent les cours d’eau en ce point.

— C’est cela même, chef.

— Après quoi, à travers les futaies, nous gagnerons l’endroit appelé Désastre-Rocks.

— À huit milles de Swift-Current.

— À huit milles, et nous attendrons la jeune fille désignée par le chef que nous avons accepté pour trois lunes.

Orsato secoua la main de l’homme rouge :

— Et ce chef, mon garçon, donnera à ses amis indiens plus de métal jaune et d’eau-de-feu qu’il ne leur en a promis.

Flèche de Fer accepta politesses et promesses sans se départir de son calme.

— Un conseil cependant, fit-il de sa voix gutturale.

— Le conseil d’un chef avisé est toujours le bienvenu,

— Que mon frère blanc se hâte, car le Grand Esprit soufflera la mousse blanche de bonne heure.

— Que veux-tu dire ?

— Ceci… les oies sauvages sont déjà formées en troupes, ce qui indique que l’hiver sera précoce. Quand les migrateurs font leurs premiers préparatifs de départ, c’est que la neige et les âpres vents d’hiver arriveront bientôt.

Orsato inclina la tête d’un air convaincu.

— Prompt au combat, sage au conseil, tel est mon frère rouge. Qu’il parte demain, ainsi qu’il est convenu.

Un silence suivit.

Enfin, l’Indien murmura :

— Mon frère blanc n’a-t-il plus rien à me dire ?

— Plus rien, chef, plus rien.

— Alors, je retourne auprès de mes guerriers. Les hommes sont comme les caribous, descendant du Nord pendant l’hiver. Ils choisissent un guide, le suivent fidèlement partout, mais il faut qu’ils le voient sans cesse à leur tête… Le chasseur qui abat le guide peut s’emparer de tout le troupeau.

— Allez, allez, chef… je m’en rapporte entièrement à vous.

Et tandis que Flèche de Fer s’éloignait d’un pas élastique et allongé, Orsato reprenait son monologue intérieur :

— Étranges serviteurs que ces Kris… mais bah ! qui veut la fin veut les moyens… Laura en mon pouvoir, je verse à ces hommes la rémunération convenue ; ils retournent dans leurs territoires marécageux et il ne reste plus de traces de mes agissements… Oui, oui, cela est pour le mieux… Là encore, les bons conseils de Nelly ne m’auront pas été inutiles… Oh ! je ferai sa fortune à cette digne Nelly !

Cependant l’Indien rejoignait le campement des Kris, établi au fond d’une petite anse sablonneuse sur la rive de la Saskatchewan sud.

Rivière bizarre que celle-là.

Elle a la teinte verte d’une dissolution de sels de cuivre, et pourtant l’analyse la plus sérieuse n’y révèle aucune trace cuprifère.

Cette eau est savoureuse, elle a un goût exquis et est toujours fraîche, quelle que soit la température ambiante.

Enfin, chose appréciable en ces pays très arrosés, où les chaleurs estivales font éclore des myriades de maringouins, de moustiques affamés, les rives de la Saskatchewan sud sont absolument dépourvues d’insectes.

La science n’a encore pu déterminer à quelles circonstances ce curieux cours d’eau doit ces propriétés remarquables, qu’il conserve sur tout son parcours, soit plus de huit cents kilomètres.

Les Indiens, avec la paresse qui les caractérise en dehors des heures d’action, dormaient pour la plupart, à l’ombre de blacktrees (sorte d’épine noire au bois résistant).

Enveloppés dans leurs couvertures de feutre grisâtre, leurs traits énergiques striés de trois touches d’ocre jaune indiquant les tendances pacifiques des travailleurs, comme l’ocre rouge alternant avec filets bleus décèle le chasseur ou le guerrier sur la piste d’un ennemi, ils offraient l’image de statues de bronze.

Près d’un feu sur lequel était suspendue une marmite, deux veillaient.

Ceux-là avaient établi leur foyer à l’écart, sur une légère extumescence du sol entièrement dénudée. À l’approche de leur chef Flèche de Fer tous deux dressèrent la tête et sur un geste impératif de celui-ci, le plus jeune se leva et le suivit à l’écart.

On eût dit que le Peau-Rouge voulait se mettre à l’abri des écouteurs indiscrets. Aussi, dès qu’il eut été rejoint par l’Indien, fut-ce d’une voix à peine perceptible qu’il prononça :

— Nous partons demain, monsieur Kozets.

L’autre tressaillit :

— Tant mieux, seigneur Dodekhan, car je ne vous cacherai pas que ce jeu de l’Indien…

— Vous ennuie, monsieur Kozets ?

— Non… mon service est trop largement payé pour m’ennuyer jamais ; cependant…

— Vous ne serez pas fâché de retourner chez master Topee, à Swift-Current…

— Je l’avoue.

— Et d’y retrouver une certaine générale comtesse, modiste de son état…

L’agent russe eut un geste de protestation.

— Seigneur Dodekhan, croyez bien…

Le pseudo-chef indien se prit à sourire :

— Je crois ce que je dis, monsieur Kozets… ; après tout, je ne vois aucun mal, à ce que vous recherchiez la compagnie d’une charmante et brave petite Parisienne… Mais, laissons cela… Le chariot que nous avons acheté à Montréal ?…
flèche désire-tu un signe.

— Est garé près du lagon Ochirna, à mi-chemin de Swift-Current…

— Et de Désastre-Rocks.

— Oui.

— Bien. Il faut qu’il soit prêt à rouler au premier signal.

— Il le sera.

— Et qu’il soit muni…

— Tout est au complet, seigneur Dodekhan. Vous m’aviez donné la liste, et j’ai tout emmagasiné dans le véhicule.

— Nelly ne s’est doutée de rien.

— De rien… J’avais mis Mlle Tiennette dans la confidence… Ah ! voyez-vous… elle a une confiance en vous…

— Justifiée, monsieur Kozets.

— Oh ! je suis absolument de cet avis.

Cette fois, l’ancien détenu d’Aousa se laissa aller à rire franchement.

— Quand nous retournerons à Sakhaline, monsieur Kozets, si vous persévérez dans ces sentiments, vous n’aurez plus qu’à enfermer le général Labianov dans un silo, et à me donner sa place au palais du gouvernement.

Kozets rit également.

— Ma foi, seigneur ; … je ne sais si j’irais jusque-là, mais à coup sûr, si l’on m’ordonnait de vous arrêter, je crois que je vous fournirais les moyens de vous échapper. Bien que, — ajouta-t-il après un silence, — je pense que vous vous échapperiez sans mon concours.

— Oh ! vous me flattez…

— Non, non, je réfléchis… La façon dont vous avez agi à Sakhaline… Tout cela démontre que vous êtes autre que vous ne le paraissez.

— Pardon, vous me présentez une charade.

Le Russe secoua la tête :

— Dame ! ce n’est pas facile à exprimer… Enfin, voilà. Vous êtes bien venu à Aousa pour voir la Française ; vous vous employez à présent à enrichir son fils par un beau mariage, tout cela est parfait… Seulement cela n’explique pas votre influence sur une foule de gens et de choses… Non, les moyens seraient disproportionnés avec le but à atteindre… Or, quand une association se crée, quand elle délègue à l’un de ses membres un pouvoir tel que celui que vous avez montré, c’est que le résultat à obtenir est de même valeur. La conclusion doit justifier l’effort… Vous saisissez… Par suite, à mon avis, vous poursuivez à cette heure la réalisation d’une chose, peu importante par rapport à celle que vous visez… c’est un à-côté sentimental… Mais l’œuvre réelle, vous la cachez.

Dodekhan frappa amicalement sur l’épaule de son interlocuteur.

— Pas mal, monsieur Kozets, pas mal… En vous entendant raisonner, je me félicite de vous avoir attaché à mon entreprise.

Et comme le policier russe s’inclinait :

— La vérité se fait jour à un moment donné. En attendant, reposons-nous pour être dispos demain, afin d’accompagner le train de bois du señor Orsato ; ce train de bois qui n’arrivera jamais à destination.