Millionnaire malgré lui/p2/ch07

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Combet et Cie Éditeurs (p. 306-325).

VII

OÙ LAURA DEVIENT HORSE-POLICE-GUARD


Montagnes-Neigeuses-Hôtel. Ce nom, inscrit en lettres d’or sur une plaque de bois acajou, avait séduit les voyageurs.

On se reposerait le restant de la journée, et le lendemain, on partirait à cheval à travers le pays accidenté, pour tâcher d’atteindre le lac Christmas (Orégon), où Dodekhan avait fixé rendez-vous à son aide Kozets, lequel, convoyant la roulotte de l’ex-forçat de Sakhaline, se dirigeait vers ce point depuis son départ de Virginia.

Le jeune Turkmène, une fois ses protégés installés, était sorti pour acquérir des montures.

Dans le salon commun, désert à cette heure, Prince et Laura s’étaient assis près d’une fenêtre, et, pensifs, ils regardaient la rue, avec ses passants rares, ses tramways bruyants, marchant à une allure vertigineuse.

En face d’eux se dressait la façade de spacieux bâtiments, sur lesquels on lisait : Horse-Police (Police à cheval).

Au premier étage, par une croisée ouverte, les jeunes gens voyaient passer et repasser une femme d’une trentaine d’années, brune, potelée, accorte, aux mouvements prestes, qui vaquait aux soins de son ménage, sans paraître soupçonner que, de l’hôtel voisin, des regards indiscrets pouvaient peser sur sa vie privée.

Au-dessous, au rez-de-chaussée, une porte grillée, dont la grille était repliée sur elle-même, se couronnait d’un écriteau :

Police Habillement.


indiquant aux profanes que, là, étaient situés les magasins d’habillement de la caserne.

Un homme, ayant rang de lieutenant, venait de temps à autre sur le seuil, agité, nerveux, échauffé.

Il semblait aspirer avec plaisir quelques gorgées d’air frais, puis il rentrait en criant :

— Les pantalons n° 2, 3e taille, case 127.

Ou bien encore :

— Vestes d’exercice, 1re taille, 63, cases 19 et suivantes.

De sorte que personne, dans le quartier, ne pouvait ignorer que le lieutenant Soda, officier d’habillement des horse-policemen, procédait à un rangement général des effets confiés à sa garde.

Puis le lieutenant sortit avec six hommes, en laissant un septième de planton devant la porte.

— Manny, dit-il d’une voix sonore, dont retentit toute la rue, vous ne bougerez pas d’ici.

— Non, lieutenant.

— Même si vous aviez soif.

— Si j’avais soif, je mâcherais un bouton de culotte, mais je ne bougerais pas.

— Cela est bien… Vous concevez que cela est aussi très important. Les recrues arriveront aujourd’hui, et il importe de les équiper séance tenante.

— Bien, lieutenant.

Soda approuva d’un signe de tête. Le vieux policeman, non pas blanchi, mais devenu grisonnant sous le harnais, lui plaisait par sa correction grave, son attitude impeccable, son souci de la discipline.

— Je sais que je puis compter sur vous, Manny. Aussi, je m’éloigne sans inquiétude.

Puis se tournant vers les six hommes, attendant, impassibles, la fin de ce colloque :

— Nous, aux Magasins généraux militaires. Arnold, vous avez la feuille indiquant les effets qui doivent nous être délivrés ?

— La voici, lieutenant.

— Bien, bien, gardez-la. Je n’ai que faire de gonfler mes poches de tous ces papiers… Cela déforme les habits et nécessite des coups de fer répétés… Mistress Arabella me le dit toujours.

Il leva la tête vers le premier étage.

Juste à ce moment, la grassouillette brunette, occupée à son ménage, se pencha à la croisée, tenant d’une main une statuette dorée, et de l’autre, un minuscule plumeau dont elle époussetait délicatement l’objet d’art.

— Vous partez, mon cher mari ? minauda-t-elle.

— Yes, Arabella de mon cœur, je vais, loin de vous, chercher des habits pour nos recrues. Je déplore de m’éloigner, mais ce n’est point là une agréable promenade à laquelle je puisse vous convier.

— Vous parlez droit, Josué, droit comme un i. De mon côté, je ne suis pas enrobée convenablement, et ma tenue d’intérieur ne saurait affronter la rue.

— Au revoir donc, chère épouse.

— Au revoir, cher époux.

Le lieutenant adressa un dernier sourire à sa femme, puis redevenu grave, il commanda nerveusement :

— Par le flanc droit, par file à gauche ; en avant… marche !

Suivi de ses six hommes, aussi fier, aussi plastronnant, que si une armée lui eût emboîté le pas, il remonta la rue, dans la direction des Magasins militaires.

Ses talons sonnaient rudement sur le trottoir, semblant se livrer à un match, ayant pour but de démontrer la supériorité de résistance des semelles clouées sur le pavage.

Un instant, mistress Arabella se délecta apparemment de ce départ martial. Elle étendit les bras en un geste gracieux, comme si elle eût voulu jeter aux guerriers, en guise de fleurs absentes, sa statuette et son plumeau ; puis elle rentra dans sa chambre, et de nouveau sa silhouette, agréable et rondelette, passa et repassa devant la fenêtre entr’ouverte.

Laura se pencha vers Albert.

— Est-ce drôle, murmura-t-elle, que des gens réussissent à donner à la tendresse, la plus sainte des choses, une tournure ridicule !

Il la regarda sans répondre.

La remarque de la jeune fille lui avait fait mal.

Elle lui avait rappelé ce que les incidents de ces derniers jours lui avaient fait oublier. Il était Albert Prince, et la Canadienne voyait toujours en lui le Prince Virgule.

Qu’était le ridicule auprès de l’énorme mensonge qu’il ne se sentait plus le courage d’avouer.

Car il était jaloux maintenant, jaloux de cet Orsato Cavaragio que Laura fuyait.

S’il apprenait à la jeune fille sa véritable identité, n’en éprouverait-elle pas une colère très naturelle, et, dans un premier moment de dépit, ne se vengerait-elle pas de sa trahison en accordant sa main à cet Orsato ?

Voilà pourquoi il gardait le silence.

Laura, incapable de deviner ces réflexions moroses, reprit :

— Ne croyez pas que ma remarque soit inspirée par le dédain un peu sot des personnes qui, occupant une haute situation, pensent que rien ne leur saurait être égal ou supérieur. Non, celles-là confondent la personne et la situation. Elles ont tort, car ce sont deux entités distinctes. La situation peut être élevée et l’individu bas, ou réciproquement.

Il la considéra avec une expression de surprise.

— Vous vous étonnez de m’entendre parler ainsi ? continua-t-elle. Ah ! j’ai tant changé depuis quelques semaines. Pour la première fois de ma vie, j’ai souffert. Cela m’a fait comprendre les philosophes qui m’apparaissaient ridicules, lorsqu’on me les expliquait au cours de morale à la pension.

Et avec une sorte d’exaltation :

— Tous disent : « La souffrance élève, la souffrance grandit. »

Elle secoua doucement sa jolie tête :

— Et ils ont raison de le dire. Je sens bien maintenant qu’après avoir souffert, on n’est plus le même esprit ; on est plus haut que les conventions humaines, et on s’étonne d’avoir pu leur accorder quelque importance.

Le cœur d’Albert palpitait délicieusement. Ah ! s’il avait osé, il se fût agenouillé devant l’exquise milliardaire, il lui aurait crié la vérité… Mais il était trop épris pour avoir pareil courage.

Et, pourtant, elle puisait dans sa petite âme transformée, féminisée pourrait-on dire, des choses exquises qu’elle exprimait simplement, franchement, avec son habituel dédain des circonlocutions, des choses pas nettes, pas précises.

— Ainsi, tenez, murmurait-elle en baissant les yeux, quand j’ai quitté la France, j’étais agacée par l’idée qu’une de mes amies de pension avait épousé un duc. Être titrée me paraissait la chose la plus enviable du monde.

— Ah ! fit-il, pour dire quelque chose.

— Eh bien, aujourd’hui, cela me semble complètement indifférent.

Et vivement, avec une rougeur :

— Je ne m’exprime pas très bien peut-être en français… mais vous devez être certain que je dis sincèrement ma pensée, et que j’ai le désir de ne pas vous froisser… Non !… Cela me paraît indifférent, non pas parce que j’ai un prince auprès de moi, ni parce que le titre de prince soit pour moi peu de chose. Ne pensez pas cela.

Le titre est joli, il est agréable, mais il est surtout une valeur pour la personne qui le porte. Enfin, en d’autres termes, c’est un bandeau de pierres précieuses… C’est très beau, un bijou comme cela, mais si la tête qui en est ornée est laide, le bandeau ne signifie pas grand’chose.

De même, avant le titre, il y a la personne. Bonne, aimable, dévouée, cordiale, elle doit être préférée à tous les titres. Si elle en a un, cela est agréable comme un bel habit ; mais si elle n’en a pas, ce n’est point une raison pour lui témoigner moins d’affection.

À mesure qu’elle parlait, Albert se sentait de plus en plus envahi par le trouble de l’indécision.

Elle prit son silence pour une improbation.

— Vous trouvez que j’ai tort, n’est-ce pas ? dit-elle gentiment avec un regard suppliant.

— Oh ! non ! s’écria-t-il comme malgré lui.

— Vous estimez, comme moi, qu’un titre…

— N’est rien ; … que l’affection est tout ; … que l’argent, non plus, n’est rien.

— Vous exagérez. Tout cela est quelque chose, comme un plaisir, un jouet, un instrument de sport, un amusement.

— Ah ! joli amusement ! soupira le jeune homme qui, il faut en convenir, n’avait pas sujet de trouver amusants la fortune ou les blasons.

Elle le menaça du doigt.

— Si, si, il ne faut pas aller trop loin ; mais c’est égal, c’est gentil à vous de parler ainsi.

Et la voix baissée :

— Alors, ma personne vous semble préférable à ma dot ?

— Oh ! oui, fit-il avec ferveur.

— Cela est tout à fait vrai ?

— Tout à fait. À ce point que je voudrais qu’un incident vous ruinât pour vous dire : « Laura, unissez votre pauvreté à la mienne. Laissez-moi travailler pour vous refaire, sinon une fortune, du moins une existence aisée ».

Un brouillard sur les yeux, la respiration précipitée, la jeune fille mit sa main dans celle de son interlocuteur.

— Vous me rendez bien fière et bien heureuse.

— Fière… suis-je digne de vous ?

— Oui, puisque votre pensée va avec la mienne.

Puis après un court silence :

— Et je veux vous récompenser.

— Me récompenser ?

— En vous jurant…

Elle s’arrêta. Lui questionna :

— Me jurer quoi ?

— Que je voudrais aussi, bien sincèrement, que vous pussiez perdre votre couronne princière, pour vous choisir entre tous, sans titre… si cela ne devait pas vous faire trop de peine de perdre la couronne.

— De la peine !

Albert eut besoin d’un effort surhumain pour ne pas clamer :

— La couronne… Ah ! bien, en voilà un genre de chapeau qui ne me préoccupe pas !

Mais, en dépit du charme de Laura, de ses grands yeux sincères, il ne parvint pas à se persuader qu’elle exprimait bien loyalement l’état de son âme.

Et puis, Prince était jeune encore.

L’âpre expérience de la vie ne lui avait pas appris à lire sur les visages les traces des orages passés.

Sans cela il eût reconnu de suite que la milliardaire s’était transformée au physique comme au moral.

L’expression confiante, audacieuse, de ses traits, avait fait place à un voile de timidité ; son attitude était devenue réservée ; ses gestes, ses mouvements, jadis excessifs et sportifs, s’étaient atténués, adoucis, comme fondus en une décence générale.

En voyant ces effets, Albert en eut bien vite démêlé la cause.

Le jour où, dans un rayonnement d’aurore, la révélation s’était faite à la jeune fille que la tendresse, les qualités du cœur, sont plus enviables que la richesse colossale, elle, qui jusqu’alors avait été accoutumée à considérer toute chose comme pouvant être achetée, elle qui, de par le milliard de son père, se regardait comme invulnérable, invincible, elle s’était sentie faible.

Faible, oui, car devant elle s’était dressée la chose qui ne s’achète pas, mais qui se mérite, qui s’obtient par la vertu, la grâce, la bonté. L’affection lui avait dit : Tes millions ne sauraient me fixer sous ton toit ; je me donne, mais aucune richesse n’est assez grande pour m’acheter.

Et ce jour-là, la milliardaire, née, élevée dans une sorte d’Olympe doré, avait dépouillé la déesse pour devenir une jeune fille.

Maintenant, ces deux êtres restaient là les mains unies, sans rien dire.

À quoi bon découper en syllabes, en mots, en phrases, les pulsations du cœur. Quelle éloquence serait plus douce, plus enveloppante.

Sous leurs yeux, la foule défilait toujours. Passants rares, tramways, voitures, se succédaient.

Mistress Arabella Soda, en face, avait terminé son ménage et, commodément installée dans un fauteuil, elle feignait de lire, tout en observant les jeunes clients de l’hôtel, avec une curiosité que l’on rencontre sous toutes les latitudes, parmi les habitants des petites villes.

Non qu’elle fût méchante, mistress Arabella. Elle était gaie, bien portante, indulgente. La médisance commence avec les dents cariées, l’estomac capricieux et autres agréments du même genre.

Donc la brunette regardait les jeunes gens plutôt d’un air sympathique.

— Ce sont évidemment des fiancés, se confiait-elle. Ils sont très gentils et se regardent avec de petits yeux tout à fait aimables.

Puis, raisonnant selon les mœurs américaines, si différentes des nôtres :

— Ils font sans doute leur voyage de flirt pour se connaître, se comprendre, s’apprécier. Eh bien ! moi, je parierais bien un dollar à mon bon Soda que le voyage se terminera par un très heureux mariage. Ils sont tout à fait délicieux.

Le monologue d’Arabella en resta là.

La fenêtre de ceux qu’elle contemplait venait de se fermer brusquement.

C’est qu’un coup de tonnerre avait retenti dans la quiétude revenue des jeunes gens. Coup de tonnerre moral s’entend, et, dans l’espèce, apporté par Dodekhan en personne. Le jeune homme venait de faire irruption dans le salon avec ce cri :

— Orsato est à Nevada !

— Orsato ?

Tous deux s’étaient levés d’un bond, repoussant la croisée.

— Oui. J’étais parti pour louer des chevaux.

— C’est ce que vous nous avez dit.

— J’en avais trouvé d’exquis. Je revenais enchanté quand…

— Quand… ? Achevez.

— Au bout de la rue, j’aperçois…

— Orsato ?…

— Lui-même.

— Ah ! gémit Laura, ce misérable nous cherche.

Dodekhan secoua la tête.

— Vous vous trompez, miss, il ne vous cherche pas.

— Vous croyez ?

— Je suis sûr qu’il a découvert votre retraite.

— Hein ?

— Car il est accompagné d’un nombreux détachement de police. Aux deux extrémités de l’hôtel, un cordon d’agents barre la rue, et le señor, à cette heure, place des factionnaires aux issues situées derrière notre asile.

— Nous sommes perdus ! gémit Laura.

— Non, car je le tuerai, fit nettement Prince, tirant son revolver.

— Et vous serez arrêté, condamné, rayé du nombre des citoyens honnêtes, ricana Dodekhan, et miss Laura sera la première victime de ce bel exploit.

— Mais que faire alors ?

— Réserver ce moyen extrême et tenter de fuir.

— Nous sommes cernés, disiez-vous.

— Je le répète encore, mais il reste une ligne de retraite que nos adversaires n’ont pas jugé opportun d’occuper. C’est par là qu’il faut nous échapper.

— Et où la prenez-vous ?

Le Turkmène étendit les mains dans la direction de la fenêtre.
Le laquais galonné dormait majestueusement.

— Les constructions d’en face.

— Quoi ? La caserne des policiers à cheval ?

— Parfaitement.

— C’est de la folie !

— C’est de la sagesse.

— … À la façon de Gribouille se jetant à l’eau de peur d’être mouillé… ; se réfugier parmi les policemen, de crainte d’être arrêtés.

— Justement. On ne songera pas à nous chercher là… Enfin, c’est la seule chance à tenter.

Ce dernier argument décida Prince.

— Bon. J’ai toujours mon revolver.

— Et vous en userez comme bon vous semblera, acheva le fils de Dilevnor, si mon idée est reconnue mauvaise à l’usage.

— Allons donc !

— En route !

Et tous trois, quittant le salon, descendirent sans bruit l’escalier de l’hôtel des Montagnes-Neigeuses,

Le vestibule était désert ; le laquais galonné, chargé de renseigner les voyageurs, dormait majestueusement dans le bureau…

Dodekhan regarda dans la rue.

— Orsato n’est pas encore de retour.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Cela nous sert. Un seul ennemi à écarter de notre chemin.

— Quel ennemi ?

— Le vieux policier Manny, qui monte la garde devant la porte du magasin d’habillement.

C’était vrai.

Le policeman, placé là par Josué Soda lors de son départ, n’avait pas bougé.

À sa vue, Laura eut un geste de désespoir.

— Mais cet homme va tout faire manquer ?

— Il ferait, si je n’avais prévu le cas, répliqua paisiblement, l’ex-captif d’Aousa. Et vous allez comprendre de suite.

— J’écoute.

— Les horse-policemen attendent des recrues.

— Je l’ai entendu dire.

— Très bien. Ces recrues arrivent de divers endroits, par deux, trois, dix… enfin, par groupes.

— Cela est probable.

— Dites certain, miss. Eh bien, M. Albert et moi, allons nous présenter à Manny comme des recrues. Nous entrons au magasin avec lui. Vous, miss, qui guetterez d’ici, vous traverserez aussitôt la rue et vous glisserez dans le dit magasin, en vous cachant du bonhomme.

La figure de la milliardaire se dérida.

— Oui, oui, je commence à avoir confiance.

Et avec une ingénuité qui doublait la saveur de la déclaration :

— C’est égal. Je vous assure, qu’il y a un mois, je ne soupçonnais pas tout ce que l’on peut faire sans argent.

Mais son interlocuteur mit un doigt sur les lèvres, et, accompagné de Prince, il se dirigea droit vers Manny, qui montait bien la garde, le digne homme ; mais dont toute l’attention était concentrée sur un bar situé à peu de distance de l’hôtel.

Il avait soif, Manny, ce qui lui arrivait souvent. Oh ! à cheval sur le règlement, Manny n’eût pas déserté son poste pour le flacon du meilleur vin du monde ; mais ses regards, son odorat, sa pensée, n’en étaient pas moins accaparés par le bar, à la devanture peinte en vert.

Aussi fut-il surpris lorsque Dodekhan, parvenu à deux pas de lui, prononça :

— Bonjour, l’ancien.

Il fit face du côté du jeune homme :

— Bonjour, qu’est-ce que vous demandez ?

— Le lieutenant Josué Soda.

— Ce que vous lui voulez, au lieutenant ?

— C’est afin qu’il nous habille. On nous a dit comme ça : Les recrues seront habillées à la caserne de Nevada.

— Ah ! des recrues !

— Mais oui, l’ancien.

— Fallait donc le dire tout de suite. Venez ; par file à gauche, marche.

Le policeman grisonnant et les fausses recrues pénétrèrent ensemble dans le magasin d’habillement, laissant l’entrée libre à Laura.

La jeune fille avait suivi la scène de la porte de l’hôtel.

Elle ne perdit pas de temps.

Traversant la rue en courant, elle atteignit l’entrée des magasins, s’assura par une rapide inspection que le brave Manny n’était pas aux abords, et tranquillisée de ce côté, elle disparut dans les halls où les horse-policemen entassaient leurs réserves d’uniformes.

De hauts casiers alignés, laissant entre eux d’étroits couloirs de circulation emplissaient la salle, couvraient les murs.

Chacun portait à son faîte un écusson avec un numéro.

Dans chacun s’étageaient des vestons, des dolmans, des manteaux, des pantalons.

Plus loin, c’étaient les compartiments réservés aux coiffures : képis, calottes, bérets, casques.

Dans ce dédale, la jeune fille se glissa, se faufila ; guidée par un murmure de voix, elle parvint près de l’endroit où Manny cherchait à vêtir ses recrues, et, à demi enfoncée dans un casier à dolmans, elle assista à la scène que voici.

Manny, gravement, habillait Albert et Dodekhan.

Ce dernier aperçut Laura.

Profitant d’un instant où le vieux policier avait le dos tourné, il passa un dolman et un pantalon à la jeune fille avec ces mots :

— Habillez-vous vite.

Elle empoigna les vêtements et se glissa au fond du magasin.

Cependant, Albert et son compagnon prenaient la physionomie de parfaits policemen.

Le dolman boutonné, le pantalon retombant en plis élégants sur la botte à éperons, le casque de drap sur la tête, ils avaient martiale tournure.

Manny les considéra avec satisfaction.

— Bonnes recrues, et, j’ose le dire, habillées à souhait. Si le lieutenant Josué Soda ne félicite pas ce digne Sammy, il sera difficile et injuste.

À ce moment, un grand bruit se fait entendre au dehors.

Qu’est-ce ?

Manny court à la porte. Dans un magasin d’habillement, les distractions sont rares. Le vieux policeman est curieux. Il veut voir.

Ses « recrues » le suivent hardiment.

En face, à l’hôtel des Montagnes-Neigeuses, c’est un grouillement de policiers, de voyageurs, de maîtres d’hôtel, de garçons, de femmes de chambre.

Tout ce monde s’agite, pérore, rit, gronde.

Au milieu du groupe, un homme trapu, très brun, fait plus de tapage à lui seul que tous les autres réunis.

On perçoit sa voix claironnante.

— Ils sont dans l’hôtel. Ils doivent y être !

C’est Orsato Cavaragio, qui ne peut concevoir comment ceux qu’il poursuit, ceux qu’il a cru tenir — ses renseignements étaient si précis ! — comment ceux-là se sont échappés.

Car, il n’y a pas à dire : Mon bel ami ! Ils ont glissé à travers les mailles du filet tendu autour d’eux.

L’hôtel a été fouillé.

Pas une chambre qui n’ait reçu la visite de perquisition, au grand scandale, aux vives protestations des ladies, jeunes ou vieilles, qui se croyaient, dans leurs pièces closes, à l’abri des regards du public.

L’appartement, naguère occupé par les fugitifs, est vide.

Le manager, le suisse, les employés, interrogés, n’ont pu fournir aucun renseignement.

On a bien vu l’un des voyageurs sortir, mais le chasseur affirme l’avoir
Bonnes recrues, habillées à souhait.
vu rentrer, un quart d’heure peut-être avant l’irruption de la police.

Quant aux deux autres, qui avaient tout à fait l’allure de fiancés en flirt, explique une fille de chambre sentimentale, ils étaient dans le saloon et se disaient les mille petites choses agréables.

De cela, la fille est sûre, car elle les trouvait très gentils, et à travers le vitrage de la porte, elle les regardait lorsqu’elle passait dans le couloir.

Il est évident que les fugitifs respiraient là quinze minutes plus tôt ; mais comment, par où se sont-ils envolés ?

Les factionnaires de la rue, des avenues, entourant l’hôtel, n’ont laissé passer personne.

Les mansardes, les balcons, les toits, les cheminées même après les placards, cuisines et caves, ont été minutieusement inspectés.

Rien ! personne !

Et Manny qui s’informe, qui se mêle au brouhaha, piaffe de colère en constatant l’impuissance de la police.

— Combien étaient-ils ? clame-t-il.

— Trois, père Manny, répond un groom, deux gentlemen et une lady.

— Ah ! trois.

Et se tournant vers ses recrues :

— Vieux garçons, je vous demande votre pardon pour une pensée folle qui m’était venue.

— Quelle pensée ?

— Je me suis demandé si ceux que l’on cherche n’avaient pas cherché refuge dans mon magasin.

— Dans votre… ?

Prince, Dodekhan frissonnent. Mais le policeman les rassure aussitôt.

— Oui, vous comprenez… des recrues… pour rire… Mais ils étaient trois, dont une lady. Or, je puis jurer que je n’ai pas vu de lady… donc ma supposition était stupide… et insultante pour de braves vieux garçons comme vous.

— Parbleu ! font-ils en riant.

Et Manny rit, tandis que les policiers qui ont envahi l’hôtel s’éloignent dépités ; qu’Orsato les suit en ébranlant l’atmosphère de véritables rugissements, et que le personnel, grossi d’une partie des clients, forme sur le trottoir un groupe compact où l’on commente bruyamment l’incident.

Mais Dodekhan a fait un signe à Albert.

Derrière de hauts casiers, il vient d’apercevoir Laura, transmuée en un adorable et coquet petit policeman.

Il serait temps de quitter le magasin.

Le plancher y brûle les pieds.

La pensée qu’a exprimée tout à l’heure Manny montre que les fugitifs sont à la merci de la moindre chose.

Il faut partir ; mais pour cela il faut éloigner Manny.

Et, insinuant, Dodekhan-Flèche de Fer murmure :

— Il fait soif !

Le vieux guerrier lui lance un regard attendri :

— Tu l’as dit, recrue, il fait grandement soif. Le mois d’octobre est certainement le plus altérant des mois.

— Il y a un bar, là-bas.

Les yeux du digne Manny se tournent du côté indiqué.

— Oui, il y a un bar.

— Si vous vouliez, l’ancien, nous faire l’honneur de trinquer avec nous ?

La face de Manny exprime l’indécision.

Sa langue gourmande pourlèche ses lèvres ; son nez, au bulbe biberon, frétille.

— Eh bien ?

— Eh bien, répond-il, je ne peux pas. Le lieutenant Josué Soda a recommandé de ne pas laisser le magasin sans gardien… à cause des recrues.

Albert fait la grimace et là-bas, derrière les casiers, Laura ne se gêne pas pour marquer son mécontentement par une mimique expressive.

Seul, Dodekhan reste calme :

— Ah ! vieux coquin, grommelle-t-il, tu te figures que tu vas rester ici.

Et du ton le plus aimable.

— Oh ! si ce n’est que cela, tout peut s’arranger.

À ces mots, le visage du policeman s’éclaire. Ah ! il fait doublement soif chez lui pour que ses yeux brillent, pour que son nez rutile, à la seule pensée d’une franche lampée.

— Et comment ? fait-il, presque bredouillant, tant son désir de connaître la solution heureuse est vif.

— Nous nous diviserons en deux bandes.

— En deux ?

— Oui, à tout seigneur tout honneur. Vous irez devant. De cette façon, mon camarade et moi garderons le magasin.

— Oh ! un seul suffirait.

— Non, master Manny ; nous sommes trop respectueux de l’ancienneté pour admettre pareille chose. Il faut au moins deux recrues pour tenir la place d’un ancien.

Du coup, Manny se redressa, plastronna, lança dans l’air un :

— Hum ! Hum !

Avec une intonation victorieuse. Sa vanité était flattée au plus haut point, et il eut à l’adresse du jeune homme un regard attendri, bienveillant, protecteur.

— Excellent esprit militaire, fit-il en frappant amicalement sur l’épaule de son interlocuteur. Esprit excellent. Avec ce respect des droits acquis, ce juste sentiment des distances, vous arriverez, mon cher vieux garçon, vous arriverez.
à l’arrivée de la police, la terre s’était entr’ouverte.

De l’air le plus pénétré, l’ex-captif de Sakhaline s’inclina profondément.

— Admettez-vous l’arrangement ?

— Tout à fait. Il est agréable et réglementé de façon militaire.

— Alors ?

— Alors je vais au bar. Je me rafraîchis et je reviens…

— En nous laissant le plaisir de régler cette petite dépense, master Manny ; car nous serions désolés de vous voir solder une soif contractée par votre sollicitude pour nous.

Cette fois, le policeman ne trouva rien à répondre.

L’amabilité de son « nouveau » le médusait littéralement.

Jamais, dans sa longue carrière, il n’avait rencontré urbanité pareille, aménité comparable.

Mais comme il tenait à manifester son contentement, il allongea à son interlocuteur un coup de poing à assommer un bœuf et, soulagé par ce horion affectueux, il descendit sur le trottoir, dégagé, guilleret, en disant d’un accent plein de gaieté, de joie contenue, d’aimable expansion :

— Je vais au bar !

L’allure crâne, le casque en bataille, le pas élastique et régulier, le vieux serviteur de la police se dirigea vers l’établissement indiqué, dans lequel il s’engouffra.

— Maintenant, ne perdons pas de temps et décampons.

À cet appel de Dodekhan, Laura rejoignit ses amis ; mais sur le seuil elle s’arrêta net.

La foule était toujours grande devant l’hôtel. Elle s’était même grossie de quelques badauds, auxquels les garçons contaient avec complaisance les incidents miraculeux, dont la maison des Montagnes-Neigeuses avait été le théâtre.

Miraculeux ! Le qualificatif avait été prononcé.

Car, dans l’impossibilité d’expliquer la si opportune disparition des voyageurs recherchés par la police, les braves gens, plutôt que de rester cois, avaient sans hésité enjambé les limites qui sépare le réel du merveilleux.

— Le diable est pour quelque chose là dedans ! avait prononcé un piqueur superstitieux.

Le diable !

Est-il rien de plus admirable que de pouvoir se vanter d’avoir vu, sinon ce César de l’infernal séjour, au moins des amis à lui, des protégés, des intimes, de ces gens terrifiants qui fréquentent les five o’clock teas de Satan.

L’explication avait été adoptée d’emblée.

Et les langues marchant toujours, l’émulation des conteurs s’en mêlant, il était avéré maintenant que le diable, cornu, botté de rouge et les pieds fourchus, avait loué un appartement à l’hôtel, où il s’était installé avec un seigneur de sa cour et une diablesse qui fumait des cigarettes de soufre.

À l’arrivée de la police, la terre s’était entr’ouverte, crachant vers le ciel un jet de flamme et de fumée, et par cette porte ouverte sur les régions souterraines, où les damnés cuisent éternellement sur des grils, sans doute électriques, vu les progrès de l’industrie, les voyageurs avaient disparu, ne laissant comme trace de leur passage que quelques paquets d’allumettes soufrées, qu’ils s’étaient amusés à confectionner en exposant des baguettes de sapin à leur haleine endiablée.

Et ces paquets d’allumettes donnaient au récit un cachet d’indiscutable authenticité, car les domestiques de Montagnes-Neigeuses-Hôtel les vendaient deux dollars la pièce, aux badauds qui se les arrachaient.

Au demeurant, on pouvait dire que, tout au moins, le diable commercial était de l’affaire, vu que lesdits paquets d’allumettes avaient été achetés dix cents l’un (environ cinquante centimes), chez le marchand de tabac le plus proche.

Or, en voyant tout ce monde grouiller là, devant elle, Laura se sentit prise d’une défaillance.

La jeune fille, que la tendresse avait éveillée en elle, se montra avec sa faiblesse, sa timidité.

— Jamais je n’oserai sortir devant tant de personnes.

Albert, Dodekhan supplièrent :

— Courage, miss. Cent pas à faire et nous prendrons une voiture.

— Non, fuyez, abandonnez-moi.

— Vous abandonner, est-ce possible ? Puisque nous ne sommes ici que pour vous.

— C’est vrai !

— Allons, un petit effort, venez.

Elle avança un pied, puis se rejeta en arrière.

— Non, avec ce costume, je n’oserai jamais. Je trouve impudique une jeune personne costumée en homme ?

— Bah ! fit l’ex-Indien avec une pointe d’impatience. Supposez que c’est un nouveau modèle de tenue Cycliste !

— Ne parlez pas ainsi

— Vous faisiez de la bicyclette, autrefois.

Elle baissa les yeux et, avec une adorable rougeur :

— Oh ! autrefois je n’étais pas ce que je suis ; je ne comprenais pas ce qui m’est apparu clairement.

Albert la considérait avec attendrissement. Il devinait, lui, tout ce qu’elle ne disait pas. C’était lui seul, qui avait fait éclore en la gentille milliardaire ces sentiments nouveaux, enfantins, peut-être même ridicules, diront certains esprits forts. Soit, ridicules, mais exquis, donnant bien l’impression d’une véritable âme de jeune fille, une blancheur dans une corolle de lis.

Pourtant, le fils de Dilevnor, sentant davantage les nécessités pratiques du moment, allait insister, quand un bruit insolite, partant du fond du magasin, attira son attention.

On eût dit une clef grinçant dans une serrure.

— Qu’est cela ?

— Oh ! on vient ! balbutia Laura subitement pâlie… la porte du fond…

— Il y a une porte là-bas ?

— Oui, je l’ai aperçue tout à l’heure pendant que je m’habillais.

Des pas pressés glissèrent sur le plancher.

— Cachons-nous.

Ces mots à peine susurrés, Laura se jette derrière un casier. Emporté par l’attraction de la tendresse, Prince l’y rejoint, et Dodekhan, bon gré, mal gré, demeuré seul, se décide à faire de même.

Il était temps.

La forme grassouillette de mistress Arabella Soda se découpait dans l’ouverture de l’entrée.

— Hé, psst ! fit-elle.

« Un groom se retourna, reconnut l’épouse du lieutenant Soda, et, empressé à faire sa cour à la dame de si puissant seigneur, il accourut.

— Mistress a appelé ?

— Oui, mon ami.

— Que désire mistress ?

— Voici. De mes fenêtres, je suis depuis une demi-heure le va-et-vient qui se produit dans votre hôtel. La raison m’en paraît quelque peu confuse, et je voudrais être renseignée.

— Rien de plus simple, mistress.

Et, ravi de l’attention que lui accordait Mme la lieutenante d’habillement, le gamin se prit à lui narrer, sans omettre le moindre détail, l’arrivée des voyageurs, l’apparition d’Orsato Cavaragio, les recherches vaines, etc., etc.

— C’étaient des voleurs, ces jeunes gens, soupira la rondelette mistress d’un ton de regret, je les avais aperçus à leur croisée, et ils ne faisaient pas l’effet de cela.

— Non, non, mistress. Il paraît qu’il y a une histoire de mariage. La jeune miss ne veut pas épouser l’homme qui est venu avec la police,

— Et il prétend la forcer ?

— À ce que l’on dit, du moins.

— Alors, fit doucement mistress Soda, je suis contente qu’ils lui aient échappé. Moi dont le cœur est tout plein du lieutenant Soda, je conçois combien il doit être pénible de vivre auprès d’un époux, que l’on n’a point choisi librement.

Et gracieusement, avec une confiance très réjouissante, mistress Soda expliquait l’état de son tendre cœur au groom et à plusieurs serviteurs de l’hôtel qui, l’ayant reconnue, s’étaient empressés de la venir saluer.

De leur cachette, les fugitifs n’avaient point perdu un mot de la conversation.

— Une bonne et excellente personne, dit Laura.

— Évidemment.

— Et qui nous aiderait probablement.

Cette réflexion était à peine formulée que la jeune fille, faisant signe à ses compagnons de la suivre, se glissait dans le dédale des compartiments.

Ainsi, elle les conduisit jusqu’au fond du magasin, et leur montrant une porte entr’ouverte :

— Tenez, c’est par là que cette dame est venue.

— Bon. Et après ?

— Après… nous pourrions passer par là.

— Cela aboutit, vous l’avez entendu, à l’appartement occupé par cette personne.

— Justement.

— Je ne saisis point votre pensée, Laura, intervint Albert.

Elle eut un sourire.

— Elle nous a trouvé gentils. Elle a reconnu que nous n’avions pas l’air de voleurs. Vous avez entendu aussi cela, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Elle a exprimé son contentement de nous savoir hors de l’atteinte de notre ennemi.

— Elle l’a exprimé.

— Eh bien ! ne comprenez-vous pas qu’en nous trouvant chez elle, en lui contant notre situation, elle nous fournirait les moyens de quitter la ville d’une façon plus décente que sous un uniforme de policeman.

Les jeunes gens se consultèrent du regard, mais sans attendre leur réponse, Laura avait ouvert la porte entre-bâillée. Un escalier raide avec une main courante de fer se présenta à elle.

— Tant pis, dit-elle résolument, je monte.

Après tout, l’idée de la gentille Canadienne était peut-être bonne. Les femmes sont les alliées naturelles de toutes les victimes de la tendresse. D’instinct elles vont à elles,

Albert s’engagea dans l’escalier, suivi par l’ancien prisonnier du général Labianov.

Vingt-cinq marches, hautes et raides, amenèrent les fugitifs sur le seuil d’un salon-parloir.

Prince et Laura reconnurent la pièce. C’était là que, du saloon de l’hôtel, ils avaient vu mistress Soda mener lestement l’ordonnance de son ménage.

Ils s’assirent dans des fauteuils un peu durs que recouvraient des housses à ramages, et là, passant d’une vague inquiétude à une vague espérance, ils attendirent que la brune petite mistress se décidât à interrompre sa conversation et à réintégrer son domicile.