Millionnaire malgré lui/p2/ch02

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Combet et Cie Éditeurs (p. 203-220).

II

L’OURS BRUN


— Mon cher Virgule, venez donc voir la serre, je vous prie.

— M. le prince Virgule a dit que ce serait mieux ainsi.

— Consultez le prince ; Virgule sait tout.

La propriété de Swift-Current retentissait ainsi tout le jour de ce nom de Virgule, fréquent en ponctuation ; mais que l’on chercherait vainement parmi les saints du calendrier.

Prince était devenu l’arbitre des élégances de Swift-Current.

Ézéchiel, Laura, Nelly, majordome, laquais, jardiniers, personne ne se fût permis la moindre modification sans consulter le prince.

Lui seul avait du goût.

Lui seul savait ce qui se faisait dans le meilleur monde.

Dire que cela l’amusait serait exagéré.

À vingt reprises il avait confié à Mariole, à Tiennette, son ennui de jouer un rôle pareil, sa répugnance à continuer.

Mais à présent il était faible, car sa tendresse pour Laura avait grandi, en raison directe du temps consacré à la contempler.

Oh ! cette tendresse !

À bord du Canadian, ce n’était qu’une étincelle brillant sous la cendre ; à présent, c’était un incendie, que toutes les pompes du monde eussent été impuissantes à éteindre.

Et Tiennette qui s’en rendait bien compte, répondait invariablement aux récriminations du jeune homme :

— La question n’est pas là.

— Où est-elle donc ?

— Ici. Miss Laura vous plaît-elle, oui ou non ?

— Oui, mille fois oui, seulement sa fortune…

— Seriez-vous heureux de l’avoir pour femme ?

— Cent mille fois oui, mais c’est impossible ; le jour où je lui dirai que je ne suis pas prince…

— Béniriez-vous celui qui rendrait votre bonheur impossible ?

— Un million de fois non… je l’étranglerais.

— Alors, gardez le silence, pour ne pas être astreint à vous étrangler vous-même.

Le moyen de répondre à cela.

Évidemment… s’il avouait la supercherie où l’avaient jeté les circonstances, bien indépendantes de sa volonté, il ne se faisait aucune illusion. Ses hôtes, seraient blessés et cesseraient de le considérer comme un monsieur d’une essence particulièrement vénérable.

Oui, mais enfin, cette situation douteuse ne pouvait se prolonger indéfiniment.

Voilà ce qu’il exprimait, un matin, devant ses amis, Kozets, Mariole et Tiennette, qu’il avait rejoint sur une terrasse, bordée d’un balcon de marbre, du haut de laquelle on apercevait, à perte de vue, les champs, prés, bois de la propriété.

L’agent russe, revenu à Swift-Current, après un voyage de peu de durée durant lequel il avait suivi Dodekhan au lac Sullivan, écoutait avec un vague sourire.

— Écoutez, expliqua Tiennette, je suis très amie de Laura.

— Oui, persifla Prince, comme générale comtesse !…

— Je vous l’accorde ; mais sous ce titre baroque, j’obtiens toute sa confiance. Or, elle ne parle que de vous.

— De moi, ma chère Tiennette, vous plaisantez…

— Je ne plaisante jamais aux dépens des autres… Mais je continue. Vous occupez toute sa pensée ; peu à peu, le prince passe au second plan. Le moment n’est pas éloigné où M. Albert sera si bien ancré dans son affection, que le prince pourra disparaître tout à fait. Et tenez, pas plus tard qu’hier, ne me disait-elle pas :

— Ah ! je regrette le temps où je l’appelais M. Albert…, c’était plus gentil… Ça me gênera toujours de prononcer : Prince Virgule… Et puis, quand nous avons du monde, je ne puis plus l’approcher. On l’assiège, on se l’arrache.

J’ai mis à profit l’occasion pour répondre :

— Ah ! dame ! les princes, c’est toujours comme cela. Une princesse est bien moins heureuse en ménage qu’une bourgeoise aisée. Celle-ci a son mari à elle, pour elle… Une princesse a un mari comme elle a des diamants… Cela fait partie de sa parure quand elle va en soirée, et c’est tout.

— Oh ! fit-elle, vous semblez bien désillusionnée sur les cours.

— Je les juge après les avoir vues.

— Vous avez une audace ! murmura le jeune homme pensif, tandis que Mariole considérait sa fille avec orgueil.

— Et, reprit cette dernière, Laura est restée rêveuse, puis elle a balbutié tout bas :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! que je suis ennuyée.

— Alors, reprit Albert, vous me conseillez d’attendre.

— Certes.

— Mais c’est terrible d’attendre comme cela… Ce satané Topee, qui recommande mon vinaigre à tous ses amis…, et Dieu sait s’il en a… le vinaigre de Tours, vinaigre de famille, le vinaigre princier. J’ai fait six cent mille hectolitres de vinaigre… Bonnard et Cie ne peuvent plus fournir.

— Eh bien ! tant mieux.

— Non, non, le bien mal acquis ne réjouit pas. J’ai tout ce vinaigre sur la conscience.

Tiennette eut un éclat de rire moqueur

— Ah bien ! je n’ai pas les chapeaux sur la conscience, moi.

— Oh ! les chapeaux…

— Mais c’est comme vous, on se les arrache. J’ai raconté qu’en France, maintenant, dans les familles les plus aristocratiques, les jeunes filles apprenaient un métier.

— Qu’est-ce que vous avez appris ? m’a-t-on dit.

— L’état de modiste.

— De modiste, vous, une générale comtesse ?

— Moi-même, je fais tous mes chapeaux moi-même.

Ç’a été un concert d’admiration, avec beaucoup de doutes dessous. Les femmes de tous les pays connaissent cela, la jeune fille à marier qui fait ses robes, ses chapeaux, et qui, sitôt qu’elle a trouvé époux, ne sait plus rien faire du tout.

Bref, j’ai offert de prouver.

— Je ferai des chapeaux pour qui en désirera ; seulement on les paiera, et cher, mes pauvres en profiteront.

Résultat : en six semaines, je me suis bien fait trente mille francs, sur lesquels il y a vingt mille de bénéfices nets… Eh bien ! je vous assure, monsieur Prince, que je n’ai pas le moindre remords.

— Oh ! vous, repartit le jeune homme souriant malgré lui, je parierais même que tout cela vous amuse énormément.

— Pariez, vous gagnerez.

— Cela ne me surprendrait pas. Ah ! vous leur en enseignez des manières de cour… L’autre jour, dans le feu d’une conversation, vous vous asseyez sur l’un des guéridons du salon. Topee vous voit et s’empresse de vous avancer un siège.

— Oui, il vernissait ma sottise.

— Aussi vous repoussez le siège, en disant : Je préfère le guéridon… Louis XIV affectionnait cette façon de s’asseoir, seulement son guéridon était percé.

Mariole riait comme un bienheureux de ce qu’il appelait la présence d’esprit de sa Tiennette et Kozets faisait chorus.

— Oui, reprit Albert, cela vous amuse, mais vous ne connaissez pas la fin.

— La fin de quoi ?

— De l’aventure donc. Le commodore Chinney, de la marine fédérale des États-Unis, se trouvait là, vous vous souvenez ?

— Oui, allez toujours.

— Il s’est rendu le soir même au bourg de Swift-Current et a commandé au menuisier de l’endroit un guéridon percé, pour s’asseoir à la Louis XIV.

Le père et la fille se renversèrent dans leurs fauteuils pour rire plus à l’aise.

— Si bien, acheva Prince, que ce malheureux menuisier est venu me demander à moi, prince Virgule, de lui donner quelques renseignements sur les guéridons du Grand Roi.

La gaieté de Kozets, de Mariole et de sa fille devint du délire.

Ils riaient, trépignaient, et leur ami commençait à craindre qu’ils n’étouffassent dans une crise de
Ce malheureux est venu me demander des renseignements.
fou rire, quand une fanfare de cors de chasse retentit à peu de distance.

— L’appel !

— Où allons-nous aujourd’hui ? bégaya Tiennette, toujours secouée par l’hilarité.

— En un endroit nommé Désastre-Rocks.

— Vilain nom.

— Il paraît que les premiers colons du pays y périrent sous la neige. C’est un cirque rocheux, m’a raconté Topee, assez imposant en cette saison, mais qui l’hiver, on ne sait trop pourquoi, se remplit entièrement de neige. La catastrophe s’est produite ainsi : établissement du campement à la surface supérieure. La couche glacée a cédé, et les malheureux se sont enfoncés dans quinze mètres de neige d’où ils n’ont pu sortir.

— Brr ! elle me glace, votre histoire.

— Il paraît que des gens nous précèdent avec un lunch des plus réchauffants… Du reste, on chassera en route, et notre hôte m’a promis, non pas du sanglier, cette espèce n’existe pas ici, mais du cochon sauvage.

— Oh ! fi… triste gibier, cela ne peut courir, des gros porcs roses…

— Qui vous parle de cela ? Le cochon sauvage est de la taille d’un renard, ses soies rudes sont d’un ton noir fauve. Il n’a pas de boutoirs, mais des canines très développées avec lesquelles il se défend fort bien. La chasse ne laisse pas que de présenter certains dangers, parce que ces quadrupèdes vivent souvent en troupes nombreuses qui foncent sur l’ennemi.

On a vu, au Mexique et dans le Sud-Amérique, des jaguars mis à mort par les pécaris, qui sont à peu de chose près les mêmes animaux que les cochons sauvages des terres septentrionales.

— Enfin, railla l’incorrigible Tiennette, ce qui me rassure, c’est que vous serez à cheval, et que les cochons sauvages auraient beau vous prier de descendre, vous n’en feriez rien !

— Ne dites pas cela, vous me porteriez malheur… J’en descendrais sans le vouloir.

Il fallait voir de quel air piteux Albert prononçait cela.

Mariole leva tes bras, les abaissa et enfin :

— Tout le monde vous trouve excellent cavalier.

— Parce que je suis le prince Virgule… Un prince fait tout mieux que les autres… Au Canada, par bonheur, où l’on rencontre de bons chevaux de trait et surtout des mulets et des ânes, le cheval de selle est parfaitement inférieur… Cela me va, moi qui n’ai jamais monté, et pas souvent, que de bonnes haridelles de manège… Ainsi, Topee a mis à ma disposition une bête charmante, régulière, une vraie mécanique… seulement elle a la bouche d’un dur… le caractère aussi, probablement… Quand je l’invite, par une pression timide des rênes, à aller d’un côté, mon damné coursier s’en va régulièrement de l’autre…

Tiennette se tordait littéralement.

— Voilà qui est fâcheux pour votre réputation d’écuyer.

— Oh ! je l’ai sauvegardée.

— Comment ?

— En me déclarant le prince le plus distrait de l’univers et autres lieux.

— La distraction n’explique pas…

— Mais si… on m’appelle à droite, mon palefroi va à gauche… je n’ai pas entendu, j’étais distrait.

Les rires de la modiste résonnaient en fusées cristallines, quand un nouvel appel de trompes sonna dans l’air.

— Vite à la cour d’honneur… on doit nous attendre.

Prince et ses interlocuteurs s’empressèrent de gagner la cour.

C’était un vaste quadrilatère, bordé au fond et sur une partie des ailes, par les bâtiments, édifiés dans un vague style Louis XV-Louis XVI, retouché suivant le goût américain.

Des balustrades ajourées, portant de distance en distance des sphinx à têtes de marquis ou de demoiselles coiffées à la Lamballe, complétaient la clôture de la place d’honneur.

Mais le plus curieux était sans contredit la nombreuse société qui s’étouffait dans l’étroit espace.

Chevaux aux harnais multicolores, ornés de pompons, de rosettes, de rubans ; voitures vénérables aux attelages surannés, piqueurs que l’on eût dit enlevés à la Cour de France à la veille de la Révolution et valets de chiens du même cru, rien ne manquait aux élégances provinciales de ce coin reculé de l’immense territoire canadien.

Et contrastant avec le tout, des chasseurs, gentlemen corrects de mise et de manières ; des femmes charmantes, autant par la régularité de leurs traits, l’harmonie sculpturale de leurs lignes, que par la simplicité harmonieuse et discrète de leur ajustement.

Toute l’âme canadienne apparaissait là.

Le château, les équipages, les chiens, disant le souvenir attendri à la France du dix-huitième siècle, à la mère Patrie, comme l’appellent toujours les Canadiens fidèles[1].

L’aspect des chasseurs montrait les mœurs graves, saines et familiales des habitants.

Le Canada est, en effet, l’un des pays du monde où la famille est le plus respectée, et cela tient à la femme qui se montre gardienne du foyer, mère tendre et inlassable, et qui met son orgueil, noble orgueil, à être ainsi.

À certaines poupées parisiennes, propres seulement au rôle de mannequins de couturiers, à ces écervelées qui dénigrent systématiquement tout ce qui est élevé, nous rappellerons seulement que pour être la bonne épouse, la bonne mère, il faut trois petites qualités qui ne courent pas les rues : l’honneur, le dévouement, le courage.

Déjà, l’assemblée était en selle.

Les retardataires s’empressèrent de monter à cheval.

Laura vint se placer auprès d’Albert.

— Vous n’avez pas le même animal que les autres jours. J’ai fait venir de Québec deux bêtes d’origine anglaise.

— Ah ! balbutia le jeune homme très troublé.

— Pour un cavalier comme vous, un cheval ayant de l’allant ne présente aucun inconvénient.

— Aucun, aucun, bredouilla-t-il tout en pensant in petto : Cette adorable enfant va me faire faire une culbute formidable.

Et elle, baissant la voix :

— Nos deux montures sont de vitesse.

— Ah ! ah ! tant mieux.

— De la sorte, nous pourrons distancer le gros des chasseurs.

— Nous les distancerons, répéta Prince en écho lamentable, car il se voyait déjà étendu dans un fossé.

— Et, acheva coquettement Laura, nous pourrons causer… en amis… ; car tout ce monde m’obsède : les fêtes, les réunions se suivent, s’enchaînent, ne laissant plus place pour la causerie intime, pour la conversation affectueuse.

Il lui souriait, et elle ne comprit pas que ce sourire signifiait surtout :

— Pour causer, nous marcherons au pas… c’est l’allure que je préfère en équitation.

À ce moment même, Nelly qui, en sa qualité de suivante favorite, assistait du haut du perron au départ de la chasse, descendit vivement les degrés et se glissa auprès de Tiennette, laquelle, juchée sur un grand twanka pommelé, tapotait son amazone avec des mines coquettes.

— Mademoiselle.

— Qu’y a-t-il, Nelly ?

— Vous dînerez (le repas de midi s’appelle, comme dans l’ancienne France, le dîner) à Désastre-Rocks. Je vous conseille de faire la sieste après le repas.

— Pourquoi cela ?

— Pour réserver vos yeux, car la nuit prochaine, je voudrais vous montrer des gens à la solde du señor Orsato.

— À sa solde ?

— Oui, le señor Orsato s’étant rendu aux raisons que je lui ai données sur votre avis.

— Il fallait votre sagesse pour le persuader.

— Je lui ai dit que vous étiez dans son jeu. Aussi on va commencer à enlever à master Topee les stocks de cuivre sur lesquels il compte pour pousser sa fille au mariage.

— Ah ! Vous me ravissez. Alors on ne pourra plus la donner à notre cher prince.

— Non.

— Oh ! Nelly, vous aurez sauvé l’honneur d’une couronne.

La fille de chambre s’inclina cérémonieusement :

— Que le plaisir soit grand pour la générale comtesse.

Une fanfare éclatante emplit la cour de sonorités cuivrées.

Les piqueurs sonnaient le départ.

Il y eut des cris, des rires, les chevaux piaffèrent, les calèches roulèrent avec des grincements, et le cortège quitta majestueusement Swift-Current, remontant la route blanche qui, deux kilomètres plus loin, franchissait la Saskatchewan sur le pont de bois de la Mignardise.

Nelly avait vivement remonté le perron.

Ses yeux brillants se fixaient sur ces hommes, ces femmes, qui allaient se donner le noble plaisir de la chasse.

Peut-être la fille de chambre sentait-elle courir en ses veines du sang de Diane, ancêtre gracieuse de saint Hubert, car elle murmura :

— Et moi aussi, je serai comme cela !

Puis elle rentra dans la demeure du milliardaire.

Cependant la troupe de Nemrods défilait en bon ordre. Dès l’aube, les fourgons de provisions, les domestiques chargés du service, avaient pris la route de Désastre-Rocks. Tout étant paré de ce côté, on n’avait plus qu’à s’amuser.

Jusqu’à la rivière, les cavaliers demeurèrent groupés autour des voitures, qui transportaient les personnes âgées, les jeunes enfants ou les personnes peu férues d’équitation ; mais une fois le pont franchi, les chasseurs s’éparpillèrent.

Dans la vaste plaine cultivée, parsemée de petits bois, avec de loin en loin un lagon aux eaux couleur d’émeraude, il n’y avait point de danger de s’égarer. On se rassemblerait de nouveau à l’approche de Désastre-Rocks, à la limite des plantations, car on entrerait alors en pleine nature sauvage, accidentée, boisée de fourrés impénétrables entre lesquels serpentait la route.

— En avant !

Sur ces mots, Laura frappa de sa houssine la croupe du coursier de Prince.

L’animal fit un bond violent, dont son infortuné cavalier pensa être désarçonné, puis il partit à fond de train, entraînant à sa suite la monture de la jeune fille.

Ballotté, secoué comme laitage en baratte, le vent sifflant à ses oreilles, Albert avait l’impression d’être emporté par un express à quatre pattes.

À sa selle il se cramponnait désespérément, et c’en eût été fait de sa réputation équestre, s’il n’avait pas été à dix mètres en avant de miss Topee.

En tempête, ils traversèrent ainsi la ligne des chasseurs, la laissèrent en arrière et, galopant toujours, les perdirent bientôt de vue.

Alors Albert entendit nettement sa compagne crier :

— Halte ! arrêtez… nous sommes assez loin !

Allez donc arrêter un cheval au galop, quand vous ne savez pas vous servir des rênes.

Une fois de plus, le brave garçon fut distrait et continua de galoper jusqu’au moment où le coursier, à court d’haleine, consentit à prendre une allure plus paisible.

Laura put enfin le rejoindre.

— Encore vos distractions, prince.

— Quelles distractions ? demanda-t-il d’un ton innocent.

— Mais voici un grand quart d’heure que je vous invite à ralentir.

— Pas possible ! Il est vrai que je songeais…

— À qui, s’il vous plaît ?…

Le Français, né malin, sait que l’on se tire des plus mauvais pas par une galanterie.

Prince répondit donc sans hésiter :

— À vous !

Ce qui émut Laura, à ce point que ses joues ressemblèrent aussitôt à des pétales de roses.

— Et que pensiez-vous de moi ? fit-elle en souriant, mais d’une voix un peu tremblante.

Puis, sans doute pour avoir le temps de savourer l’émotion très douce épanouie en elle, miss Topee s’exclama :

— Mais vous conservez votre fusil à l’arçon.

— Ah ! il ne faut pas…

— Mais non, nous sommes entrés dans le pays neuf[2].
Il se cramponnait désespérément.

— Eh bien ?

Eh bien, on peut rencontrer des fauves. Il est prudent de porter l’arme à la main.

Et tendrement :

— Avec une carabine comme celle-là, je suis rassurée. Mon père s’est privé en votre faveur de son Hanlicroft… à répétition, cinq coups, dont un à balle explosible pour les grosses pièces.

— Ah ! s’écria béatement Albert, je ne me lasserais pas de vous entendre parler d’armes. Quel gentil petit armurier vous êtes.

— Oh ! fit-elle avec une jolie moue, je suis en vérité flattée de vous sembler un armurier gentil, mais une curiosité me tient et je vous prierai de dépenser une minute pour la satisfaire.

— Une minute ou une heure, à votre choix.

— Remerciements… ; cela est aimable, mais je désire une minute seulement.

Et arrêtant net son cheval, fixant ses yeux bleus sur ceux de son compagnon avec une candide effronterie :

— Quelle est votre pensée sur moi en ce qui concerne la jeune fille ?

Fût-ce l’émotion qui amena Prince à tirer sur les rênes ? Fût-ce désir de repos chez le quadrupède ? mais la monture du voyageur s’arrêta également. Et Albert, aussi surpris de la question de son interlocutrice que du mouvement plein d’à-propos de l’animal, bégaya :

— Comme jeune fille ?

— Oui, comprenez bien mon interrogation… C’est en toute franchise que je désire votre opinion… Si elle est favorable, je vois de la joie tout alentour de moi ; si elle ne l’est pas, — Laura poussa un soupir, — il vaut mieux broyer la pierre tout de suite que la rouler toujours.

L’énergique proverbe canadien qui signifie : Mieux vaut le désespoir immédiat que le long espoir sans issue, fit frissonner le Français.

Ah ! il comprenait bien où voulait en venir sa chère petite compagne.

S’il avait osé, d’un mot il aurait fait refleurir les couleurs sur ses joues soudainement pâlies.

Il lui eût suffi de laisser parler son cœur :

— Il est à vous tout entier, il est plein de vous. Quand il bat, c’est votre nom qu’il murmure ; quand il souffre, c’est que vous êtes absente. Voilà des semaines que je meurs de ne pas vous avouer combien vous êtes ma vie !

Oui, mais, pour un garçon loyal, le moyen de parler ainsi sans ajouter immédiatement :

— Seulement, celui qui vous raconte sa tendresse n’est pas celui que vous croyez. Si, dans votre entourage, je place des quantités invraisemblables de vinaigre de Tours, ce n’est pas comme pieux héritier de la brillante lignée des Bourbons-Valois-Orléans, c’est uniquement comme Albert Prince ; Prince, un point c’est tout, représentant de la maison Bonnard et Cie.

Est-il possible d’avouer cela quand on vous a mis à califourchon sur un cheval anglais, quand on vous a armé d’un Hanlicroft, à répétition, à cinq coups, dont un à balle explosible, quand surtout l’on se figure, de la meilleure foi du monde, qu’un aveu de ce genre met en danger de mort, et soi-même, et des amis dévoués !

Et le pauvre Albert, désolé, éperdu, voyait le moment où il allait tourner son Hanlicroft contre lui-même, se faire sauter la tête pour éviter de la perdre, quand la Providence vint à son secours sous la forme d’une biche caribou.

À vingt pas d’eux, bondissant hors des buissons, la bête gracieuse retomba au milieu du chemin.

— Vite, feu ! feu ! souffla Laura à qui ses instincts de chasseresse firent oublier un instant ses soucis affectueux.

Elle épaulait déjà.

Prince l’imita sans tarder.

Pan ! pan ! deux coups de feu retentissent en salve. La biche caribou mord la poussière.

Laura se laisse glisser à terre et court vers la magnifique pièce qu’elle sera fière d’inscrire au tableau.

Mais soudain son cri de triomphe se change en cri de terreur ; elle recule, essaie vainement de se frayer un passage à travers l’enchevêtrement du fourré qui encaisse la route, et, arrêtée par cette muraille verdoyante, elle s’y adosse, les yeux hagards, la face livide.

Un acteur terrible et monstrueux vient d’entrer en scène.

Brownie, comme disent les Bois-Brûlés (chasseurs, en général métis de Français et d’Indiens), qui dormait sans doute à la fourche de grosses branches, et que la balle maladroite de Prince a été réveiller, vient de se laisser tomber à terre, l’épaule sanglante, mais les yeux rouges de fureur, la gueule menaçante.

Brownie, c’est l’ours roux géant.

Autant le grizly ou ours gris est inoffensif dans cette région, autant l’ours roux est terrible.

Ses dents aiguës semblent toujours altérées de sang.

Blessé, il ne pardonne pas.

On en a vu qui, à l’allure moyenne de dix kilomètres à l’heure, pourchassaient durant dix, quinze heures les chasseurs mis dans l’impossibilité, soit par une rupture d’arme, soit par toute autre cause, d’achever le carnassier.

La bête monstrueuse était à trois pas de Laura, arrêtée par la barrière impénétrable du fourré.

Elle fit un mouvement pour se ruer sur la jeune fille.
Albert tira à bout portant sur le féroce plantigrade.

Un instant encore et les grilles s’enfonceraient dans les chairs roses, les mâchoires puissantes broieraient les os. De la ravissante enfant il ne resterait que des lambeaux déchiquetés, hideux.

Oh ! l’horrible vision !

Elle galvanisa Prince.

Il oublia sa prudence instinctive à l’égard du cheval. Ses éperons s’enfoncèrent désespérément dans les flancs de sa monture, tandis que les rênes, tendues avec une énergie surhumaine, enlevaient l’animal, et, tel un bélier, cavalier et coursier vinrent heurter l’ours si rudement que les divers adversaires roulèrent pêle-mêle sur le sol.

Laura jeta un appel éperdu, rauque, étranglé.

Rien ne répondit.

Mais déjà Albert se relevait, le fusil au poing.

L’ours, surpris, s’était redressé de son côté. Il secouait la tête de droite à gauche en grognant avec rage.

Un instant il hésita.

Sur qui fondrait-il ? Sur l’Américaine, sur le Français ?

Cet instant d’indécision permit à ce dernier de s’affermir sur ses jambes, d’appuyer la crosse à l’épaule.

Et quand le carnassier se mit en mouvement, Albert lâcha nerveusement, presque à bout portant, les quatre coups qui lui restaient dans le corps du féroce plantigrade.

À la dernière balle, explosive on s’en souvient, des jets de sang fusèrent des narines, de la gueule du carnassier.

Il chancela sur ses pattes velues… déchira le sol, usant ses dernières forces à retarder sa chute, puis enfin, vaincu, il roula en travers du sentier, sa tête puissante venant presque battre les pieds de Laura anéantie.

Mais déjà Prince était auprès d’elle, il l’entraînait à distance du monstre.

Il l’avait prise dans ses bras, comme pour la protéger contre le monde entier.

Frissonnante d’une émotion inconnue, la voix fêlée pour ainsi dire par les pulsations précipitées de son cœur, Laura balbutia :

— Vous auriez donné votre existence pour moi ?…

En l’entendant il fut près de sangloter, mais il se contint et put bégayer :

— C’est ce que je souhaite depuis que je vous connais.

Elle eut un cri, sa tête se renversa sur l’épaule de son sauveur, et dans une détente de tout son être, des larmes de bonheur coulèrent de ses yeux doucement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ohé ! ohé !

Ces appels retentissent à peu de distance.

Sur un signe de Laura, Albert répond seulement :

— Ohé ! par ici.

Il y a des piétinements de sabots sur la sente rocheuse, des froissements de branchages, puis des chasseurs, Topee et Mariole en tête, apparaissent.

Ils s’arrêtent étonnés devant le tableau qui s’offre à leurs yeux.

Prince et Laura à pied ; leurs chevaux ont fui dans un accès de folle terreur ; les jeunes gens s’en aperçoivent seulement en ce moment.

— Un caribou !

— Un Brownie !

À ces exclamations, Albert riposte gaiement :

— Deux belles pièces au tableau.

— Trop belles, grommelle Topee !… Laura, mon enfant, pas blessée ?…

Elle lui adresse un sourire qui l’entoure de rayonnements.

— Blessée ! Ah ! avec mon chevalier, cela est impossible… C’est lui qui s’est jeté entre moi et Brownie ; j’avais trop peur, moi ; et il l’a abattu à bout portant.

Nos rudes et braves compatriotes du Canada ont une tendance toute naturelle à nous railler de nos mœurs efféminées… Ils nous aiment, nous, vieux Français, et nous critiquent paternellement, comme des amis.

Mais la défaite d’un ours brun leur apparaît comme un exploit dont un chasseur peut se montrer fier, et quand le carnassier abattu est un adulte, ainsi que l’adversaire de Prince, il fournit matière à un souvenir que l’on rappelle complaisamment à l’occasion.

Aussi tous les regards se portèrent sur le prince avec admiration.

Fallait-il qu’il fût de bonne maison, ce Français ignorant des fauves de l’Ouest, pour que, sans crier gare, il se mesurât avec le plus redoutable de tous.

Oui, il était bien le descendant de ces princes qui naguère expédiaient leur féale noblesse à la défense du Canada.

Ce raisonnement, tous le firent, ou quelque chose d’approchant, car les fronts se découvrirent, et le plus ancien des chasseurs, un riche fermier du Manitoba à la longue barbe blanche, prononça solennellement :

— Honneur au prince Virgule !

Huit jours avant, Laura aurait pris une attitude majestueuse. Maintenant elle ne bougea pas.

Il lui était agréable que l’on complimentât Albert, mais une voix chantait en elle, plus charmante à entendre que celles qui acclamaient le voyageur, car cette voix disait :

— C’est pour toi, pour toi seule qu’il a tué Brownie !

— Et maintenant qu’allons-nous faire ? demanda Topee.

— Mais, continuer la chasse, répondit vivement l’Américaine.

— Le prince et toi êtes démontés…

— On nous offrira bien place dans une voiture.

— Tu y tiens ?

— Absolument.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’un fourgon arrivait pour ramasser le gibier exterminé.

Puis, une calèche vide, — deux ou trois suivaient la partie par précaution, — une calèche vide se montra.

Albert et Laura y prirent place. Et bientôt, laissés en arrière, isolés dans leur rêve, ils se laissèrent emporter sans éprouver le besoin de converser, mais saluant au passage les arbres, les buissons, qu’ils se figuraient se pencher sur eux pour leur murmurer, dans le bruissement de leurs feuillages, des paroles de bienvenue…


  1. Les 50,000 colons français du xviiie siècle forment aujourd’hui une agglomération de 4.000.000 d’individus parlant le français, et aimant la France. Pour donner un exemple de cet état d’esprit, il nous suffira de rappeler que, dans un de ses numéros de juillet 1904, le Canadien, journal quotidien de Québec, publia un dessin représentant un homme du peuple brandissant le drapeau français en disant : « Nous autres, Canadiens Français, voilà notre drapeau ». Le journal monta de 100.000 à 600.000 exemplaires.
  2. C’est ainsi que les Canadiens désignent les territoires non cultivés.