Millionnaire malgré lui/p2/ch03

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 221-247).

III

L’ENLÈVEMENT


Tandis que ces événements s’accomplissaient, Tiennette approchait de Désastre-Rocks.

Une fois le pont de la Mignardise traversé, la modiste, laissant son père galoper avec les autres chasseurs, avait lancé son cheval à fond de train sur la route, plus longue, mais incomparablement plus facile, adoptée par les fourgons de vivres !

Tout en galopant, elle songeait.

Les semaines écoulées se retraçaient à son esprit comme les images d’un cinématographe.

C’était l’arrivée du steamer Canadian dans le golfe du grand fleuve, le Saint-Laurent, l’apparition des îlots de la Madeleine, du cap Gaspé, point extrême de l’estuaire du puissant cours d’eau.

Puis la montée du bras droit du Saint-Laurent, entre les rives de la Gaspésie et la côte basse de l’île d’Anticosti, terre jadis désolée, dont des millions français habilement dépensés ont fait un séjour habitable où déjà onze cents colons sont établis et vivent largement.

Plus loin, les berges se rapprochaient. Le fleuve coulait dans une large faille, que l’on eût cru coupée à la hache au milieu de la province si française de Québec.

Les bourgades, les villes se succédaient avec leurs dénominations pittoresques : Trois-Pistoles, Tadoussan, Saint-Aude, Bain-Saint-Paul. On longeait la petite île d’Orléans, laissant à gauche la pointe Lévis, avec ses habitations que dominent, ainsi que des tiares élancées, les flèches de nombreuses églises.

Le steamer filait toujours au milieu d’une armée de voiliers, de vapeurs, de canots du pays.

Il dépassait la chute écumante de Montmorency, atteignait le magnifique amphithéâtre, dont le fond est occupé par la ville maritime, dont le bassin est formé par la rivière Saint-Charles, et dont les hauteurs sont dominées par les constructions trapues ou gracieuses du Château-Frontenac, de la Citadelle et de l’Université Laval.

En ce point, on quittait le Canadian, bien qu’il remontât jusqu’à Montréal ; puis, sous la conduite de Topee, de Laura, tout fiers de présenter leur Canada à un prince, les voyageurs, par chemins de fer, chalands, ferry-boats, etc., suivaient le Saint-Laurent, dans les méandres des Mille Îles, traversaient le lac Ontario, admiraient les cataractes sans rivales que forme le Niagara amenant dans l’Ontario le trop-plein du lac Érié.

Ils parcouraient ce dernier dans une de ces longues chaloupes, dont les aubes, non recouvertes de tambours clos, projettent en tournant une pluie de gouttelettes et donnent au passager, lorsque brille le soleil, l’illusion de naviguer au milieu d’un éclaboussement de diamants.

Ils remontaient la rivière Saint-Clair pour passer dans le lac Huron, prolongeaient les îles Manitoulines, qui séparent ce lac de la baie Géorgienne, apercevaient par le détroit resserré de Machinue l’immense dépression du lac Michigan, lequel s’enfonce au loin vers le Sud.

Puis, s’engageant dans le couloir encaissé du Sault-Sainte-Marie, la petite troupe atteignait enfin le lac Supérieur, ayant suivi le Saint-Laurent dans sa traversée des grands lacs, en comparaison desquels notre lac de Genève apparaît comme une simple mare de village (1.200 kilomètres carrés auprès de 340.000 kilomètres carrés).

Là, on rejoignait la grande artère ferrée canadienne de Québec-Vancouver, tendue ainsi qu’un trait d’union entre l’Atlantique et le Pacifique. Et un sleeping-salon des plus confortables emportait à travers les provinces de l’Ontario, du Manitoba et de l’Assiniboïa, la petite troupe formée par les Topee, Albert, Mariole, Tiennette, Dodekhan, Kozets.

Avec stupéfaction, les Européens admiraient les exploitations agricoles géantes, prolongeant la voie durant des lieues. Charrues, faucheuses, herses, batteuses, tous les instruments d’agriculture se surmontaient ici d’un panache de fumée. La vapeur défonçait le sol, l’ensemençait, faisait la récolte.

Et puis, la voie entrait dans la région des lacs de l’Ouest… On les entrevoyait en filant à cinquante milles à l’heure. À Saint-Boniface, c’était le lac des Bois ; à Selkirk, le Winnipeg ; au portage Marquette, le Manitoba.

Tiennette souriait en se rappelant ces nappes d’eau. Pourquoi ? Oh ! pour une raison qui fera sourire toutes les jeunes filles : c’était là qu’elle avait découvert le secret du dévouement de Nelly au señor Orsato Cavaragio.

Certes, elle l’avait, soupçonné bien avant, mais la certitude lui était refusée, car jamais elle n’avait pu avoir, avec la suivante, une conversation catégorique à ce sujet. Ce qu’elle croyait lui avait été conté par Dodekhan, dont elle servait les projets avec un plaisir chaque jour croissant, un plaisir qu’elle confiait à M. Kozets, ce qui nécessitait d’interminables conversations avec le policier russe.

Après un déjeuner substantiel, Topee et Mariole s’étaient assoupis. Laura et Prince devisaient à mi-voix de choses qui semblaient les mettre en joie. Dodekhan et Kozets paraissaient se plonger dans l’étude de la région. Tiennette, quelque peu délaissée, avait prétexté le besoin d’un peu d’exercice, et, quittant le wagon, elle avait parcouru par les couloirs de communication le train dans toute sa longueur.

Toute, non pas ; dans l’avant-dernière voiture, on lui apprit que le wagon de queue avait été loué momentanément par deux gentlemen, qui élucidaient une question commerciale au couteau, et que, par suite, l’accès en était provisoirement interdit à toute personne étrangère à l’affaire.

Atroce, une interdiction semblable.

Une modiste parisienne, qui ne serait pas curieuse, n’aurait droit ni au titre de modiste ni à celui de citoyenne de Paris. Être arrêtée devant un wagon derrière les parois duquel on s’égorge, mais cela était inadmissible.

Heureusement pour Tiennette, son ingéniosité se montra digne de sa curiosité.

Elle appela le chef de train, lui déclara gravement qu’elle avait provoqué une jeune et insolente miss, qu’elle lui avait donné rendez-vous pour une rencontre au revolver de poche, et moyennant le paiement de dix dollars, elle devint propriétaire de l’avant-dernière voiture pour cinquante-cinq minutes.

Elle ne comptait plus la dépense depuis qu’elle coudoyait chaque jour ce Pactole ambulant du nom de Topee. Tous les soirs elle faisait sa partie, et empochait un nombre respectable de dollars, ou de livres sterling. Le nom lui importait peu pourvu qu’elle eût la chose.

Une fois maîtresse de la placée, car tous les voyageurs, s’étaient retirés par discrétion, la jeune fille s’empressa d’ouvrir la porte de la plate-forme d’intercommunication traversa à pas de loup la passerelle, et entr’ouvrit avec toutes sortes de précautions l’entrée de la voiture de queue.

Aucun de ces cris, de ces appels du pied, qui caractérisent le duel au couteau ne parvint à son oreille.

Elle écouta encore.

Toujours rien.

— Ah ça ! murmura-t-elle, mi-railleuse, mi-émue, est-ce qu’ils se seraient réduits en charpie tous les deux ?

Cette idée lui causa un petit frisson des plus agréables, tel celui qui saisit le spectateur lorsqu’un dompteur de fauves est en danger, ou lorsque l’on voit une personne tomber du quatrième étage dans la rue.

Seulement le désir de se renseigner se greffa sur celui de voir. Tiennette entre-bâilla la porte et avança la tête.

Les premiers fauteuils-lits étaient dressés comme une cloison, isolant le reste de la voiture d’un espace de quatre mètres carrés situé devant le seuil. Elle comprit. Les duellistes avaient élevé cet obstacle pour se dérober à tout regard indiscret.

Mais que faisaient-ils donc ?

Et soudain elle distingua, au milieu du bourdonnement produit par le roulement du train, un léger chuchotement.

Plus de doute, les combattants, à bout de forces et de sang, expiraient à ce moment.

Sans plus réfléchir, elle entra. Mais elle s’arrêta, les pieds rivés au plancher. Avec l’accent de la belle humeur, une voix disait :

— Vous concevez, mon vieux garçon… ; le bras en écharpe, une petite tache de sang pour satisfaire ceux qui en veulent voir…, cela vous mènera à la première station où vous descendrez. Une fois le train reparti, vous enlevez l’écharpe et vous reprenez l’usage de vos deux mains

— Pour la besogne dont vous m’honorez, master Troll.

— Précisément. La besogne vous ira, j’en suis sûr… car vous êtes un solide voleur, mon cher Bring.

— Comme vous êtes un bon policier… Chacun sa partie, n’est-ce pas, master Troll ?
tout en galopant elle songeait.

Voilà ce que Tiennette médusée entendit.

Un instant, elle craignit d’être devenue subitement folle. On lui annonçait un duel et elle trouvait quoi ? Un voleur et un policier en amicale conversation. Pourtant le témoignage de ses sens chassa son anxiété ! L’entretien continuait derrière les fauteuils-lits dressés.

— C’est égal, mon bon master Troll, vous m’avez fait une rude peur quand vous avez mis votre digne main sur mon épaule.

— Oh ! habile Bring, quand on travaille si bien des siennes, on ne doit redouter la main de personne.

— Il vous plaît à dire… mais la vôtre indique si nettement le chemin de la prison…

— Aux coupables, cher Bring ; or, vous avez purgé votre dernière condamnation.

— À Sacklesand, master Troll.

— Par conséquent vous n’êtes plus dans la catégorie des coupables.

Un court silence, puis l’organe du voleur reprit :

— Qui oserait l’affirmer ? Il y a un mois que l’on m’a renvoyé…

— Un mois ? Diable ! On a commis quelque peccadille ?

— Ah ! master Troll, voilà une question à laquelle je ne répondrais pas, même si elle m’était adressée par mon directeur spirituel.

— Il ne peut être plus spirituel que vous, Bring. Mais laissons les vains compliments, les hommes comme nous se connaissent trop pour se montrer sensibles à des paroles creuses, que les lèvres sont aptes à prononcer à l’insu du cœur. Non, mon estime pour vous désire se prouver autrement.

— Et comment, master Troll ? L’estime d’un personnage comme vous est inquiétante.

— Mais non, timide Bring. Voyons, depuis notre rencontre, qu’ai-je fait ? j’ai loué ce wagon jusqu’à Broadwiew… Y a-t-il de quoi frémir ?

— Non, seulement ce dont j’ai peur, c’est après…

— Après, vous descendrez librement, tandis que je poursuivrai mon voyage.

— Librement, master Troll ?

— Plus que cela encore, vous aurez en poche un papier signé par moi, déclarant que, d’ici un délai de deux mois, toutes vos actions vous sont commandées par le service de la police et doivent en conséquence n’être point entravées…

— Deux mois, mais c’est la fortune que vous m’offrez là, master Troll.

— Quelque chose d’approchant. Je vais vous expliquer l’affaire, très bien payée en elle-même. Je sais bien qu’un… artiste tel que vous ne peut rien voir de précieux à sa portée sans le faire disparaître… Je fermerai les yeux, en vous priant cependant d’y mettre quelque discrétion.

— Mon rêve est d’être honnête, master Troll.

— Cela ne me surprend pas, Bring, on m’a toujours dit que les songes sont mensonges. Mais arrivons au fait, vous connaissez certainement le milliardaire Topee ?

— Hélas !

— Pourquoi ce soupir ?

— Trois mois de hard-labour, master Troll, pour avoir fait une visite chez Topee et l’avoir, par bienveillance pure, débarrassé d’un peu de l’excédent de son superflu.

— Cela suffit.

— Vraiment ?

Maintenant Tiennette s’appuyait aux fauteuils-lits, tout empourprée d’émotion. Que signifiait ce complot d’un policier et d’un voleur contre cet excellent M. Topee ?

Elle avança tout doucement la tête, cherchant une solution de continuité, une fissure, qui lui permît d’apercevoir les causeurs. Ce qui ne l’empêchait pas d’écouter de toutes ses forces.

— Topee, mon cher garçon, continuait le policier, Topee a fait le trust du cuivre américain. Tout le stock disponible est entre ses mains, soigneusement garé dans les grottes qui occupent le Sud de son territoire de Swift-Current.

— Il doit y en avoir !…

— Pour un milliard au prix courant, pour trois ou quatre, quand il aura affamé l’industrie.

— Mâtin !

— Tout son jeu est là. Les stocks sont près d’être épuisés, et alors il établira les cours qu’il lui plaira.

— C’est trop d’argent pour un homme, gémit le voleur.

À ce moment, Tiennette retint un cri de joie prêt à s’échapper de ses lèvres… Un espace libre existait entre le fauteuil-lit et la cloison, et par cette étroite rainure elle pouvait couler son regard avide. Elle voyait les causeurs.

Troll, carré, trapu, dans sa blouse de chasse beige, la culotte large serrée par les bottes de cuir fauve, la tête ronde, ornée de cheveux rudes et droits, la face colorée, la bouche énorme.

Bring, petit, mince, souple, brun, ayant quelque chose de l’allure cauteleuse et féline du chat.

— C’est trop d’argent, venait de prononcer celui-ci.

— Voilà ce que pense le gouvernement, affirma Troll.
Troll et Bring.

— Le gouvernement ?…

— L’ai-je dit, Bring ?…

Ma foi, tant pis, vous me garderez le secret… La loi ne permet pas d’atteindre tes trusts ; nous sommes forcés de lutter par des moyens… détournés.

— Je comprends… il s’agit de détourner, vous avez pensé à moi.

— Exactement raisonné, Bring…

— Que faut-il faire ?

— Tirer, avec des gaillards vigoureux, le cuivre des cavernes de Swift-Current et le porter dans les carrières de la Biche.

— C’est plus difficile à faire qu’une montre.

— On vous aidera. Miss Nelly, une suivante de miss Topee, a compris le grand intérêt qu’il y avait à réduire le roi du cuivre.

— Intelligente, cette Nelly.

— Très. Elle vous donnera tous les renseignements désirables, éloignera les surveillants.

— Oh ! alors… Que paie le gouvernement ?

— Quarante pour cent du prix de vente des cuivres enlevés. Nous avons le vendeur.

— Hein ! mais c’est quatre cents millions.

— À partager avec miss Nelly.

— Mettons deux cents.

— Vous pouvez les mettre.

— La fortune… honnêtement… en sauvant l’industrie de mon pays… Ah ! master Troll, excusez mon émotion, jamais je n’aurais cru que ma carrière se terminerait comme cela.

Et vraiment très troublé, sans doute par l’énoncé du chiffre fantastique mis à ses services, le voleur se laissa tomber sur un fauteuil.

Soudain, il se redressa avec un cri :

— Mais où rencontrerai-je votre Nelly ?

— À Broadwiew.

— Hein ?

— Elle descendra à cette station, afin de faire diverses emplettes pour ses maîtres, qu’elle rejoindra ensuite à Swift-Current. Notre train en route, vous causerez tout à l’aise.

All right !

— Un mot encore : si vous découvriez que, tout en ruinant Topee, cette Nelly, une femme charmante, songe à se faire épouser par notre vendeur, n’ayez pas le mauvais goût de songer qu’elle fait la  meilleure affaire.

Bring eut un geste indigné.

— Oh ! master Troll, pour qui me prenez-vous ? Quand on est, raisonnable avec moi, je suis le garçon le plus coulant du monde. Qu’aurais-je besoin d’ailleurs de ces fortunes démesurées auxquelles se complaisent certaines gens… Je paierai environ cent millions à mes aides… J’en aurai autant pour moi… cela me suffira, j’ai des goûts simples.

Puis, d’un ton insinuant :

— Et le vendeur, que miss Nelly compte acheter en mariage… quel est-il ?

— Le señor Orsato Cavaragio.

By devil !

— Vous le connaissez aussi, Bring ?

— Oh ! master Troll, une bague en diamants trop large, qui ne tenait pas à son doigt… Je la ramasse… vingt-huit semaines d’ateliers de fer-blanc[1].

— Satané Bring… il a été en relations avec toute la société huppée du Canada…

— Et même des United States, master Troll.

— Soyez tranquille, le señor Orsato devient votre associé… Il vous marquera, j’en suis certain, une considération particulière, pour vous faire oublier un malentendu qu’il doit déplorer.

Tiennette comprit que l’entretien allait prendre fin.

Au surplus, elle en savait assez.

Ouvrant délicatement la porte, elle se glissa sur la passerelle, traversa en courant la voiture louée par elle-même, jeta aux curieux rassemblés dans le véhicule suivant :

— Mon adversaire est lâche, elle n’a pas osé venir. Messieurs, vous pouvez disposer de mon wagon.

Et continua sa course sans s’attarder davantage. À Broadwiew, Nelly descendit. À travers la glace, Tiennette la vit, sur le quai, se rapprocher de Bring, qui portait piteusement le bras en écharpe.

Puis le convoi repartit.

Alors la modiste entraîna sans affectation Dodekhan et Kozets sur une passerelle de communication et leur apprit ce qu’elle venait d’entendre.

À sa grande surprise, Dodekhan lui prit les mains, et avec une joie profonde, murmura :

— Maintenant le bonheur d’Albert est assuré.

— Vous croyez ?

— Oui, qu’il se taise quelque temps encore, — et il se taira, car vous et votre père l’avez admirablement fait entrer dans l’imbroglio… — nous serons maîtres de la situation en tous points.

Et la curieuse Tiennette l’interrogeant encore, il refusa de s’expliquer.

Seulement, en arrivant à Swift-Current, il allégua des intérêts au Klondike pour quitter les milliardaires. Il promit seulement que, sous peu, il laisserait son compagnon Kozets libre de rejoindre les Canadiens.

Et il avait tenu parole. Le prince Virgule et sa suite étaient à peine installés depuis quinze jours chez le roi du cuivre, quand Kozets reparut. Sans retard il annonça mystérieusement à la modiste que les menées de Nelly n’étaient plus à craindre, les contre-mines nécessaires ayant été disposées, et qu’il dépendrait uniquement d’elle de les faire réussir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Réveillant le souvenir de ces divers événements, Tiennette avait abandonné les rênes, et son cheval ne sentant plus peser sur lui l’impatience et l’ennui de l’amazone, en avait profité pour passer du galop au trot, puis du trot au pas. Brusquement il s’arrêta.

Tiennette tressaillit, comme une personne réveillée en sursaut et promena autour d’elle un regard interrogateur.

À dix pas, un Indien, debout sur un quartier de roche, s’appuyait sur le canon de sa carabine. Il regardait au loin, sans paraître avoir remarqué la présence de la modiste.

Tiennette n’était point poltronne ; de plus, elle se figurait n’avoir pas plus à craindre dans les plaines de l’Ouest que dans celle de Saint-Denis. Aussi considéra-t-elle le Peau-Rouge avec un intérêt exempt de tout malaise.

— Pas mal, murmura-t-elle, après un moment… Le dernier feuilleton qui prétendait que les Indiens sont abrutis, déprimés par l’alcool… Il n’a pas l’air déprimé, celui-là.

En effet, Flèche de Fer, — car c’était le chef que le hasard jetait sur la route de Tiennette, — ne ressemblait en rien au portrait peu flatté que la jeune fille venait de résumer.

— Mais au fait, reprit-elle, à l’estime, je ne dois plus être loin de leur Désastre-Rocks, celui-ci pourra peut-être me renseigner. Et poussant légèrement son cheval, elle recueillit ses souvenirs de feuilleton pour lancer cette phrase, à son avis du plus pur tour indien :

— Mon frère rouge est un grand chef.

L’interpellé la regarda… On eût cru qu’une étincelle railleuse s’allumait dans ses yeux noirs, et il répliqua sur un ton ironique :

— Quand on est sur une pierre, cela avantage la taille.

Tiennette en demeura saisie.

Ah çà ! elle parlait en fille accoutumée aux mœurs des peuplades rouges, et il répliquait, lui, en se moquant, absolument comme si les romanciers avaient créé de toutes pièces une langue de convention.

Mais elle songea que le guerrier de la prairie avait pu perdre, au contact de la civilisation, ses qualités et son éloquence natives. Puisant dans cette idée une consolation pour son amour-propre de lectrice assidue des feuilletons, elle reprit :

— Suis-je bien loin encore de Désastre-Rocks ?

Le chef étendit la main en arrière vers un rideau d’arbres sous lequel s’enfonçait la route.

— Ces érables cachent les rochers. En trois minutes, le cheval de la jolie squaw l’y portera.

Cette fois la modiste respira. L’homme rouge l’avait appelée : jolie squaw. C’était galant, mais c’était indien.

— Et, continua-t-elle avec cette insouciance de l’ouvrière parisienne, qui bavarde en route avec n’importe qui, est-ce que je ne pourrai pas dire à mes amis le nom du grand chef qui m’a renseignée ?

Le guerrier se redressa de toute sa hauteur, et majestueusement :

— Flèche de Fer est mon nom… et la plume d’aigle piquée dans mon
Elle eut un mouvement de surprise
scalp (mèche de cheveux longs que conservent les Indiens au sommet de la tête) dit ma qualité.

Et comme elle le regardait avec une sincère admiration, il éclata de rire :

— Je me nomme aussi Dodekhan, surnommé par vous « le Milord », mademoiselle Tiennette, et je suis enchanté de vous rencontrer.

Elle eut un mouvement de surprise, puis se ressaisissant :

— Moi aussi, j’ai à vous dire…

— Que l’on va déménager les masses de cuivre entassées par M. Topee dans les cavernes sud de Swift-Current.

Elle le considéra avec stupeur.

— Vous savez cela ?

— Kozets n’est là-bas que pour me renseigner.

Elle serra les poings d’un air de menace :

— Oh ! le cachottier qui ne m’a rien dit.

Le pseudo-Indien secoua la tête :

— Il dit ce que je le charge de dire, il tait ce que je juge devoir être tu.

Et doucement :

— Il vous a cependant recommandé de venir à Désastre-Rocks par la grande route.

— Oui, et j’ai obéi.

— Je n’en doutais pas, je vous attendais.

Elle eut un sourire mutin, ce sourire de la Parisienne frondeuse qui se résout, non sans peine, à l’obéissance.

— Alors vous vouliez me voir ?

— Oui, et vous charger d’une mission capitale.

Il s’était approché tout en parlant. Il prit la bride du cheval, l’amena tout au bord de la route.

Puis saisissant la main de la modiste, il fit glisser à son doigt une bague d’or retenant un magnifique saphir.

Tiennette n’eût pas été femme si pareil présent ne l’avait fait sourire.

— Oh ! que c’est beau ! fit-elle.

— Un instant… Je n’accomplis ici qu’une mission dont M. Kozets m’avait chargé.

— M. Kozets ?

— Oui, il est timide, très timide, et comme il me le disait encore récemment, il se trouve bien laid, pour offrir une pierre précieuse à la charmante Parisienne que vous êtes.

Comme malgré elle, Tiennette murmura :

— Est-il vraiment si laid que cela ?

Il y eut une flamme gaie dans les yeux du faux Indien ; puis sans paraître avoir entendu la réflexion :

— Ma commission est faite. Passons aux choses graves. Demain, à minuit, soyez au nord du massif rocheux qui recouvre les cavernes de Swift-Current.

— À minuit ?

— Vous en étudierez les parages durant la journée. Je vous présenterai à mes Indiens, car à dater de ce moment vous les commanderez…

— Moi, une modiste… Vous avez des idées…

— Nécessaires au bonheur de Prince.

— Oh ! alors…

— Écoutez-moi bien. Nelly, avec l’aide de Bring, de Troll et de coquins de leur espèce, fera enlever le stock de cuivre que Master Topee a enfoui dans les cavernes du Sud. Le stock sera transporté près de la Saskatchewan, dans les carrières de la Biche.

— Oui, je sais.

Vous, vous le reprendrez là, avec mes Indiens, et vous le ramènerez à Swift-Current. Seulement vous le cacherez dans les grottes creusées au nord du massif.

Et appuyant l’index sur ses lèvres :

— Tout le monde, surtout Nelly, doit ignorer cela. De la sorte, Orsato et sa complice se croiront maîtres de la fortune de ce bon M. Topee, et c’est nous seuls qui en seront les maîtres.

Du coup, Tiennette applaudit bruyamment :

— Bravo !… je comprends… M. Kozets m’aidera, n’est-ce pas ?

— Non. — Non ?… Pourquoi ?

— Parce qu’il veillera avec moi sur miss Laura.

— Sur Laura ?… Un danger la menace-t-il donc ?

— Un grand danger. Orsato Cavaragio la fera enlever aujourd’hui, avec la pensée de la contraindre à l’épouser.

— Nelly n’en est pas prévenue.

— Naturellement, elle s’y serait opposée… Mais le señor pense que deux sûretés valent mieux qu’une. Et tandis que sa complice dérobe la fortune de M. Topee, il lui paraît adroit de dérober la jeune fille.

— Il faut la prévenir…

Déjà elle allait rendre la main, mais Dodekhan arrêta le cheval par la bride.

— Vous garderez sur ceci le silence le plus absolu.

— Comment ?

— Vous laisserez faire.

— Ce pauvre Albert souffrira le martyr…

— Et il se lancera à la poursuite du ravisseur, il délivrera Laura… Ainsi elle oubliera de plus en plus son titre, pour ne voir que sa vaillance, son dévouement.

Tiennette demeurait pensive, les paupières baissées.

— Oui, oui, dit-elle enfin, je conçois le plan… Une chose me déplaît seulement… Quand Laura sera au pouvoir de cet énergumène de Cavaragio…

— C’est Kozets et moi, Indiens tous deux, qui escorterons miss Laura.

— Vous ?… Et vous dirigerez Albert, sans en avoir l’air…

— Justement.

La modiste ne fit plus d’observation ; elle se redressa sur sa selle et d’un ton gouailleur :

— Alors, je salue le grand chef Kri et je poursuis ma route.

Et poussant son cheval :

— Ne gardez pas trop longtemps M. Kozets… Il faut penser qu’il est très complaisant ; que je suis habituée à l’avoir sous la main… et qu’il me manquerait.

Un coup de cravache et le quadrupède partit au trot.

Dodekhan considéra la jeune fille qui s’éloignait :

— Étrange fillette !… Et Kozets… Que diraient-ils, là-bas, à Samarcande, s’ils savaient que je m’occupe à faire le bonheur… de tous ces pauvres gens.

Il haussa les épaules :

— Bah ! il n’est pas de petites besognes… Et ; puis c’est pour mon père,… c’est pour la « Française » !

À ce moment le sifflement du merle rouge se vissa dans l’air.

Le jeune homme tressaillit.

— Ah ! ceci est le signal pour le chef Kri. Il paraît que je me suis attardé trop longtemps.

Et il s’élança à travers champs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, la modiste, tout en maintenant son cheval à un trot allongé, réfléchissait.

De temps à autre, ses regards se fixaient avec complaisance sur le saphir que le soleil faisait étinceler.

Évidemment, la bague lui causait un très réel plaisir, et, sans aucun doute elle ressentait une reconnaissance pour le policier russe qui avait songé à lui causer cette satisfaction.

Bientôt la route s’enfonça sous les verdures d’un petit bois, et cinquante mètres plus loin, Tiennette déboucha dans un vaste cirque, entouré de murailles rocheuses du milieu desquelles jaillissait une source claire, s’écoulant vers la plaine en joli ruisseau murmurant.

Déjà toute la chasse était réunie sur l’une des rives du minuscule cours d’eau, qu’un baby eût franchi d’une enjambée.

Sur l’autre rive, une vingtaine d’Indiens Kris étaient campés, considérant d’un œil tranquille la troupe joyeuse et bruyante des chasseurs.

Laura très entourée, racontait à ses amis le péril auquel elle avait échappé grâce à l’intrépidité du prince.

Topee se démenait auprès d’elle, clamant avec l’intention de donner plus de poids à ses paroles :

— Ce valeureux Virgule ! Cet héroïque Virgule ! Je l’aime comme mon fils, Virgule !

Celui autour de qui on menait tout ce bruit se tenait à l’écart, parlant bas à Mariole, qui se répandait en gestes désespérés.

En voyant sa fille, ce dernier l’appela, et vite, la voix baissée :

— Tu ne sais pas ce que m’apprend Prince ?

— La vérité, intervint celui-ci. Tout à l’heure… cet ours, l’émotion, Laura et moi nous sommes presque avoués notre affection… Je trouve indigne de lui voler son cœur et je vais tout lui dire.

— Vous avez raison, déclara la modiste.

— Raison !… rugit en sourdine Mariole. Tu n’y songes pas ?…

Albert gronda :

— J’y vais !

Mais Tiennette retint le jeune homme qui, déjà, s’élançait vers l’Américaine.

— Vous avez raison, ai-je dit, monsieur Prince ; mais encore devez-vous choisir le moment convenable.

— Attendre ?

— Pas longtemps. Jusqu’à ce soir seulement. Croyez-vous que l’heure soit propice à votre confidence, ici, en plein air, au moment du déjeuner, en présence de tous les propriétaires et fermiers du pays ?

— C’est vrai, reconnut Albert.

— Remettez donc votre confession à ce soir, et, d’ici là, craignez les malins propos des médisants. Cachez à tous votre préoccupation.

— Je vous obéirai, Tiennette, car vous me comprenez, vous.

— Si je vous comprends !

Topee appelait Virgule d’une voix aussi tonitruante que s’il l’eût lancée à travers une conque marine.

Le prince, puisque prince il y aurait encore durant quelques heures, le prince se précipita vers le milliardaire, qui lui fit prendre place entre lui et Laura.

À ce moment. Mariole, en proie à une exaspération en dehors de ses habitudes, saisit le bras de sa fille.

— Tu es folle. S’il parle, nous n’avons plus qu’à nous sauver.

— S’il parlait, je serais de ton avis, papa.

— Eh bien ! il parlera ce soir.

— Non… il ne parlera pas.

— Pourquoi ?

— Ça, mon cher petit papa, c’est mon secret… Tiens, la grosse Mme Mourion fait signe au général comte Mariole qu’elle est ravie d’avoir pour voisin de table… Empresse-toi, papa… Souviens-toi que tu représentes la galanterie de la noblesse française.

Et laissant son père ahuri, ne sachant plus si la colère ou la gaieté était de mise, elle s’en fut elle-même s’asseoir entre un adolescent et sa sœur, uniques enfants d’un riche agriculteur de la région, qu’elle formait (oh combien !) aux belles manières de la société parisienne.

Force fut à Mariole de se rendre aux appels mimés de Mme Mourion (exploitation de tourbières) qui, pour le faire venir plus vite, agitait sa ronde personne de façon inquiétante pour la stabilité de sa chaise-pliante.

Les domestiques, arrivés bons premiers, avaient fraternisé avec les Indiens Kris.

Ceux-ci s’étaient mis à leur disposition, sur promesse de quelques flacons d’eau-de-feu.

Suivant en cela leur instinct, les hommes rouges s’étaient plus particulièrement improvisés sommeliers.

Les bouteilles, les carafes, maniées avec une adresse étonnante, avaient été mollement couchées dans l’onde glacée du ruisseau, si bien que les convives, altérés par la longue course, pouvaient prendre le plaisir de boire frais.

Silencieux et graves comme toujours, les Kris circulaient autour des tables dressées.

Pleins de sollicitude pour les serviteurs, ils leur offraient en cachette les fonds des bouteilles desservies, avec un empressement quelque peu surprenant, et les domestiques, flattés de ces soins, acceptaient, protecteurs, attendris, absorbant le liquide les yeux mi-clos, en personnages auxquels la nature a assuré une soif inextinguible.

Autour des tables jaillissaient en fusées les éclats d’une gaieté robuste, un peu triviale peut-être pour nos petits-maîtres européens, mais saine, puissante, enthousiaste, comme tous les sentiments exprimés par l’élite d’un peuple jeune et bien portant.

Assis à l’écart, le chef Flèche de Fer semblait songer. Il avait rejoint ses guerriers sans être remarqué par personne.
Les hommes rouges s’étaient établis sommeliers.

Sous sa main, son visage se cachait. On eût dit que, par elle, le pseudo-Indien voulait voiler plus complètement sa pensée, créer un obstacle de plus entre les curiosités et son esprit.

Pourtant, de loin en loin, ses doigts s’écartaient légèrement, laissant filtrer vers les tables un regard noir, aigu, où il y avait de la tendresse, de l’inquiétude, de l’impatience, selon que le rayon visuel se fixait sur Prince ; sur Tiennette, riant à bouche que veux-tu ; sur Laura, un peu pâle, taciturne, oublieuse du lieu et des êtres ; ou bien sur le soleil qui, lentement, laissant traîner par tout le ciel sa chevelure d’or, descendait du zénith vers l’horizon occidental, où se profilait, telle une vapeur dentelée, la silhouette à peine perceptible des Montagnes Rocheuses.

Constatation étrange ! À l’inverse de ce qui se remarque ordinairement dans les banquets, le ton des convives baissait à mesure qu’avançait le repas.

Était-ce la chaleur de cet après-midi ?

Était-ce la digestion somnolente de robustes appétits pleinement satisfaits ?

On n’eût pu le dire.

Le fait certain, indéniable, est que l’on se renversait sur sa chaise avec un laisser-aller plus sincère, que les coudes s’appuyaient sur la table pour assurer un point d’appui aux mains arrondies en coupe afin de soutenir les fronts alourdis.

Les femmes, les jeunes filles devisaient avec une impétuosité ralentie, jetant au vent des questions dont la réponse ne semblait pas les préoccuper.

Et le soleil poudroyait de plus belle sur la plaine environnante, glaçant de plaques brillantes les feuillages verts, semant des coulées de fusion sur les nappes liquides, découpées çà et là, telles des miroirs modern-style dans l’écrin ocreux des terres.

Et les insectes voletaient, paraissant enfler leurs bourdonnements naguère couverts par les voix humaines, à présent perceptibles malgré les conversations hésitantes, les toasts assourdis, les rires voilés.

La fée des torpeurs présidait sans doute au repas, car les voix s’embrumèrent encore, les regards brillants tombèrent au vague ; les paupières, ainsi que des valves dont le ressort se brise, s’abaissèrent lentement sur les prunelles endormies.

Puis le silence se fit complet. Maîtres et valets, vaincus par un sommeil irrésistible, demeuraient immobiles, en des attitudes figées, parmi la fanfare des insectes, le craquètement des herbes, le clapotis du ruisseau.

Comme obéissant à un signal, les Indiens avaient cessé de circuler autour des tables.

Chacun s’était arrêté là où il se trouvait, mais ils ne dormaient pas, les hommes rouges.

Leurs yeux vifs brillaient de ruse satisfaite. Leurs regards convergeaient vers le chef à la plume d’aigle.

Celui-ci fit un signe interrogateur.

Les têtes rouges s’inclinèrent affirmativement avec un tremblement des scalps.

— Mon cheval ? se décida à prononcer Flèche de Fer.

— De l’autre côté des érables, répliqua un des guerriers.

— Bon ! Que l’on porte là cette jeune squaw.

De l’index, le chef désignait Laura.

Deux hommes s’approchèrent de la milliardaire, l’enlevèrent sans effort apparent, et chargés de ce gracieux fardeau, gagnèrent le petit bois d’érables.

Personne n’avait bougé.

— Ils dorment bien, dit encore Flèche de Fer.

— Oh ! repartit l’Indien, lequel n’était autre que M. Kozets, la Mousse Ranitobean est une fidèle semeuse de sommeil… Ils se réveilleront à l’heure où le soleil touchera les crêtes des Montagnes Rocheuses.

— Bien. Je serai de retour. Le chariot est bien là où il est convenu ?

— Oui.

— Parfait ! occupez-vous du reste.

Sur ce, il s’enfonça à son tour sous les érables.

Le bois traversé, il aperçut son cheval tenu en mains par les Kris qui avaient servi de porteurs à Laura.

La jeune fille était déjà attachée en travers de la selle.

D’un bond, l’ex-forçat de Sakhaline fut à cheval.

— Retournez près de vos frères, ordonna-t-il.

Les guerriers s’inclinèrent.

— Et surtout, que l’on ne boive pas. Que l’on réserve les libations, les chants et les danses pour le moment où, sur les rives boisées de la rivière de la Biche, nous n’aurons plus rien à redouter.

Puis il éperonna sa monture.

Bientôt, les fers du quadrupède sonnèrent sur un sol rocheux, dénudé.

— Ici, la trace sera perdue, fit le cavalier avec un sourire.

Et narquois :

— C’est drôle comme on est apte aux ruses de la prairie, lorsque l’on a lu le Coureur des bois de ce pauvre Gabriel Ferry.

Mais bientôt, sans quitter le plateau rocheux qui trouait la croûte de terre de la prairie, il fit volter son coursier et se lança à toute bride dans une direction opposée à celle qu’il avait prise au départ.

Deux heures plus tard, il revenait, mais seul : Laura avait disparu.

Son cheval, couvert de sueur, soigneusement bouchonné, fut mené auprès de ceux des guerriers de la troupe.

Après quoi, le jeune homme rentra dans le cirque de Désastre-Rocks.

L’aspect en était curieux.

Les invités de Topee n’avaient point bougé. Quelques-uns avaient bien glissé de leurs chaises sous la table, mais tous dormaient.

Quant aux Peaux-Rouges, groupés dans la bande d’ombre violacée du rocher, ils regardaient, une diabolique malice dans les yeux.

Flèche de Fer alla s’étendre près de ses compagnons.

Puis le silence régna dans le cirque.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les sommets lointains des Montagnes Rocheuses commençaient à mordre la circonférence du soleil, quand des bâillements, des exclamations retentirent.

Chancelants, les dormeurs se levèrent, s’étirant, frappant le sol des pieds pour vaincre l’engourdissement de la sieste involontaire.

La voix de Prince s’éleva anxieuse :

— Où donc est miss Laura ?

Ces mots frappèrent Topee, le tirèrent de sa somnolence.

— Ma fille ? C’est vrai, où est ma fille ?

De bouche en bouche, la phrase vola, galvanisant les dormeurs :

— Laura ! Miss Laura !

On se leva, on secoua les domestiques, les Indiens… Bientôt tout le monde fut debout.

— Laura !

Ce nom, lancé par des voix de stentor, mit en branle les échos d’alentour. Mais la jeune fille ne parut pas.

Alors, une inquiétude sourde envahit l’assistance.

Des phrases soupçonneuses se firent jour.

— Moi, j’ai dormi, je ne comprends pas… Cela ne m’arrive jamais.

— C’est comme moi.

— Quoi ! vous aussi ?… Tout le monde alors !

— C’est bizarre, ce sommeil général.

— Et surtout pas naturel.

— Voulez-vous exprimer qu’un narcotique…

— Ma foi, si vous voyez une autre explication…

En cinq minutes, on arriva à la vérité approximative : un soporifique annihilant l’assemblée pour permettre l’enlèvement de Laura.

Mais qui avait pu manigancer cela ?… Qui ?

Tous s’arrêtèrent net devant ce point d’interrogation. Prince lui-même, qui, en sa qualité de Virgule, eut dû déchiffrer les finesses des signes de ponctuation, resta longtemps coi.

Soudain, il s’écria :

— Le señor Orsato !

Topee eut un rugissement :

— Orsato… ! ce doit être lui.

— Cherchons la piste.

Déjà Flèche de Fer, avec le calme silencieux des Indiens bon teint, s’était approché de la place naguère occupée par la jeune fille. Près de l’empreinte légère laissée par les pieds de la chaise pliante, celle de lourds souliers ferrés s’imprimaient profondément dans le sol.

— Bon murmura-t-il tout bas, mes braves Kris ont effacé les traces réelles et leur ont substitué celles que j’avais indiquées.
Tous s’étaient élancés, entourant le chef à plume d’aigle.

Puis, allant à Topee :

— Vieillard, dit-il, la Perle de l’Ouest a été ravie par un homme de haute taille qui marche la tête courbée en avant.

Tous s’étaient élancés, entourant le chef à la plume d’aigle.

Au premier rang se montraient le milliardaire et Albert.

— À quoi reconnais-tu cela ? demanda le Français, dont la face bouleversée trahissait la souffrance ?

— À ceci : la trace est profonde, donc l’homme est pesant. La dimension herculéenne du pied indique une taille élevée. Le bout du soulier, plus appuyé, prouve que l’individu porte le haut du corps en avant.

— Mais alors tu peux suivre sa piste ?

— La terre dit ses secrets à l’homme rouge.

— Eh bien ?

— Suis-moi.

Et gravement Flèche de Fer se mit en marche, désignant de distance en distance les empreintes des souliers ferrés.

Ainsi il atteignit le bois d’érables, le traversa.

Auprès de l’un des derniers arbres il s’arrêta encore.

— Ces mousses, fit-il avec emphase, m’apprennent qu’un cheval attendait là… Le ravisseur s’est mis en selle, tenant la Perle de l’Ouest dans ses bras. Il s’est dirigé vers l’Orient…

Mais à cent pas de là, la piste s’interrompait brusquement.

Le plateau rocheux sur lequel l’Indien s’était engagé, dans l’après-midi, commençait.

Plus de traces sur le roc, plus rien.

Et cependant Mariole, demeuré en arrière avec Tiennette, la pressait de questions.

— Tu restes bien calme, fifille.

— Les autres sont assez affolés sans que je m’en mêle.

— Possible !… Seulement ta tranquillité me fait pousser une idée.

— Voyons l’idée, papa.

— Tu savais ce qui arriverait, parbleu ! C’est même pour cela que tu as conseillé à Albert de ne faire ses aveux que ce soir.

— Non, mon petit papa, répliqua-t-elle avec un aplomb imperturbable.

— Alors, pourquoi ce soir ?

— Tout simplement parce qu’il suffit de réfléchir avant de faire une bêtise, pour éviter de la pousser à fond.

— Pourtant, tu as de l’affection pour cette petite Laura ?

— Beaucoup.

— Eh bien ! permets-moi de te dire que tu restes bien calme devant le malheur qui la frappe.

— Je reste calme en apparence. J’aurais beau agiter la langue et les bras, cela n’avancerait en rien la pauvre Laura.

À ce moment Albert, désespéré de l’insuccès des recherches de l’Indien, vint tomber presque dans les bras de Mariole. Les yeux pleins de larmes, il balbutia :

— Je veux tout dire à Topee, et lui demander de mourir s’il le faut pour sauver Laura.

— Gardez-vous-en bien.

À ces paroles de Tiennette, Prince et aussi Mariole la considérèrent avec stupéfaction.

Elle continua le plus tranquillement du monde :

— Topee est désolé et furieux, n’est-ce pas ? En apprenant qu’il a été berné, son premier mouvement sera de vous faire une algarade, après laquelle vous n’aurez plus qu’à quitter sa maison.

— Je chercherai seul.

— Dans un pays dont vous ignorez la configuration, les mœurs, les habitudes, vous ne trouverez rien, qu’un échec ridicule.

— C’est vrai ! c’est vrai ! reconnut-il avec désespoir.

— Et savez-vous comment le monde expliquerait vos aveux ?

— Mais par le remords, le repentir, le désir de racheter.

— Vous n’y êtes pas. Le monde dira : Il a joué les princes, tant qu’il s’est agi de bombances. Le danger venu, il a trouvé un biais adroit pour se faire jeter à la porte.

— Oh !

— Restez prince, pour la sauver. Réussissez… et qui sait si, à ses yeux, votre dévouement ne vous tiendra pas lieu plus tard de couronne et de parchemins.

Et, hélant brusquement Flèche de Fer qui revenait pensif :

— Le guerrier kri est un grand chef.

— La Rose du Nord est la plus jolie des fleurs, riposta le pseudo Peau-Rouge.

— Je sais que les blancs, inexpérimentés de la guerre de la prairie, feraient obstacle à la clairvoyance de mon frère. Mais voici un jeune guerrier, fiancé de celle qui a disparu. Ne consentirais-tu pas à être son guide, son frère de guerre ?

Mariole regardait hébété.

Décidément sa fille prenait à ses yeux des proportions inusitées. Au milieu d’un imbroglio, où lui-même ne discernait goutte, elle se mouvait avec une aisance incompréhensible.

Le faux Indien s’était arrêté sur place.

Ses yeux sombres se fixaient alternativement sur chacun des blancs.

Enfin, un rapide mouvement des sourcils indiqua qu’il venait de deviner ce que Tiennette attendait de lui, et aussitôt :

— Je ferai ce que la Rose du Nord attend du chef à la plume d’aigle. Que demain, vers la deuxième heure après le milieu de la nuit, mon frère le Visage Pâle soit avec son cheval et ses armes à l’entrée de la gare de Swift-Current !…

— Pourquoi demain seulement ? interrogea Prince d’une voix frémissante.

— Parce que le guerrier pense que vingt-quatre heures au moins sont nécessaires à relever les traces.

— Tant que cela ?

— Le Grand Esprit n’a donné des ailes qu’aux oiseaux. Et puis interroger la terre, questionner le brin d’herbe, la branche gourmande qui s’avance sur le chemin, la mousse froissée par le fer d’un cheval, la fleurette dont la sève saigne de la tige brisée, cela exige des heures, même pour l’Indien.

Tiennette s’empressa d’intervenir.

— Le chef a raison… Demain, à deux heures du matin, son frère au visage pâle sera au rendez-vous.

— Ochs !

Et Flèche de Fer s’éloigna sans prêter la moindre attention à l’exclamation gémissante d’Albert :

— Et Laura ?

Ce fut encore Tiennette qui répliqua :

— Elle n’a rien à craindre ?

— Rien à craindre, quand elle est aux mains d’un homme qui a juré de l’épouser même malgré elle… ?

La modiste s’était oubliée un instant, mais cette fois elle garda le silence, se bornant à couvrir le jeune homme d’un regard apitoyé.

À cet instant, les Kris, droits en selle comme des statues de bronze, quittaient au galop Désastre-Rocks, et Topee, allongeant ses courtes et fortes jambes autant qu’il le pouvait, leur criait :

— Des guinées, de l’eau-de-feu… tout ce que vous voudrez, mais rendez-moi ma Laura.

Les hommes rouges envoyèrent au milliardaire un geste de protection et s’éparpillèrent en fourrageurs dans la plaine.

Bientôt ils ne furent que des points mouvants sur l’immense étendue, que le soleil couchant plaquait, de tons pourpres, et l’un après l’autre ils disparurent, masqués par les accidents de terrain.

Déjà Tiennette avait conté que le prince avait pris rendez-vous avec le chef kri, et que, le lendemain, il s’engagerait avec celui-ci sur le sentier de la guerre.

Ce furent des compliments, des félicitations.

Topee tint à presser son cher Virgule dans ses bras.

Enfin on reprit la route de Swift-Current. Retour mélancolique, dépouillé des joies du départ matinal ; le ciel assombri, la nuit proche ajoutaient à la tristesse générale.

À la résidence du roi du cuivre, chacun prit congé, les invités rentrant chez eux, les hôtes regagnant leurs chambres.

La modiste, comme tout le monde, s’enferma dans la sienne.


  1. Travail de prison qui consiste à transformer en copeaux les rognures industrielles de fer-blanc.