Millionnaire malgré lui/p2/ch06

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 281-305).

VI

ENRÔLÉS DANS L’ARMÉE DU SALUT


La gare, une des curiosités de ce pays lointain, peut-être unique en son genre, est bâtie de pierres bleues de minerai de cobalt, agrémentée de colonnes de porphyre. Le choix des matériaux n’est point le fait d’un luxe peu habituel dans les chemins de fer, mais d’une économie bien entendue.

Les hauteurs voisines sont composées de ces pierres. On les avait à pied d’œuvre, au prix d’extraction, puisqu’on les tirait de terrains appartenant à la Compagnie, et on les a utilisées.

Voilà comment la cité fut dotée d’une gare de cobalt et de porphyre.

Dodekhan expliquait ces choses à sa gracieuse compagne.

Il s’était fait reconnaître d’elle, lui avait conté à sa façon comment il avait été amené à se déguiser, à se mettre au service du señor Orsato, afin de lui arracher sa victime.

Il n’avait pas manqué d’exalter le courage, le dévouement de Prince.

Et comme Laura, tout émue, le remerciait avec effusion, il s’était lancé à corps perdu dans une description physique, politique, etc., de Virginia-City et de ses environs.

Dans la cour, que bordent de gracieuses rampes, aux balustres alternés des deux matières, un homme se précipita à la portière de la voiture.

— Le Prince Virgule !

— Mademoiselle Laura !

Mais le jeune homme semblait bouleversé.

— Chef, dit-il en abrégeant les effusions, un malheur !

— Lequel ?

— Les vêtements qui devaient nous servir de déguisement…

— Eh bien ?

— Nos valises, tout enfin, disparu, enlevé, emporté par les gens chez lesquels nous les avions remisés.

Il est des instants où les plus malins sont tourmentés par les lauriers de feu La Palisse, qui, un quart d’heure avant sa mort, était encore en vie.

Dodekhan le démontra en demandant :

— C’étaient donc des voleurs ?

— Oui. Les voisins me conseillaient de porter plainte, mais dans notre situation, je me suis abstenu. Ici, aux États-Unis, Orsato serait soutenu par la police et la magistrature. S’adresser à ces institutions, serait se livrer à lui. Ma foi, je suis venu à la gare, avec l’espoir que vous trouveriez une idée.

— Votre confiance m’honore, grommela le jeune homme, d’un ton embarrassé qui démontrait combien peu il apercevait l’idée libératrice.

— Bon, intervint Laura, on se passera de déguisements.

— Oui, et notre signalement sera envoyé sur la ligne… ; nous serons arrêtés au premier buffet…

— C’est vrai.

— Avec cela, que ma valise contenait certaines choses qui eussent pu nous tirer d’affaire à l’occasion… Et le train part dans dix minutes.

Laura, Prince s’étaient assombris.

Ils comprenaient que leur position était plus précaire encore que tout à l’heure.

Maintenant Orsato, s’il reprenait la fugitive, serait sur ses gardes. Un coup de main n’aurait plus chance de réussir.

Et navré par cette constatation, Albert murmura :

— On peut toujours se faire tuer.

— Excellente idée, riposta le faux Indien en haussant les épaules, se faire tuer pour vivre libre.

Le représentant de Bonnard et Cie allait répondre. Il n’en eut pas le temps.

Un vacarme étourdissant retentit à l’entrée de la cour.

Trombones, tambours, grosses caisses, cymbales, meuglaient, sonnaient, roulaient, tonnaient.

Des musiciens, en redingotes, coiffés de képis à larges bandes rouges, précédaient une vingtaine de jeunes filles portant l’uniforme de l’Armée du Salut.

Elles marchaient deux par deux, au pas accéléré, fluettes dans le costume bleu-marine, cocasses et drôlettes sous le grand chapeau.

Dodekhan rêvait :

— Ici, se disait-il, je n’ai plus trace de ma puissance d’Asie ; je suis même séparé de Kozets et de ce chariot, où nous avions groupé quelques moyens de défense. Je suis seul, avec les forces d’un homme. Avec cela, il faut que je sauve ces êtres dont j’ai juré le bonheur.

Il hocha la tête, comme répondant à une remarque intérieure :

— Oui, cela est vrai. Auprès de mon père Dilevnor, j’ai appris la lutte incessante contre la police russe…, et nous n’étions pas toujours les plus forts.

Traqués, proscrits, il nous fallait, par ruse, passer à travers les mailles du filet tendu autour de nous. Ici, nos déguisements sont volés, Kozets et le chariot sont en route pour le rendez-vous que je leur ai fixé… Avant une demi-heure toute la ville sera en rumeur à cause de nous. Et pourtant… mon père, la « Française », veulent que mon frère d’adoption, que sa fiancée soient sauvés.

Les sourcils froncés, le front plissé par l’effort de la réflexion, le jeune homme regardait les salutistes défilant à travers la cour de la gare.

Miss Turncrof, présidente de la Compagnie de Virginia-City, conduisait en personne le troupeau musical. Grande, sèche, osseuse, des poils gris et rudes ombrageant sa lèvre supérieure, — miss Turncrof n’avait pas eu le temps de se raser, — elle était assistée de sa lieutenante Dinah Roll, aussi efflanquée qu’elle-même, mais rouge de cheveux, rouge de teint, à croire que les brides écarlates de son chapeau-cabas faisaient partie de sa rubescente personne.

— Halte ! front ! rompez les rangs !

La musique pénètre dans la salle d’attente, gagne le quai, où elle se forme en cercle, prête à saluer d’une aubade le départ du train.

Turncrof et Dinah Roll se précipitent au guichet de distribution des billets.

Quant aux douces pupilles de l’Armée du Salut, elles se débandent. Les unes suivent leurs « officières » dans la gare ; les autres se dirigent, toujours au pas de charge, vers un édicule qui, derrière une haie de buissons et d’arbustes, se dresse dans l’angle de la cour.

— Oh ! murmure Dodekhan qui ne les perd pas de vue… ces chapeaux ces longs manteaux… pourquoi pas !

Ses compagnons ont entendu. Ils tressaillent. Quelle est l’idée de leur ami ?

Celui-ci montre les « imperméables » bleus dont sont munies les ouailles de l’Armée du Salut, leurs chapeaux, sous lesquels leurs figures disparaissent.

— Voilà un déguisement.

Parbleu oui, en voilà un. Seulement il est porté par d’autres qui n’ont aucune raison de le quitter.

Cependant le pseudo-chef indien, après avoir enjoint à ses amis de l’attendre, s’est élancé à son tour vers l’édicule en question.

Justement une salutiste en sort.

— Miss, lui dit-il respectueusement, balayant le sol de son chapeau.

Elle s’arrête et rit en découvrant ses dents blanches.

— C’est à moi que vous parlez ?

— Oui, très bien, on ne veut pas que vous quittiez la ville.

Il a appuyé sur ces mots. Son interlocutrice le considère un peu surprise :

— J’y suis forcée. Je n’ai pas le moindre argent et l’Armée du Salut me fait vivre.

— Ne vous inquiétez pas de cela. Allez au 63 de la Quarante-quatrième avenue. Joë Smith et sa mère vous attendent, si vous souhaitez vous marier contre lui.

Oh ! Dodekhan a touché juste. Parler hyménée à une pauvre petite Américaine ruinée de naissance.

Elle rougit, pâlit, et avec ce sens pratique de sa nation, elle questionne :

— Si je souhaite ! Qu’est-ce qu’il vaut Joë Smith ?

— Huit à dix mille dollars annuellement.

— Et il n’est pas horrible de sa personne ?

— Il est charmant.

— Alors, je cours…

Le Turkmène retint la jeune fille, si prompte à contracter mariage à l’américaine. Le recrutement des salutistes explique, du reste, cet empressement. Ce sont des jeunes filles pauvres appartenant à toutes les classes de la société. Lors de la fondation de la section de Paris, il y eut un instant où l’œuvre faillit péricliter. Toutes les gentilles agentes, servies par l’étrangeté de leur mise, l’originalité de leur association, se mariaient avec
L’interlocutrice de Dodekhan lui remit les objets demandés.
une rapidité telle que la société n’avait plus le loisir de combler les vides par le recrutement.

L’Armée du Salut prit, à ce moment, une résolution énergique. On décida que les « soldates » de Paris seraient toutes laides et contrefaites ; mais alors plus personne, les laiderons moins que les autres, ne voulut faire partie de la division parisienne. Il fallut rapporter le malencontreux décret.

Donc l’Indien arrêta la jeune fille.

— Un instant. Si l’on vous voit sortir de la gare avec votre imperméable, votre chapeau, on courra après vous, on vous retiendra.

— C’est vrai.

— Confiez-les-moi… En chemin, vous n’attirerez pas l’attention.

Sans défiance, l’interlocutrice de Dodekhan lui remit les objets demandés, montrant ainsi un minois rose, des cheveux dorés ; puis, légère comme une gazelle, elle s’enfuit au pas gymnastique.

Le faux Indien suspendit manteau et coiffure aux branches d’un buisson, appela du geste Laura, Albert, et rapidement :

— Miss, voici le déguisement pour vous… Hâtez votre toilette et ne vous laissez pas surprendre.

Lui-même revint devant l’édicule.

Par deux fois encore il recommença la même scène. Il avait bien compris les salutistes. Aucune ne résista à l’attraction matrimoniale.

Le mot magique : mariage, était à peine prononcé, qu’elles abandonnaient manteau et chapeau.

Dodekhan revêtit l’un, coiffa l’autre ; puis, rejoignant ses compagnons qui en avaient fait autant :

— Nous voici déguisés. Montons dans le train, et tâchons de nous glisser dans un compartiment, dont les autres places soient déjà occupées. De la sorte, nous n’aurons pas de salutistes avec nous, et nous ne risquerons pas d’être démasqués.

— Mais jusqu’où irons-nous ?

— Jusqu’à la première station d’arrêt. Là, nous louerons des chevaux et nous gagnerons la montagne… Je vous transformerai en Indiens. Nous rejoindrons alors mon chariot et, à petites journées, nous atteindrons la frontière canadienne, puis Swift-Current.

Tous deux lui serrèrent les mains.

À sa suite, ils traversèrent les salles d’attente. Un employé interrogé déclara que les salutistes s’étaient groupées en tête du train, ce qui décida aussitôt les fugitifs à se porter vers les wagons d’arrière.

Le long du convoi les employés couraient, fermant les portières, houspillant les voyageurs retardataires.

Dodekhan, Albert et Laura aperçurent au loin des grands chapeaux, des mouchoirs qui s’agitaient. Ils répondirent à ces signaux et firent irruption dans un compartiment où toute une famille, composée du père, de la mère et de quatre moutards barbouillés, s’empilait déjà.

Poussant l’un, pressant l’autre, ils réussirent à s’asseoir, au moment même où une secousse, une trépidation métallique, annonçaient que le train quittait Victoria-City.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Moi je suis Jonathan Batby, et voici mon épouse Maggie et mes quatre garçons : Tod, Ned, Dick et Bell.

— Mes compliments !

— Vous pouvez me complimenter. Je suis le fils de mes œuvres ; j’étais garçon et pas père du tout. J’ai épousé Maggie et nous avons eu quatre enfants, et je les nourris tous, et nous mettons des dollars à l’abri… avec cinq peaux d’ours.

C’est ainsi que les trois voyageurs, dissimulés sous les vêtements salutistes, subirent la présentation de leurs compagnons de wagon.

— Oh ! oh ! fit Laura, des peaux d’ours pour les nourrir… ; les couvrir, voulez-vous dire ?

— Non pas, nourrir.

Et avec un rire sonore, le yankee poursuivit :

— Vous n’êtes pas du pays, je l’ai reconnu tout de suite, sans cela, d’abord, je ne me confierais pas à vous ; puis le nom de Jonathan Batby ne vous serait pas inconnu.

— Étrangers en effet, notre ignorance est excusable.

— Je pense ainsi… Je suis l’attractif et sans égal dompteur d’ours des Montagnes Rocheuses.

— Oh ! oh !

— Yes… dompter des ours, cela n’est pas même matière à conversation. Le sensationnel de mon affaire est que je dompte des ours… sans en avoir.

— Ah çà ! comment vous y prenez-vous ?

— Le moyen le plus simple, si simple qu’il ne pouvait venir que dans une cervelle yankee ?

— Et c’est ?…

— D’acheter cinq peaux d’ours… de mettre Maggie, Tod, Ned, Dick et Bell dedans, de les faire ajuster ; à distance, cela donne l’illusion. J’ai des ours qu’aucun autre ne saurait égaler.

Ma foi, en dépit de leurs préoccupations, les fugitifs riaient, quand une figure longue, sèche, anguleuse, drapée dans un manteau bleu, le front auréolé du chapeau-cabas, se dressa dans le couloir, à la porte du compartiment.

C’était miss Turncrof, officière des salutistes voyageuses.

À sa vue, la gaieté se glaça sur les lèvres.

— Jane, Maud et Liddy, fit-elle d’une voix caverneuse, je viens vous demander compte du retard qui vous a séparées de vos compagnes, douces brebis de mon troupeau ?

Oh ! cet organe ! jamais éclatement de tonnerre ne bouleversa pareillement touristes en chemin de fer.

Les fugitifs comprirent que, s’ils parlaient, leur accent, différent de celui des charmantes personnes dont ils avaient pris la place, les trahirait certainement.

D’autre part, leur visage les démasquerait tout aussi sûrement.

Sur cette réflexion, plus rapide que l’éclair, ils baissèrent la tête, opposant le fond de leurs chapeaux aux regards sévères de Turncrof, et demeurèrent muets.

Jonathan Batby, sa famille, l’officière, regardaient surpris.

— Eh bien ! reprit cette dernière, j’attends.

Même immobilité, même silence.

— Enfin, mesdemoiselles, êtes-vous devenues muettes ?

Les trois têtes coiffées de cabas s’abaissèrent encore pour affirmer.

— Oui.

Jonathan, Maggie et les quatre boys Batby ouvrirent des yeux ronds, effarés, énormes.

Cette catastrophe soudaine, privant ainsi, sous les yeux, trois jeunes personnes de la faculté si appréciée de découper sa pensée en mots, si l’on pense, et, si l’on ne pense pas, de démasquer le vide de sa pensée sous un déluge de syllabes, cette catastrophe les remplissait évidemment de terreur.

— Voyez-vous, Jonathan, fit Maggie à mi-voix, vous auriez mieux fait de ne pas leur confier vos secrets de dompteur.

— Moi, pourquoi ?

— Parce que le ciel protège manifestement nos efforts.

Le yankee passa sa main sur les têtes rousses de ses fils.

— Oui, certainement, il les protège.

Tandis que la ménagère continuait d’un ton doctoral :

— Et rien ne m’ôtera de l’idée qu’en condamnant ces jeunes filles au mutisme, ce ciel protecteur a voulu les mettre dans l’impossibilité de répéter votre imprudente confidence.

Jonathan courba le front, absolument désolé d’avoir causé par sa faconde aussi irréparable désastre.

Maggie remercia, in petto, le ciel de n’avoir puni les discours inconsidérés de son mari qu’en la personne d’étrangères, qu’elle plaignait, certes, mais dont la malchance la laissait beaucoup moins inconsolable que si l’un des siens en avait été victime.

Quant aux boys, ils se mirent religieusement les doigts dans le nez en signe que la situation leur échappait.

Miss Turncrof, elle, avait passé du jaune safran, sa couleur habituelle, à l’orangé. Elle allait s’emporter, tempêter, mais une main s’allongea dans sa direction.

Cette main tenait un papier.

L’officière le saisit et lut, avec stupeur, ces mots tracés au crayon :

« Ayant failli manquer le train par suite de bavardage, nous avons fait vœu, pour nous punir, d’observer un silence rigoureux pendant le voyage. »

C’était Dodekhan qui, comprenant l’absolue nécessité d’une explication, venait de s’aviser de celle-là, et l’avait vivement consignée sur une page de son carnet.

Miss Turncrof relut deux fois le billet.

— Oh ! oh ! fit-elle après la première.

— Ah ! ah ! susurra-t-elle après la seconde.

— Et, digne, austère, mais clémente à l’aveu sincère :

— Je ne vous blâmerai, ni ne vous punirai, mesdemoiselles. Avoir conscience de sa faute, c’est être sur le chemin du pardon. Accomplissez votre vœu, je vais aviser vos compagnes, afin qu’elles comprennent ce qu’est le repentir réel et qu’aucune ne vous vienne troubler dans votre pieuse méditation.

Elle pivota militairement sur les larges pieds plats que la nature lui avait généreusement alloués, et s’enfonça dans le couloir.

— Ouf !

De trois poitrines, cette onomatopée s’échappa. Puis Laura, Albert demandèrent, l’usage de la parole leur étant subitement revenu :

— De quel vœu parle-t-elle ?

— De quel repentir ?

— De quelle méditation ?

Leur compagnon expliqua tout, en répétant, mot pour mot, le texte du billet qui avait clos l’incident de si heureuse façon.

Alors ce furent des rires, auxquels Jonathan et sa famille mêlèrent les leurs. Seulement, après s’être esbaudi un bon moment, le dompteur fit timidement :

— Pensez-vous avoir suffisamment ri ?

— Peut-être bien, s’écria miss Topee, un peu étonnée de la question.

— Alors je puis, sans vous troubler, vous prier de me dire pourquoi nous rions.

Du coup, les fausses salutistes repartirent de plus belle, accompagnées derechef par les Américains.

Enfin Dodekhan, redevenu maître de lui-même, apprit aux aimables yankees que, pour éviter une réprimande, il avait jugé bon d’affirmer à l’officière que lui et ses compagnes s’étaient condamnées, comme punition, à garder le silence durant tout le voyage.

Les Batby riaient sans comprendre : on juge de leur joie débordante lorsqu’ils crurent avoir compris.

Jonathan, hilarant, produisait un bruit analogue à celui d’un camion roulant sur le pavé ; Maggie, elle, poussait de petits cris perçants ainsi qu’un chien auquel on écrase la patte ; quant aux marmots, on eût cru entendre une basse-cour dont les habitants auraient été abreuvés de vin blanc.

Tout le wagon fut secoué par cette gaieté bruyante. Les voyageurs s’agitèrent, vinrent dans le couloir, regardant du coin de l’œil cette famille sursautant dans une inextinguible hilarité.

De vieilles dames interrogeaient anxieusement leurs voisins :

— Ne serait-ce pas là des fous en rupture de maison de santé ?

Soudain le jeune Dick qui, ravi de tout ce remue-ménage, avait trouvé bon de s’exhiber à la curiosité publique et se promenait dans le couloir, le nez au vent, les mains dans les poches, rentra en coup de vent dans le compartiment. :

— Chut ! chut ! voilà la maîtresse !

Dans sa jugeote d’écolier, celle qui gronde et qui punit ne pouvait être autre chose qu’une maîtresse de pension.

Immédiatement, les trois chapeaux-cabriolets s’inclinèrent si modestement, que leurs bords s’appuyaient sur les genoux des salutistes.

Les Batby demeurèrent comme figés, la bouche grande ouverte.

Et miss Turncrof obtura de nouveau, de sa longue silhouette, l’entrée du compartiment.

Sa main sèche désigna successivement chacune des salutistes, et, d’un air triomphant :

— Dix-neuf et trois font vingt-deux, s’exclama-t-elle ; cette dépêche ne sait pas ce qu’elle dit !

— Le mot de dépêche fit tressaillir le Turkmène.

Toute sa personne exprima l’interrogation.

— Ne parlez pas, enfants, observez votre vœu, reprit l’officière avec bonté. Je veux vous expliquer l’incident. Vous savez que, grâce à certains appareils, on peut utiliser aujourd’hui les lignes ferrées pour transmettre des télégrammes à un train en marche, entre deux stations ?

Les trois chapeaux marquèrent avec ensemble :

— Oui.

— Eh bien, le chef du train vient de recevoir une dépêche de ce genre, et il me l’a communiquée.

Les mains jointes des fausses salutistes formulèrent clairement :
Immédiatement les trois chapeaux s’inclinèrent.

— À vous ? Pourquoi à vous ? Qu’avez-vous de commun avec l’Administration des Télégraphes ?

— Justement, mes chères filles, c’est ce que je me suis dit. Mais, en lisant la bande télégraphique, j’ai failli tomber en syncope, tant mon émoi fut grand. Tenez, lisez vous-mêmes cette calomnie électrique, heureusement fausse.

La dépêche passa de main en main, et chacun des fugitifs, abrité sous son chapeau, put lire :

« Trois pick-pockets se sont mêlés aux salutistes. Au premier arrêt, on les happera. Prière employés du train surveiller la contre-voie afin d’éviter toute évasion ».

Dire l’émotion des jeunes gens est impossible.

Ils étaient signalés. Lors de l’arrêt du train, des policemen envahiraient les wagons ; on les prendrait. Ils n’avaient point de tickets ; il ne leur servirait donc de rien de se défaire de leur déguisement, car on les empêcherait de sortir de la gare.

Miss Turncrof repliait sa dépêche :

— Ou c’est une erreur, ou c’est une plaisanterie de mauvais goût… Je l’ai dit et je le puis affirmer. Seulement, à l’arrêt, faites garder vos places et rejoignez vos compagnes, afin qu’en présence des policiers, je puisse procéder à l’appel et à la reconnaissance de mes chères brebis.

Elle se retira sur ces mots.

Et les boys Batby, très émoustillés par ces aventures toutes nouvelles dans leur courte carrière d’oursons apprivoisés, suivirent la maigre dame jusqu’à la limite du wagon, puis revinrent auprès de leurs chers parents, en chantant à tue-tête :

— Il y a des pick-pockets dans le train ! Il y a des pick-pockets dans le train ! Gentlemen and ladies, beware to the pick-pockets ! (Messieurs, mesdames, prenez garde aux pick-pockets !)

Ces mots, clamés, hurlés, rugis, amenèrent un désordre indescriptible.

— Taisez-vous, petits malheureux, glapit Maggie.

— Qu’est-ce qu’ils disent ? firent vingt voix inquiètes.

On se levait ; on se rassemblait dans le couloir.

Bell, séparé de ses frères, fut interrogé.

Un peu effrayé d’être le point de mire de tant de regards, il geignit :

— Il y a des pick-pockets dans le train ! C’est la dame de l’Armée du Salut qui l’a dit.

Et comme on le pressait de questions, il se mit à pleurer dans le ton d’un veau que l’on égorge.

Du coup, Jonathan et Maggie se précipitèrent dans le couloir.

— Qu’est-ce que l’on fait à notre cher Bell ?

— On l’interroge.

— Personne n’a le droit d’interroger Bell, sauf les magistrats de l’Union.

— Il parle de pick-pockets.

— Il a raison.

— Il prétend qu’il s’en trouve dans le train.

— Bell est assez raisonnable pour qu’on le croie. À quoi bon le faire pleurer ? c’est une cruauté inutile.

Le chef de train intervint.

Le pauvre homme courait de voiture en voiture. Partout la nouvelle s’était répandue avec la rapidité de la foudre, commentée, amplifiée, enguirlandée, métamorphosée.

Partout des querelles. Partout des gens qui se regardaient avec défiance. Les bagages à main, déposés dans les filets, étaient vivement repris par leurs propriétaires.

C’était pitié de voir tant d’obèses voyageurs ou de frêles voyageuses étouffer sous des piles de valises, de couvertures, de cartons, de cannes, de parapluies, qui ne leur semblaient plus à l’abri des voleurs qu’empilés sur les genoux de ces touristes infortunés.

Pendant ce temps, Dodekhan, mettant à profit l’isolement où le laissait avec ses compagnons l’exode dans le couloir de la ménagerie Batby, parlait bas avec animation.

— Mes amis, je ne vois qu’un moyen de nous sauver.

— Vous en voyez un ?

— Oui, il demande de l’audace.

— Nous en aurons.

— De votre part surtout, mademoiselle Laura.

— Ah !

La jeune fille regarda Prince, puis avec fermeté :

— Je serai audacieuse autant que cela sera nécessaire. C’est ma liberté, c’est plus encore que je veux sauver.

De nouveau, ses yeux bleus se fixèrent sur Albert.

Le pseudo-Indien, alors, la voix baissée, expliqua son plan :

— À la première gare, la police envahira le train.

— Cela ne fait pas de doute.

— Bien ! Si la police nous arrête, Mlle Laura est perdue, elle retombe entre les mains d’Orsato…

— Cette fois, je le tuerai, gronda Albert, le visage contracté par une douloureuse colère.

— Et cela vous conduira en prison.

— Que faire alors ?

— Tromper la police.

— Mais comment ?

— Elle veut arrêter des voleurs… Fournissons-lui des voleurs.

— Nous ?

À ce moment la voix du conducteur du train s’éleva.

— Gentlemen, ladies, veuillez reprendre vos places. Dans cinq minutes, nous arriverons à Nevada-station. Moins il y aura de désordre dans le train, plus la tâche de la police sera facile.

À cet avertissement, lancé d’une voix paterne par le chef de train, le vacarme s’apaisa. Chacun rejoignit son compartiment.

Jonathan et Maggie firent comme les autres, mais ils s’obstinèrent à conserver leurs quatre rejetons sur les genoux, comme s’ils avaient craint qu’un pick-pocket distrait n’enlevât l’un des garçonnets au lieu d’une montre ou d’un colis de valeur.

Durant quelques instants, le silence ne fut troublé que par un de ces délicieux dialogues de famille que tout le monde connaît.

— P’pa, laisse, que j’aille dans le couloir.

— On ne bouge pas.

— Je veux aller dans le couloir, na, pour voir ces maisons qui courent de l’autre côté.

— On ne va pas dans le couloir.

— Pourquoi on ne va pas dans le couloir, pour voir les maisons qui courent de l’autre côté ?

— Parce qu’il y a une bête.

— Je veux voir la bête.

— Elle te mangerait.

— Alors, je veux voir les maisons qui courent de l’autre côté.

Mère et enfants — ce qui prouve bien que leur état est agréable aux dieux — peuvent converser ainsi durant dix heures consécutives sans devenir enragés.

Au demeurant, ce dialogue, en occupant les Batby, permit à Dodekhan de développer à ses amis le plan éclos dans son cerveau inventif.

Il achevait, quand l’organe du chef de train se fit entendre de nouveau :

— Les voyageurs pour Nevada-station sont avertis qu’ils ne pourront descendre du train qu’après la visite de la police.

À ces mots, les trois salutistes, immobiles dans le compartiment des Batby, se levèrent.

— Gentlemen, lady, nice children (jolis enfants), nous vous saluons. Nous allons rejoindre nos sœurs, comme la capitaine Turncrof l’a ordonné.

— Au revoir, misses.

— Que le bonheur soit sur vous.

Processionnellement, leurs manteaux tombant droit, leurs chapeaux-cabriolets leur donnant l’allure de lampes, ornées de leurs abat-jour, en promenade, les trois salutistes parcoururent le couloir, traversèrent les passerelles d’intercommunication, et firent halte sur celle qui précédait immédiatement la voiture où s’était rassemblé le reste du troupeau, pour employer l’expression chère à MMmes les officières de la vaillante Armée du Salut.

Le train ralentissait.

Les quais, les bâtiments de la gare de Nevada s’apercevaient à faible distance, et sur le quai, des policemen alignés.

— Mais, murmura Laura, un peu émue, si nous jetions manteaux et chapeaux.

— Tout le train nous accuserait, miss.

— Pourquoi cela ?

— Trois figures nouvelles, qu’aucun voyageur n’aurait vues en cours de route.

— C’est vrai, fit-elle.

Et après un court silence :

— Alors, il faut jouer la terrible partie que vous m’avez indiquée ?

— Je n’entrevois pas d’autre moyen.

— Enfin, soit… Si l’on nous prend, j’ai mon revolver…

Albert eut un léger cri.

— Quoi ? Laura, vous…

— Je me tuerai, prince.

Elle se pencha vers lui, et tout bas, la voix frémissante :

— Je me tuerai en disant votre nom. Mieux vaut finir ainsi, que vivre prisonnière de ce misérable Orsato.

Avec un grand bruit de ferraille, faisant sonner lugubrement les plaques tournantes, le convoi entrait en gare ; les freins grincèrent, puis un grand silence succéda à tous ces bruits.

La longue rame de wagons avait stoppé.

La milliardaire eut un geste de décision.

— Allons ! murmura-t-elle.

Et vite, suivie par ses compagnons, elle sauta sur le quai, juste devant le police-chief (chef de police), reconnaissable à ses insignes.

— Personne ne descend, commença ce fonctionnaire…

Mais Laura releva la tête, lui montra son visage mutin et d’un ton timide :

— C’est pour vous donner un renseignement qui facilitera vos recherches et évitera peut-être mort d’homme.

— Vous dites, balbutia le policier, troublé autant par la phrase que par la joliesse de son interlocutrice.

— Je dis que nous avons découvert deux des pick-pockets… Le troisième a sauté en route…
Elle sauta sur le quai devant le police-chief.

— Et ils sont arrêtés, les deux ?

— Oh ! non, ils ont des revolvers.

— Diable !

La mine du police-chief encouragea la jeune fille.

— Ah ! si l’avis de fillettes pouvait être donné ?

— Mais il le peut, miss. Honni soit le gentleman qui tenterait de fermer une bouche rose.

— Je vous remercie… Voici donc ce que nous avons pensé. Les voleurs ont pris la place et le nom de la capitaine Turncrof et de la lieutenante Dinah Roll.

— Quoi ? Les officières…

— Qui nous conduisent, oui. N’ayez l’air de vous douter de rien. Faites-nous toutes descendre. Conduisez-nous au poste le plus voisin.

— C’est un hôtel, miss, sis en face de la gare, car la ville est distante de plus de deux kilomètres.

— Cela ne fait rien. Là, vous les arrêterez par surprise, et un combat meurtrier ne risquera pas d’ensanglanter le train.

— Mais l’idée est excellente, miss, et vous nous rendez un réel service.

À ce moment même, une portière du wagon salutiste s’ouvrait ; la forme anguleuse de la capitaine s’encadrait dans la baie et sa voix sèche jetait :

— Messieurs de la police, nous sommes prêtes à vous recevoir.

— Turncrof ! souffla Laura à l’oreille du policier.

— Parbleu ! fit celui-ci, ce drôle n’a même pas pris soin de se raser.

Il faisait allusion aux poils gris pointant au-dessus de la lèvre supérieure de la digne salutiste.

Toutefois, avec un coup d’œil d’intelligence à l’adresse de la milliardaire :

— Madame, dit-il, je suis obligé de vous prier de descendre avec vos compagnes.

— Descendre ?

— Oui, monsieur le commissaire général est souffrant. Il lui est impossible de se transporter ici.

— Est-il nécessaire de le voir ?

— Tout à fait, car, dit-il, ou bien la chose est vraie, des pick-pockets se sont glissés parmi de timides jeunes filles, et la punition doit être exemplaire ; ou bien nous nous trouvons en présence d’une plaisanterie inconvenable faite au détriment d’une institution respectable, et l’État, le chemin de fer, sont tenus à indemnité envers ladite institution. Il importe donc que l’instruction de l’affaire soit conduite avec toute la solennité qu’elle comporte.

Derechef, il adressa un regard triomphant à Laura.

Il semblait lui dire :

— Hein ? miss, suis-je assez adroit ?

Puis il offrit galamment la main à l’officière, qui appela d’une voix de stentor :

— Dinah Roll, mesdemoiselles, descendez sur le quai.

Le policier haussa les épaules :

— Des mazettes, ces voleurs ; en voilà un qui oublie même de déguiser son organe… Ah ! tout dégénère, même la compagnie de la pègre (vol).

Turncrof était sur le quai.

Dinah Roll parut à son tour.

— Deuxième larron, murmura Laura.

— J’allais le dire, fit en sourdine le police-chief. On n’a pas idée de l’insouciance de ces coquins. Voyons ! avec des tournures pareilles, est-ce que l’on peut, même une minute, les prendre pour des femmes ?

La réflexion fit pouffer la jeune fille.

Et le policier, convaincu que son seul esprit provoquait cette juvénile gaieté, se rengorgea avec les grâces d’un dindon aux prises avec un noyau de pêche.

Deux à deux, leurs chapeaux pudiquement baissés, tels des boucliers, voilant leurs traits aux regards curieux, les salutistes se rangèrent sur le quai.

À toutes les portières, les têtes de voyageurs se pressaient. Les racontars allaient leur train.

— C’est toute une bande de robbers (voleurs).

— Ils devaient faire dérailler le train…

— C’est une conspiration de nègres contre le président de l’Union.

Puis, au commandement de Turncrof, la gracieuse phalange s’ébranla entre une double haie de policemen.

À la sortie, les tickets furent remis au chef de gare qui les compta.

— Vingt-deux.

— Autant que de salutistes, fit triomphalement la capitaine.

Ce à quoi le chef des policiers répondit par cette phrase, dont l’officière se sentit atteinte en plein cœur.

— Oui, il n’y a pas eu adjonction, mais substitution.

— Quelle substitution ?

— Les pick-pockets ont remplacé les salutistes.

Elle haussa violemment les épaules :

— Il n’y a rien de cela. Il y a vingt-deux jeunes filles.

— En vous comptant ? fit malicieusement le policier.

— Oui, bien, en me comptant.

— Parfaitement ! Alors, c’est tout à fait ce que je disais.

Le sel de cette dernière phrase échappa à la capitaine, qui considéra son interlocuteur du coin de l’œil, avec une expression que l’on eût pu traduire par :

— Ce personnage est un imbécile dans l’acception la plus complète du mot.

On sortait de la gare, et l’on débouchait sur un vaste rond-point, d’où partait, à travers champs, une route large, poussiéreuse, bordée de jeunes arbres, que soutenaient des tuteurs en fer.

À droite de la place, un hôtel de vastes dimensions dressait sa façade percée de fenêtres agrémentées de balcons.

C’était là qu’on allait conduire le détachement salutiste.

— Attention ! modula tout bas Dodekhan dont les mains se posèrent sur les épaules de Laura et de Prince.

Ceux-ci tressaillirent.

Depuis un instant, ils songeaient mélancoliquement qu’eux-mêmes s’étaient jetés dans le filet. Comment sortiraient-ils de là ?

Une fois dans l’hôtel, enfermés avec celles dont ils portaient indûment l’uniforme, la fraude serait assurément découverte… et alors…

L’avertissement de leur compagnon les ramena à la minute présente :

— Attention ! avait dit le jeune homme d’une voix assourdie.

Ce mot était motivé par une manœuvre soudaine que, sur un signe de leur chef, les policiers venaient d’exécuter.

Tous s’étaient rapidement portés autour de miss Turncrof et de Dinah Roll, les enveloppant d’une muraille humaine.

Et comme la tête de la colonne atteignait l’entrée de l’hôtel, un coup de sifflet retentit. Les policemen se ruèrent sur la capitaine et la lieutenante ahuries, suffoquées de colère et d’effroi, les enlevèrent presque et les poussèrent pantelantes dans le bureau-office, où le chef se précipita à leur suite.

— Sauve qui peut ! clama à pleins poumons le Turkmène.

À ce cri, épouvantées, laissées libres d’ailleurs par le mouvement des policiers, les salutistes s’éparpillèrent dans toutes les directions.

Les unes firent irruption dans l’hôtel, les autres s’enfuirent vers les hangars à marchandises de la station.

Dodekhan, lui, saisit ses complices par les poignets, et les entraîna vers le bâtiment des voyageurs.

La salle d’attente des premières était vide. Tous les employés se trouvaient sur le quai, pressant le départ du train, refoulant les curieux qui voulaient à tout prix connaître la fin de l’aventure, livrant passage aux rares personnes munies de billets pour Nevada.

— Faisons vite, commanda l’ex-prestidigitateur.

Son manteau bleu, son grand chapeau tombaient à terre en même temps.

Laura l’imita.

Prince fit de même.

Puis ces derniers, montrant leurs défroques, s’écrièrent :

— Mais on va trouver cela ?

— Non.

— Comment ! non ?

D’un geste précis, démontrant l’habitude de l’observation rapide, apprise durant sa vie d’aventures, le jeune homme désigna un grand poêle mobile, établi au milieu de la salle.

— Quoi, ce poêle ?

— Cachette.

— Bravo !

Oui, cachette admirable. Le feu n’était pas allumé. Sans doute la date réglementaire, à partir de laquelle les compagnies estiment que les voyageurs ont besoin d’être chauffés, n’avait pas encore sonné. C’était une malle, un carton à chapeaux, que le hasard, un hasard secourable, mettait à leur disposition.

En un instant, manteaux, coiffures, se trouvèrent empilés dans le foyer. S’ils furent froissés, déformés, les fugitifs n’en avaient cure. De leurs poches Prince et Dodekhan tirèrent les casquettes de voyage qu’ils avaient serrées lors de leur déguisement. Laura les imita.

Plus rien en eux ne rappelait les salutistes.

Calmes, sans se presser, la jolie milliardaire ayant pris la seule précaution de rabattre les oreillettes et de boucler la mentonnière de sa coiffure, afin de dissimuler la presque totalité de son visage, tous trois sortirent de la gare, traversèrent le rond-point, et se présentèrent à l’hôtel, demandant une voiture pour se faire conduire à Nevada-City.

Ils avaient si pleinement l’air de voyageurs paisibles, qui descendent du train, que le manager de l’hôtel leur assura qu’avant une demi-heure un break les conduirait, et qu’en attendant, il les installa au dining-room.

Après tant d’émotions, ils avaient réel besoin de se restaurer. Aussi le thé bouillant, les sandwiches au jambon de Sacramento, eurent-ils à supporter de leur part un rude assaut.

Ils reprenaient consciencieusement des forces, quand tout à coup les portes s’ouvrirent avec fracas.

Dans une bordée de hurlements démoniaques, deux formes blanches, hétéroclites, funambulesques, bondirent par l’ouverture, traversèrent le dining-room en courant, renversant deux tables, une douzaine de sièges, et heurtant si malencontreusement un garçon chargé d’un plat de hachis à la gelée en dôme que celui-ci chancela, chercha à récupérer son équilibre compromis, glissa, et finalement tomba en avant, appliquant, ainsi qu’un masque d’escrime, le hachis à la gelée sur la figure du chef de la police qui entrait à cet instant.

Cet épisode clôturait le drame qui venait de se dérouler à l’office de l’hôtel, depuis l’arrestation des infortunées Turncrof et Dinah Roll.

Les policiers, persuadés qu’ils avaient affaire à des voleurs, avaient traité
deux formes blanches traversèrent le « dining-room » en courant,
renversant tout sur leur passage.
les pauvres demoiselles avec l’urbanité dont la police de tous les pays est coutumière à l’égard de ses clients.

La capitaine ayant voulu protester, le chef lui avait répondu :

— Allons, vieux garçon, tu agis comme un conscrit… Quand on a la moustache grise, et que l’on se déguise sous les vêtements du sexe d’exquise beauté, il ne faut pas oublier d’entrer chez le coiffeur for shaving (pour se faire raser).

— Comment, vieux garçon ? glapit l’officière.

— Tu ne vas pas soutenir que tu es une femme ?

— Je suis une demoiselle.

— Et moi aussi, minauda Dinah Roll.

— On va t’en donner des demoiselles… Toi, d’abord, tu es un vieux cheval de retour (expression de bagne désignant les récidivistes).

— Cheval, hurla Turncrof, peu familiarisée avec les locutions pénitentiaires… Moi, une faible lady, cet homme me prend pour un cheval. Mais vous avez donc une soupière de poudre dans chaque œil pour ne pas voir plus clair !… Un cheval, moi, une personne respectable !

Engagé de cette façon, le dialogue devait rapidement tourner à l’aigre.

Le policier maintint son cheval de retour.

Miss Turncrof riposta par :

— Vous êtes un âne.

— Vous êtes une oie décharnée, reçut-elle en échange, ce qui l’incita à lancer :

— Et vous, un dindon, un vieux hibou.

De mot en mot, la colère gagna tout le monde, empêchant une enquête sérieuse et impartiale, qui, en deux minutes, eût amené l’explication éclaircissant, sinon l’aventure des voleurs, tout au moins la situation des officières du détachement de l’Armée du Salut.

Le police-chief, écumant, donna l’ordre de fouiller les pick-pockets présumés.

Ceux-ci protestèrent de leur qualité de dames, avec tant d’énergie que les policiers, intimidés, chargèrent les filles de l’hôtel du soin de dépouiller les prévenues de leurs vêtements dans une pièce voisine, et de passer lesdits habillements aux représentants de l’autorité, lesquels vérifieraient si les doublures, les ourlets, ne cachaient point quelques documents révélateurs.

Bref, Turncrof et son inséparable Dinah Roll, hurlant, gémissant, en appelant aux dieux et aux lois du traitement dont elles étaient victimes, se trouvèrent en face l’une de l’autre, en chemise, ce qui, soit dit en passant, ne leur était pas plus avantageux que le costume complet de l’Armée du Salut.

Au demeurant, tout aurait fini par des excuses réciproques, en dépit des malentendus répétés, si Boob n’avait eu fantaisie de se mêler à la tragique histoire.

Boob était un bull-dog de taille moyenne, malicieux, aux dents blanches, excellent chien de garde et favori de la famille du manager.

Profitant de l’entre-bâillement d’une porte, par laquelle les servantes remettaient aux gens de police les vêtements des pauvres victimes de cet infernal quiproquo, Boob entra au moment précis où sortait un pantalon de madapolam.

D’abord son entrée n’excita aucun émoi.

Mais, sur l’invitation expresse de la force publique, Turncrof et Roll ayant dû se déchausser et tirer leurs bas, où les malfaiteurs cachent souvent des billets de banque, pierres précieuses, limes, ou tous autres objets, le brave bull-dog aperçut les tibias des deux dignitaires salutistes.

Il se passe parfois d’étranges choses dans la cervelle d’un chien.

Ces tibias lui apparurent-ils comme nourriture possible, ou bien l’absence de mollets les lui fit-il considérer comme des bâtons menaçants ? Mystère. L’instruction n’étant pas encore décrétée obligatoire et gratuite pour les bulldogs, Boob ne savait ni parler ni écrire.

Boob se mit en arrêt devant les jambes des officières. 

Un moment, sa queue courte frétilla, ses yeux noirs brillèrent de malice.

Et brusquement, il se lança en avant avec un aboiement sonore.

Deux cris terrifiés y firent écho.

La capitaine, la lieutenante, vêtues maintenant d’une simple chemise, se sentirent sous ce costume léger, si éminemment propre au sport, des aptitudes inaccoutumées à la course.

Échappant aux mains des filles de service, elles bondirent hors de la portée des crocs de Boob.

Mais celui-ci, jeu ou gourmandise, tenta aussitôt de se rapprocher des jambes, qui ne paraissaient probablement pas, à son sens, assez flattées d’avoir attiré son attention.

Nouvelle fuite en recul des officières.

Nouvel élan du chien.

Puis course, à chaque instant accélérée, arrivant à la folie, salutistes et chien criant, sautant, au milieu des servantes bousculées, renversées, appelant au secours.

Enfin, Turncrof sentit, à la place où elle aurait pu avoir un mollet, le souffle chaud de son ennemi.

Juste à cet instant, le police-chief, un peu surpris du vacarme, ouvrait la porte de communication pour s’informer.

Pudeur et crainte d’être mordue mélangées, la sèche miss perdit la tête, se jeta violemment sur la première issue qu’elle rencontra, envoya dans ce mouvement son talon en plein museau de Boob, qui protesta par un rugissement, et… l’on sait la suite…

Ces épiques misses en chemise, ce policier masqué d’un hachis à la gelée… un cataclysme était inévitable.

Par bonheur, le manager vint avertir Dodekhan et ses amis que le break, qui devait les mener à Nevada-City, était attelé.

Vite, ils réglèrent leur dépense, s’installèrent dans le véhicule, et, le cocher stimulant l’attelage d’un magistral coup de fouet, la voiture se prit à rouler rapidement sur la route poussiéreuse, tandis que des clameurs, s’atténuant peu à peu avec la distance augmentée, jaillissaient des ouvertures de l’hôtel, de même que les grondements souterrains des volcans sont projetés par l’orifice des cratères.