Millionnaire malgré lui/p2/ch04

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Combet et Cie Éditeurs (p. 248-262).

IV

LE CHARIOT


— Où suis-je ?

Il paraît qu’au sortir d’un profond sommeil ou d’un évanouissement, on n’a jamais pu trouver d’autres paroles que celles-là. Tous les romanciers, tous les auteurs dramatiques en font foi.

Il est vrai que la façon de prononcer cette interrogation trisyllabique varie, selon que l’on a vu le jour sur les bords de la Seine, de la Tamise, du Mançanarès, du Tibre, de la Neva, du Danube ou de la Sprée, ce qui a conduit le savant Hermann-Claudius, Wohl Geborne, de l’Université de Bonn, à écrire un ouvrage à consulter, dont le titre suggestif est : De l’influence des eaux de rivière sur les microbes parasites de la glotte et des déformations de prononciation qui en résultent. (Alpharazius Famidiozorf, éditeur, 87, Tocktrasse, Leoblilz ; six forts volumes de 615 pages chacun, avec index analytique et figures schématiques, démontrant l’identification des courbes du son et des courbes des rivières.)

Donc ces trois mots :

— Où suis-je ?

Furent prononcés d’une voix douce, incertaine, comme si la bouche dont ils jaillissaient se fût ouverte avant les yeux encore clos.

Ils ne trahissaient ni émoi ni impatience… C’était l’interrogation dont la réponse importe peu. Et, de fait, Laura Topee, qui parlait, n’adressait ses paroles à personne.

Elle se frottait désespérément les yeux, cherchant à les débarrasser du caveçon d’un sommeil opiniâtre, et, les esprits engourdis, elle disait des mots ainsi qu’on les dit en rêve.

Il était neuf heures du soir. Les étoiles s’étaient allumées au ciel, jetant leur lueur douce sur la route blanche, poudreuse, qui courait au milieu d’une région boisée, mamelonnée d’innombrables collines, les unes couvertes d’un manteau de verdure, les autres rocheuses, dénudées, découpant dans la nuit des arêtes anguleuses et rigides.

Où allait cette route ?

Une plaque de bois, plantée sur une perche à un croisement, portait ces mots :

Fort-Benton road.
Fort-Benton, 3 miles.

— Près de six kilomètres encore, grommela un cavalier qui escortait un lourd chariot, sorte d’entresort hermétiquement fermé et tiré par trois chevaux… Cela en fait bien une dizaine pour atteindre Benton-City… Et demain, retour là-bas… On prétend qu’il faut saisir la fortune aux cheveux quand elle passe. Je le veux bien, moi… seulement on devrait bien rendre cette déesse moins vagabonde.

Il eut un haussement d’épaules.

— Elle doit être éveillée, cette pauvre Laura. Que peut-elle penser en se trouvant enfermée là dedans ?

Il étendit la main vers le chariot.

— Perdre le sentiment à Désastre-Rocks, au Canada, et le reprendre, la frontière franchie, en plein territoire des États-Unis, à quelque distance de l’une des nombreuses rivières qui forment le Missouri, et de Benton, une ville jeune et déjà populeuse de l’État de Montana.

Il se prit à rire :

— Il est vrai que je la fais parler à ma guise. Elle ne dit sûrement pas un mot de cela, pour la raison excellente qu’elle ne voit, n’entend rien, et ne comprend évidemment pas davantage l’aventure qui l’a conduite dans une caisse aussi close… Ma foi, je vais la rassurer…

Et se dressant sur les étriers, il appela :

— Kozets !

— Seigneur, répondit la voix de fausset du policier russe.

En même temps une forme sembla jaillir comme une gargouille du sommet de la roulotte et, glissant le long de la paroi, vint tomber à deux pas du cavalier en répétant :

— Seigneur !

— Surveille mon cheval en même temps que les autres, je vais rassurer la prisonnière.

Et jetant les rênes à son compagnon, Dodekhan se laissa dépasser par le chariot qui roulait lourdement.

À l’arrière, il ouvrit une porte, se glissa par l’ouverture et disparut.

La roulotte était partagée en plusieurs alvéoles par des cloisons transversales. À peine enfermé dans le premier compartiment, le pseudo-Flèche de Fer perçut des gémissements, des cris confus.

— Oh ! oh ! la pauvre se désespère !

C’était vrai.

Peu à peu, l’engourdissement qui paralysait Laura s’était dissipé… Elle avait regardé autour d’elle ; vainement, car une obscurité profonde l’environnait.

— Ah çà ! que veut dire ceci ?

En Américaine que rien ne saurait étonner, la jeune fille étendit les bras, marcha avec précaution.

Au bout de trois pas, ses mains rencontrèrent un obstacle, qu’au toucher elle reconnut être une cloison de bois.

— Je ne suis pas dans ma chambre !

Il y avait un commencement de surprise dans cette affirmation.

— Et puis ce plancher qui cahote… ; on dirait que cela se déplace sur des roues.

Elle se retourna, répéta sa manœuvre. Au moment où elle comptait le septième pas, elle fut derechef arrêtée par une paroi de bois.

— Oui… c’est un chariot… Sans doute une précaution de mon père… Mais je préfère le grand air, moi ; j’aime mieux rentrer à Swift-Current autrement que cela.

Alors elle chercha une issue.

Ses mains découvrirent bien des solutions de continuité dessinant le contour de portes, mais elle ne découvrit ni serrure, ni bouton d’aucune sorte.

— Quel sot wagon est-ce là ? fit-elle d’une voix grondeuse… Je vais appeler… Comment le prince, papa, m’ont-ils laissé enfermer ainsi ?

Un geste inquiet acheva sa pensée.

— À moi ! cria-t-elle. À moi !

Elle attendit un instant.

Rien ne répondit. Le fourgon continua de rouler pesamment.

— À moi ! reprit-elle plus haut, prise d’une sourde inquiétude.

Même silence.

Alors la peur l’envahit.

Peur d’un inconnu redoutable, caché par les ténèbres qui l’enveloppaient de leur suaire, caché par les planches de ce wagon qui, irrésistiblement, implacablement, l’emportait, impuissante à lutter, vers une destination ignorée.

Cris, promesses, menaces, prières, elle mêla tout, jeta tout aux échos muets de sa prison.

Sa voix elle-même, comme garrottée par l’étroitesse de l’espace où il lui était permis de se développer, sa voix l’effraya.

Les larmes jaillirent de ses yeux, et comme une enfant, ayant usé dans cette aventure tout son courage, toutes ses forces, elle pleura, gémissant doucement.

Parfois elle avait un brusque retour de fureur ; mais cela tombait aussitôt et de nouveau les sanglots reprenaient.

Tout à coup Laura se tut. Son cœur se prit à battre follement. À demi pâmée d’épouvante, elle se rejeta en arrière.

Un claquement sec s’était fait entendre, puis un glissement léger, et un rectangle lumineux se découpa dans l’une des parois.

La porte, devinée par la prisonnière, s’ouvrait enfin, et sur le seuil, bizarrement éclairé par la lueur vacillante d’une tresse de cire, analogue aux rats de cave de France, un Indien se tenait immobile.

Elle le reconnut.

— Le chef kri !

Il affirma de la tête.

— Vous allez enfin, me délivrer.

— Non, Perle du Dominion.

— Non, alors que faites-vous ici ?

— Je viens vous parler, miss, et essayer de vous rassurer.

— Laissez-moi sortir, cela me rassurera plus que de longs discours.

— Je le voudrais, miss, mais cela m’est impossible.

— Alors, je suis prisonnière ?

— Oui.

Elle eut un rugissement, se rua sur son interlocuteur, mais celui-ci l’arrêta net d’un mot.

— Au delà de cette porte est la mort pour vous.

— La mort !

Certains mots font courir le frisson sur l’épiderme des plus vaillants. Laura n’était qu’une jeune fille, qui, depuis de longues minutes, se lamentait dans l’ombre.

Elle recula, affolée, se tordant les mains.

— Mais que se passe-t-il donc ?… Où est mon père ?… Où est… ?

Elle suspendit sa phrase, un sentiment de réserve l’empêchant de nommer celui qui, le matin même, l’avait sauvée du brownie.

— Master Topee est à Swift-Current. Il a auprès de lui le jeune guerrier des Vieux-Pays… Celui-ci fourbit ses armes : il attend que Flèche de Fer ait relevé la piste des ravisseurs de celle qui pleure, pour se lancer à leur poursuite et leur arracher leur victime.

Ces mots, comme une rosée bienfaisante, passèrent sur l’esprit troublé de la captive.

— Flèche de Fer a réussi, reprit l’Indien. Il s’est glissé parmi les gardiens de la Perle de Swift-Current, il a pu arriver près d’elle. Il retourne là-bas où on l’attend.

— Oh ! vous m’abandonnez !

— Non. Vous n’avez rien à craindre tant que vous ne quitterez pas ce chariot. Le chef est sorcier pour les hommes rouges ; à vous il dira la vérité ; il a établi un circuit électrique autour de ce chariot et nul ne le pourra franchir. Votre ravisseur vous parlera peut-être par une ouverture étroite, qui existe au-dessus de votre tête. Ne manifestez ni colère ni haine ; mais restez à l’abri du fourgon, jusqu’à l’heure où la voix du chef se fera entendre de nouveau.

— Votre absence sera longue ?

— Après-demain je serai de retour.

— Deux jours.

— Ayez patience. On vous passera des aliments par la lucarne dont je vous
le pseudo-chef rouge s’était remis en selle.
ai appris l’existence… Mais je vous laisse de la lumière, des allumettes… Votre ravisseur ne veut pas votre trépas.

— Mais qui est-il, enfin ? Quel est le misérable… ?

— L’homme qui a juré d’être votre époux, même malgré vous.

— Orsato Cavaragio ?

— Oui, miss…, le temps presse, les ennemis qui vous gardent doivent s’étonner déjà de la longueur de notre entretien… Tenez, une dernière indication… Appuyez votre main ici sur cette planche… Bien… Vous sentez qu’elle joue légèrement… Eh bien, quand vous voudrez renouveler l’air de votre prison, appuyez… Cela établit un contact, grâce auquel un ventilateur encastré dans la cloison se met en mouvement… Une planche du parquet s’abaisse aussi, démasquant une ouverture par laquelle s’échappe l’air vicié. Au revoir, miss. Ayez confiance dans le chef kri… et dans le prince.

Avant que la jeune fille eût pu faire un mouvement, elle se trouva de nouveau seule.

L’Indien avait disparu, la porte s’était refermée, et Laura aurait pu croire avoir rêvé, si la tresse de cire, posée sur une tablette à charnière, n’eût continué de brûler, si elle n’avait senti sur son visage le courant d’air frais projeté par le ventilateur.

Flèche de Fer, une fois dehors, s’était porté à hauteur de Kozets, qui dirigeait la marche des chevaux de trait, tout en tenant en main le coursier de l’ex-forçat de Sakhaline.

— Eh bien ?

— Cette jeune fille est très raisonnable ; moi absent, veille à ce qu’elle ne sorte pas…

Le pseudo-chef rouge s’était remis en selle.

Devant lui, la route descendait en lacets une pente rapide, au bas de laquelle le Missouri, encore torrentueux en ce lieu, bondissait en écumant.

De l’autre côté du pont de fer jeté sur le cours d’eau, la route s’enfonçait dans une étroite faille coupant une haute falaise, au sommet de laquelle s’apercevaient les glacis du fort Benton, édifiés par les États-Unis pour répondre à la construction sur le territoire canadien du fort Moonea Leod.

Telle une caravane d’ombres, les gardiens du fourgon, la voiture massive, descendirent au fleuve, le franchirent et s’engagèrent dans la « coupée », que dominent les fortifications destinées à défendre la Montana contre toute surprise d’invasion. C’est ainsi que les rapports officiels ont, motivé l’édification de l’ouvrage.

Ici la nuit se faisait plus épaisse.

Les regards des étoiles ne pouvaient plus se glisser entre les hauteurs perpendiculaires.

Kozets avait allumé une lanterne et marchait auprès du cheval de tête afin d’éclairer la route.

Durant près, d’une heure, on avança dans ce couloir de ténèbres, puis les parois rocheuses s’abaissèrent peu à peu, et l’on déboucha dans une vallée assez large, au fond de laquelle brillaient de nombreuses lumières électriques.

— Benton-City, murmura Dodekhan.

Il achevait à peine que le galop de plusieurs chevaux résonna en avant sur la route.

— Attention ! Agite ta lanterne afin que les cavaliers ne viennent pas donner, dans notre véhicule.

— Vous pensez donc que ce n’est pas le señor Orsato.

— Il doit venir seul à notre rencontre, et tu entends bien qu’il y a plusieurs chevaux.

— C’est vrai.

Le policier obéit, mais il eut beau agiter son falot, il ne parut pas que les arrivants eussent ralenti leur allure.

Le galop se rapprochait rapidement. Bientôt, au son, il devint évident que les cavaliers allaient apparaître dans le cercle lumineux d’une seconde à l’autre.

Et soudain les silhouettes de plusieurs hommes à cheval se découpèrent dans la pénombre.

L’Indien eut un cri d’avertissement inutile, car les nouveaux venus arrêtèrent leurs montures d’un coup, sur place, à la façon des vaqueros du Sud, et une voix essoufflée par la rapidité de la course jeta ces mots :

— Est-ce vous, Flèche de Fer ?

— Orsato, murmura l’interpellé, qui ajouta d’un ton plus élevé : Oui, señor, mais vous deviez venir seul à notre rencontre.

Cavaragio eut un éclat de rire, puis poussant son cheval auprès de celui du faux Indien, il murmura :

— Vous savez la rivalité qui existe entre les États-Unis et le Canada ?

— Oui.

— Eh bien, j’en ai profité pour me faire protéger par la police.

— Vous ?

Le señor rit de plus belle :

— Moi ! propriétaire de la grande république, patriote qui veut faire entrer aux United States une fortune canadienne qu’une petite intrigante prétendait conserver.

Dodekhan eut un geste de rage que cacha la nuit. L’immixtion de la police dans l’affaire était une catastrophe imprévue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À vingt kilomètres de la résidence de Swift-Current, sur les bords de la rivière Terre-Blanche, l’un des nombreux cours d’eau descendant vers le Sud pour aller gonfler le Missouri, s’élèvent brusquement une série de collines aux pentes abruptes, aux silhouettes déchiquetées.

Tout autour, c’est une plaine basse, terrain d’alluvion puissamment fertile ; La protubérance rocheuse se dresse isolée, tel le mont Saint-Michel au milieu des sables de sa baie.

Mais comme en Amérique tout est grandiose, on taillerait six cents monts Saint-Michel dans la masse de granit.

À l’intérieur, ce bloc rocheux est plus curieux encore.

La nature a pris soin de l’évider en cavernes, analogues aux causses du Tarn, mais d’un accès incomparablement plus facile.

Mica, sel gemme et cristal de roche confondent là leurs cristallisations ; des sels de fer, de cuivre, d’alumine, apportés sans doute, à une époque lointaine, par des eaux torrentueuses parcourant ces souterrains, teignent ces cristaux des teintes les plus diverses.

Le voyageur, qui s’engage dans le dédale, voit, lorsqu’il enflamme sa torche, les murailles se consteller de gemmes précieuses. Il croit errer au milieu de topazes, de rubis, d’améthystes, de grenats, d’émeraudes, de saphirs, parmi lesquels certains polyèdres non teintés scintillent comme de purs diamants.

C’est une lumière aveuglante. Les colonnettes des stalactites, les jeux d’orgue des stalagmites, tout brille, étincelle, flamboie ; c’est le décor de la féerie qui berça nos jeunes années ; c’est Aladin dans les caves des trésors, c’est le palais de pierreries, où les princes Charmants vont délivrer les Belles aux Cheveux d’Or.

Sur le sable pâle, fin, compact, qui tapisse le sol, les pieds glissent sans bruit. Les visiteurs semblent des ombres errant dans un foyer de clartés.

Or, les principales entrées des cavernes se trouvent en bordure de la rivière Terre-Blanche.

Jadis, prétend la tradition, les Bois-Brûlés, chasseurs de l’Ouest, toujours en guerre avec les Indiens, en avaient fait un lieu de refuge. Ils avaient étudié les galeries, les grottes, les nefs ; le plan avait été dressé et, quand leurs ennemis rouges serraient les trappeurs de trop près, ceux-ci gagnaient Swift, trouvaient là un des leurs, un vétéran dont les jambes se refusaient aux longues marches et qui, invalide nourri par ses frères de trappe, gardait l’asile, y guidait les fugitifs.

Aujourd’hui tout le massif faisait partie du domaine du milliardaire Topee, et les souterrains, au moins ceux avoisinant la rivière, servaient uniquement à emmagasiner le cuivre que le richissime spéculateur avait trusté.

Topee lui-même ne se fût pas ému le lendemain, vers minuit, s’il avait vu une jeune femme arriver à cheval et faire halte au pied des rochers, du côté le plus éloigné du cours d’eau.

L’amazone sauta légèrement à terre en grommelant :

— En voilà une profession pour une modiste.

Et levant son visage mutin vers la lune qui commençait à décroître, mais dont le croissant encore large projetait une vive lumière, Tiennette, — car c’était elle — continua :

— Minuit moins le quart, je suis en avance.

Ceci dit, elle attacha sa monture à un buisson et s’assit sur le sol.

Chez toute ouvrière parisienne, il y a une amante d’imprévu, d’aventures, qui sommeille.

La fille de Mariole en était la preuve.

À qui lui eût dit, quelques mois plus tôt, alors qu’elle chiffonnait des garnitures de chapeaux, qu’un jour, ou même une nuit, elle s’aventurerait à cheval, à vingt kilomètres de tout lieu habité, pour se rencontrer avec des Kris bizarrement tatoués, elle eût répondu à la faubourienne :

— Eh bien ! vous n’avez pas peur, vous !

Et maintenant, elle accomplissait ce qu’elle eût jugé impossible, avec la plus parfaite sérénité.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées quand le hululement aigu de la chouette de rocher passa dans l’air, répété presque aussitôt à peu de distance.

— Le signal, fit la jeune fille.

Elle porta un petit sifflet à ses lèvres et en tira un son prolongé.

Elle eut un léger cri de frayeur.

Le sifflement durait encore, qu’une vingtaine d’ombres semblèrent jaillir du sol, entourant la modiste.

C’étaient les Indiens Kris, que commandait Flèche de Fer. Avec leur prodigieuse habileté de batteurs d’estrade, ils étaient arrivés tout près de la jeune fille sans que le moindre bruit eût décelé leur présence.

Mais elle se rassura de suite.

Flèche de Fer, pour elle Dodekhan, était parmi les nouveaux venus.

Un conciliabule se tint à voix basse, rapide, puis les Indiens étendirent solennellement leurs couteaux à scalper et prononcèrent :

Bchou ! Ijdnam Gochs ! (Nous le jurons par notre sang !)

— Alors, frères, psalmodia le chef à la plume d’aigle, votre demeure
Dodekhan et Tiennette se trouvèrent seuls.
sera désormais dans les cavernes dont les ouvertures regardent le Nord, et cette jeune squaw, déléguée par moi, vous commandera.

— Les fils de la prairie obéiront.

— Allez.

Le temps d’abattre et de relever les paupières, Dodekhan et Tiennette se trouvèrent seuls. Les Kris avaient disparu. Ils rampaient à cette heure vers l’endroit où ils avaient laissé leurs chevaux, qu’ils allaient dissimuler, ainsi qu’eux-mêmes, dans les grottes nord de Swift-Current.

— Êtes-vous contente, mademoiselle ?

— Oui, monsieur Dodekhan.

— Je vais repartir, car je dois conduire à Benton-City le guerrier blanc dont le cœur a été ravi par la Perle de l’Ouest, alias Albert Prince.

— Et Laura ?

— Elle est gardée par la police des États-Unis.

— Elle ?

— Mais ne craignez rien, nous triompherons.

— Quand même.

— De votre côté, ne vous laissez pas surprendre.

— Pas de danger.

— Alors, au revoir, mademoiselle ; ne rapporterai-je pas un mot de vous à mon dévoué Kozets ?

Elle eut un petit frisson et sa voix trembla légèrement en murmurant :

— J’attendrai votre retour avec impatience.

Le jeune homme inclinant la tête, lança :

— Au revoir, mademoiselle.

Puis il s’éloigna, pour disparaître bientôt dans la plaine que la lune gouachait de taches éclatantes et de bandes obscures.

Quand le bruit de sa marche se fut éteint, la fille de Mariole se leva.

— Je commande à vingt Indiens, fit-elle d’un petit air décidé. Il s’agit à présent d’apprendre des autres ce que j’aurai à leur commander.

Sur ce, elle se mit en route.

Longeant la base de la gibbosité rocheuse, qui s’arrondit sur la plaine de Swift, elle se dirigea vers le Sud.

Un quart d’heure lui suffit pour atteindre une hutte de guetteur isolée au milieu de broussailles.

En y arrivant, elle siffla, comme elle l’avait fait naguère pour appeler les Indiens.

Un signal semblable lui répondit.

Puis un froufrou de jupes, des exclamations étouffées, et la fille de chambre Nelly émergea des buissons qui formaient un rond-point feuillu en avant de la « Guette ».

Les jeunes filles ne se perdirent point en vains compliments.

— Miss générale comtesse voudra-t-elle se glisser dans cette cahute ?

— Oui, si cela me permet d’entendre ce qui se dira aux environs.

La camériste montra le rond-point.

— Ceux que j’attends viendront ici.

— Alors, ma bonne Nelly, je n’hésite pas.

L’abri, fait de branchages et de terre battue, n’avait point de porte. Il formait une sorte de guérite basse, ouverte dans la direction de la rivière, percée de meurtrières des autres côtés.

— Il y a une souche au fond, en face de l’entrée, jeta l’organe de Nelly. La générale comtesse peut s’asseoir.

— Merci !

Ce fut tout.

Le ricanement du chien sauvage venait de hoqueter à peu de distance.

— Eux, prononça la fille de chambre d’une voix légère comme un souffle, tandis que Tiennette, un tantinet émue, traînait contre la paroi, à côté de l’entrée, le billot de bois sur lequel elle prit place.

La suivante de Laura s’était postée à quelques pas.

Un moment de lourd silence suivit ; après quoi, des hommes pénétrèrent dans le rond-point et le dialogue s’engagea aussitôt entre eux.

— Monsieur Troll, je suis heureux de vous rendre mes devoirs.

— Ravi, honorable monsieur Bring, de vous rencontrer dans des circonstances, où je n’ai pas à arrêter… votre courtoise éloquence.

Tiennette reconnut les deux hommes dont elle avait surpris la conversation dans le train.

— Permettez-moi de vous présenter les associés que je me suis choisis.

— Faites donc. On a tout à gagner à connaître les relations que s’est ménagées un gentleman tel que vous.

La modiste était tout oreilles.

Vraiment, l’entretien de ce policier et de ce voleur lui semblait inénarrable. Habituée aux formes officielles de la police française, la jeune fille tombait d’emblée dans la fantaisie du Nord-Américain.

Toutes les traditions des vieux pays s’écroulaient du coup, et la fantasque façon de procéder d’une police neuve, aux prises avec une pègre nouvelle, inventive et active, lui apparaissait dans toute sa saveur originale.

Cependant Bring se livrait à une présentation en règle.

— Voici Lormeau, dit Triple-Lame ; Johnsborn, dit la Raclette ; Gérard, dit le Serrurier ; Pralig, dit l’Ébouriffeur des misses…

Troll l’interrompit :

— Passons, passons… Tous ces messieurs sont des amis de longue date. Je leur ai donné à tous des entrées de faveur à Black-house (surnom argotique des prisons). Passons au fait. Mademoiselle Nelly, voulez-vous apprendre à ces gentlemen ce que l’on attend d’eux ?

La femme de chambre s’inclina :

— Messieurs, M. Bring, qui vous a réunis sous sa responsabilité, est chargé d’une mission de confiance par le gouvernement.

Un murmure s’éleva. Il exprimait la surprise timorée qu’éprouvaient ces citoyens, bandits émérites pour la plupart, à l’idée de travailler pour le compte du gouvernement.

— Des raisons, qu’il serait trop long de vous énumérer, font qu’il est d’une
Ceux que l’affaire inquiète peuvent s’en aller !
importance de premier ordre qu’un stock considérable de cuivre, enfermé dans les souterrains sud de Swift, soient transportés dans les carrières de la Biche. Sûr de votre bon vouloir, de votre loyalisme, les autorités s’en remettent à vous du soin de mener à bonne fin cette délicate opération.

À ces paroles, l’étonnement des auditeurs se nuança de satisfaction.

— Je vais vous conduire à l’entrepôt souterrain du cuivre.

All right !

— Et M. Bring voudra bien ensuite prendre toutes dispositions utiles pour assurer, avec votre concours, le transport dont s’agit.

— Et le prix du transport ? demandèrent des voix rauques.

— Je pense que M. Bring vous a déjà instruits.

Bring intervint :

— Un million, dont cinq cent mille francs pour vous, mes gaillards.

— Cela est exact, fit Troll, dont l’affirmation produisit une impression profonde sur l’auditoire.

— Tout à fait exact, appuya Nelly.

Ce ne fut plus un murmure, mais un grognement de plaisir qui ponctua la phrase de la camériste.

— S’il en est parmi vous que l’affaire inquiète, ils peuvent encore s’en aller.

Mais personne ne bougea.

— Alors, reprit la suivante en s’adressant aux chefs de la bande, allons examiner l’œuvre à entreprendre…

Elle éleva la voix pour achever :

— Que personne ne reste en arrière !

La modiste jugea que la recommandation s’adressait à elle, et à vingt mètres des derniers bandits, protégée par la nuit et par les broussailles, elle se mit bravement en marche.

En un quart d’heure, on eut atteint la rivière Terre-Blanche. Les eaux étaient bases et découvraient une partie des berges que les crues de printemps avaient nivelées. C’est sur cette portion de territoire, amphibie si l’on peut s’exprimer ainsi, que Nelly et ses compagnons s’engagèrent.

Ainsi l’on contourna les rochers de Swift, et l’on parvint en un point où la muraille abrupte de granit se trouait d’un étroit couloir, au sol s’élevant en pente douce.

Au fond du défilé, sous un voile épais de lianes et de plantes grimpantes, les entrées sud des grottes apparurent.

Toute la troupe s’y engouffra, sur les pas de la femme de chambre.

Tiennette, qui n’avait pas cessé de suivre la trace, hésita une seconde. S’engagerait-elle dans le souterrain ?

Elle se répondit non.

À quoi bon se faire surprendre ?

Mais sa curiosité voulut au moins contempler les masses cuprifères amoncelées en cette cachette par la volonté de Topee.

Elle n’eut pas loin à aller.

Guidée par les voix des hommes de Bring, la jeune fille, se coulant le long des parois, se dissimulant derrière les blocs en relief, parvint à l’entrée d’une salle assez spacieuse.

Là, le cuivre s’élevait en tas jusqu’à la voûte.

Barres, saumons, masses informes, s’amoncelaient pêle-mêle. Les torches, dont ceux que surveillait la modiste s’étaient munis, piquaient ces cuivres de plaques jaunes ou vertes.

— Il y en a quinze ou vingt « chambres » comme celle-ci, indépendamment des galeries qui les relient, murmura la jeune fille. Je crois bien que l’on n’aura jamais remué autant de cuivre pour conquérir une héritière d’or.

Puis, sur cette phrase énigmatique, elle regagna la sortie, la berge découverte, et remonta vers l’endroit où son cheval entravé l’attendait.

Légère comme une écuyère consommée, elle sauta en selle et lança sa monture, au grand trot, sur la route qui accède à la gare du chemin de fer de Swift-Current.

Des hangars s’alignaient le long de la voie, édifiés par le roi du cuivre et destinés à recevoir ses énormes transports.

Elle pénétra dans l’un d’eux.

De là, sans être vue, elle discerna, à deux heures sonnantes au cadran de la station, Flèche de Fer et Albert Prince se rencontrant devant le bâtiment des voyageurs.

Les deux hommes échangèrent quelques mots que la distance l’empêcha d’entendre, puis ils sortirent de la cour de la gare et, à un trot modéré, parcoururent la rue du village conduisant à la partie occidentale du district.

Leurs silhouettes s’effacèrent ; les sabots cessèrent de sonner sur le sol.

Alors Tiennette eut un mélancolique sourire :

— Que le ciel les protège… tous les deux ! fit-elle… et après un silence : et monsieur Kozets aussi.

D’un mouvement mutin des épaules, elle parut secouer l’inquiétude trahie par sa voix, et, le ton assuré maintenant, elle conclut :

— À présent, je vais me coucher et dormir… Je l’ai bien gagné, car je crois avoir bien travaillé pour arriver au mariage de deux êtres que des préjugés ridicules auraient toujours séparés.