Millionnaire malgré lui/p2/ch12

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Combet et Cie Éditeurs (p. 393-412).

XII

LE POTEAU DU SUPPLICE


La nuit.

De gros nuages noirs parcourent le ciel, échevelés, menaçants, laissant de temps à autre filtrer un rayon de lune.

Un moment, la plaine basse parsemée de buissons, la rivière Bourbeuse, dont les eaux troubles coulent tout près de là, se plaquent de taches d’argent, puis une nuée intercepte de nouveau la clarté lunaire et l’obscurité redevient maîtresse de la terre.

Où sommes-nous ?

Ce point fait partie de la réserve indienne, cette bande de territoire que les États-Unis ont octroyée parcimonieusement aux anciens maîtres de l’Amérique ; à quelques centaines de mètres au Nord, la frontière canadienne s’étend déserte.

Depuis un mois Dodekhan, Prince et Laura se sont évadés du cirque granitique du lac Christmas.

Vêtus en Indiens, ils ont parcouru les districts les moins peuplés, évitant les villes, les villages, les voies ferrées, où la police, complice d’Orsato, les eût arrêtés trop facilement.

Ainsi, ils ont franchi les passes difficiles de la Montana, traversé le Yellowstone, le Missouri, errant des journées entières sans rencontrer un être vivant. En dernier lieu, ils avaient traversé la réserve attribuée, entre le Missouri et la frontière, aux dernières tribus Gros-Ventres, Piégans, Pieds-Noirs et Corbeaux.

La veille, ils se croyaient sauvés. Orsato n’avait plus fait parler de lui. Sans doute il s’évertuait à guetter les fugitifs sur les lignes du railway, et ils se réjouissaient de les avoir évitées. Dodekhan était parti en avant pour annoncer au maître de Swift-Current le retour de l’enfant bien-aimée.

Laura l’avait exigé, car elle savait que la joie soudaine, non préparée, peut faire autant de mal que la douleur.

Elle et Prince s’étaient arrêtés dans un campement d’Indiens Corbeaux, d’apparence pacifique, qui leur avaient offert l’hospitalité.

Et tout à coup, une fois Dodekhan sans défiance disparu sur la route de Swift-Current, les Peaux-Rouges avaient bondi sur les jeunes gens. Ainsi que Kozets, ceux-ci avaient été garrottés, jetés en travers de mustangs (chevaux à demi sauvages), et, au galop, avaient été emportés par leurs ravisseurs sur le sol des États-Unis, en ce point où le campement était dressé à cette heure.

Là, un chef beau parleur leur avait appris :

Qu’il se nommait le Renard des Roches ;

Que lui et sa tribu haïssaient les visages pâles, qui leur avaient volé la terre des ancêtres, leur en abandonnant, ainsi qu’une aumône, une parcelle désolée entre Missouri et Canada ;

Qu’ils allaient les torturer, eux, mais que pour échapper aux lois du Dominion, on les avait transportés en territoire des États-Unis.

Et les jeunes gens, traqués naguère par Orsato, au nom du code des United-States, se voyaient contraints de regretter ce code cruel, moins terrible cependant que les Peaux-Rouges, agissant en marge du code.

Le Canada, la maison paternelle, étaient tout près et, nouveaux Tantales, ils ne réussiraient pas à les atteindre. À la minute où ils pensaient y trouver le salut, ils y rencontraient le trépas.

Kozets, lui, poussait de profonds soupirs, et un nom qu’on ne pouvait distinguer quand il le prononçait, revenait sans cesse sur ses lèvres :

— Tiennette !

Près d’un feu qui peu à peu, s’éteignait sous la cendre, trois bouleaux avaient été sciés à deux mètres de hauteur.

Sur leur écorce blanche, les Corbeaux avaient découpé des signes bizarres.

À une question de Laura, l’un répondit avec un flegme cruel que c’étaient les signes révélant au Grand Esprit la torture de ses ennemis.

Les bouleaux s’étaient ainsi transformés en poteaux de supplice.

Kozets avait été traîné et ligotté au poteau le plus éloigné.

Albert et Laura, étroitement liés, avaient été fixés à deux troncs situés à cinq pas l’un de l’autre. Et là, tout mouvement leur étant interdit par les liens serrés, ils se regardaient tristement.

Ah ! vraiment, la mort se montrait trop barbare, en succédant sans transition aux doux espoirs d’avenir.

Ils n’accordaient aucune attention aux Indiens, accroupis en cercle à peu de distance, et fumant flegmatiquement le calumet moderne, ambre et merisier, fabriqué dans les usines de Chicago.

Ces hommes rouges l’avaient déclaré.

Ils attendaient que la lune indiquât la quatrième heure après minuit, heure consacrée au Grand Esprit Natchel et à son épouse Wyambu, pour abreuver la terre du sang exécré des captifs.

Les jeunes gens tournèrent les yeux vers Kozets, vers ce brave garçon qui, avec Dodekhan, s’était consacré à leur salut.

Lui ne sembla pas les voir. Avec le calme, le fatalisme russe, il s’était emmuré en quelque sorte dans un rêve intérieur.

Le remercier, l’encourager, non, cela ne paraissait point utile. Prince et Laura ne devaient plus songer qu’à eux-mêmes, à remplir les minutes d’existence, qui leur étaient accordées, de la lumière des regards rayonnant d’âme.

Et Laura regarda fixement Albert.

Et Albert ne détourna pas ses yeux de Laura.

— Ah ! gémit-il soudain, non, je ne veux pas finir ainsi !

Elle l’interrogea de ses prunelles bleues.

Que signifiait cette plainte qu’elle attribuait à la faiblesse ?

Il comprit son erreur, et secouant tristement la tête :

— Non, je veux dire que, dussiez-vous me mépriser, me haïr, il faut que vous sachiez la vérité tout entière.

— La vérité ? murmura-t-elle impressionnée par son accent…

— Oui, la vérité sur moi.

— Sur vous ?

Il leva vers elle des yeux pleins de larmes et, défaillant, la poitrine haletante :

— Je vous ai menti, d’abord sans savoir pourquoi, je vous le jure : la sécurité d’excellents amis était en jeu.

— Je ne sais de quel mensonge vous parlez, mais je crois que pareil mensonge se nomme dévouement, fit-elle de sa voix douce.

— Dévouement facile, car j’étais heureux d’être auprès de vous, de vous entendre, de vous voir.

— Je ne vois rien dans ce que vous exprimez qui me puisse désobliger, interrompit la jeune fille.

Peut-être en son accent y avait-il comme une tendre raillerie. Prince ne s’en aperçut point. Il continua :

— Et puis, un jour vint où l’on me dit : il faut mentir encore si tu souhaites la voir plus longtemps ; sinon fais-lui tes adieux. Pars, retourne à la vie errante, solitaire.
xxxxAh ! je vous le jure, Laura, j’étais décidé à accomplir le devoir, si pénible qu’il pût être, mais les circonstances, votre père lui-même semblant prendre à tâche de me retenir auprès de lui… ; j’ai été lâche, j’ai été coupable… mais je vous appartenais tant… et puis, j’espérais que le hasard dénouerait l’aventure, que je pourrais donner ma vie pour vous.

— Le brownie, murmura-t-elle, qui m’eût dévorée, sans votre courage…

— Oui, le brownie, reprit-il en courbant la tête. Lui… ou autre chose. Seulement, dans mes rêves, je vous sauvais en périssant moi-même, et je vous laissais le souvenir d’un dévoué, d’un ami sincère… tandis qu’à présent ?

— N’avez-vous pas tué l’ours ?

— Oh ! si…

— Eh bien, alors ?

— Seulement ce maladroit eût dû me déchirer en deux parties, égales ou non, de ses longues griffes pointues.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, à cette heure, je ne serais pas obligé de vous avouer…

— Si un aveu vous coûte, ne le faites pas. Je n’ai besoin de rien connaître de plus que ce que j’ai vu de vous.

Il leva les yeux vers le ciel.

— Ah ! gémit-il, ce ciel, aux nuages affolés, se montre tourmenté comme mon cœur. La franchise est la dernière marque de tendresse que je vous puisse donner, je veux être franc.

— Je vous écoute.

Il y eut un long silence. Le vent gémissait lugubrement parmi les branches raides des buissons épineux, et du courant bouillonnant de la rivière Bourbeuse montaient comme des sanglots.

— Tout pleure, dit Albert, tout pleure, et nous allons mourir.

Brusquement, il se redressa, tendant ses liens, faisant trembler le tronc de bouleau auquel il était attaché.

— Laura, écoutez-moi et pardonnez, en cette minute suprême, à celui qui pécha par excès de tendresse.

Laura, je ne suis pas prince, je n’ai point de blason, de devise, de nobles aïeux… Je suis un plébéien qu’un hasard a dénommé Prince, Albert Prince… et qu’une étiquette mal transcrite a transmué en prince de Tours. Une simple virgule aurait rétabli les faits. J’ai tenté de l’indiquer à master Topee, il a pris ce signe de ponctuation pour un prénom.

Et la tête basse, brisé par l’effort que sa conscience avait exigé de lui, il acheva, prêt à perdre connaissance :

— Voilà ce que j’avais à vous dire.

Il n’osait plus lever les yeux sur elle. Il ne vit donc pas le regard dont elle l’enveloppa, il ne vit pas la joie rayonner sur son doux visage, assombri par l’attente de la torture.

Mais au fond de l’abîme de ténèbres où il se débattait, une voix tinta, telle le cristal d’une clochette divine, et il perçut ces mots :

— Mon rêve se réalise. Vous n’êtes point le grand seigneur…, j’ai le bonheur de vous dire : plébéien comme moi, vous avez toute mon âme !

— Oh ! bégaya-t-il, est-ce vous, Laura, qui parlez ainsi ?

— Ne m’aviez-vous donc pas crue sincère, à Nevada, alors que j’exprimais cette joie suprême de pouvoir affirmer que votre personne m’est plus chère que toutes les satisfactions, envisagées naguère par ma sotte vanité ?

— Que ne suis-je libre, Laura ! Vous me verriez devant vous, prosterné dans la poussière. Les vieilles gens de Touraine prétendent que, parfois, pour contre-balancer un peu la malignité des hommes, saint Pierre expédie sur la terre un train de plaisir d’anges. Les bonnes gens ont raison : vous êtes apparue sur notre sol, vous avez été un rayonnement, et, maintenant, le voyage est fini… Le ciel vous rappelle par la porte du martyre.

Une voix grave s’éleva dans la nuit :

— Humph ! quatre heures.

— Quatre heures ! répétèrent les condamnés en pâlissant.

L’heure du supplice avait-elle donc sonné ?

Déjà le Renard des Roches s’était dressé sur ses pieds, engageant les autres Peaux-rouges à le suivre auprès des prisonniers, quand un appel vibra au fond des ténèbres.

Tous se regardèrent.

Puis une forme humaine se silhouetta dans la nuit ; elle approcha, pénétra dans le cercle des Corbeaux.

Kozets, Albert, eurent une sourde exclamation.

Dodekhan était devant eux, mais le jeune homme avait repris son ancien déguisement de Flèche de Fer.

Orsato réduit à l’impuissance, le Turkmène s’était ainsi costumé, puis au galop de son cheval, il avait gagné l’endroit où il avait laissé ses compagnons de voyage.

À la piste, il lui avait été facile de suivre la marche des fourbes Indiens Corbeaux.

Et maintenant il s’avançait paisible vers leur chef.

D’une voix nette, que tous entendirent, il prononça :

— Chef ! le sorcier Flèche de Fer arrive à temps pour empêcher les Corbeaux, ces vaillants guerriers de la prairie, d’être parjures.

— Que dit-il ? murmurèrent les captifs avec un accent d’indicible émotion.

Pourvu qu’il ne se perde pas en voulant nous sauver.

Cependant, Dodekhan poursuivait :

— Renard des Roches, comment se fait-il que mes protégés soient attachés au poteau du supplice !

— Nous avons juré haine aux visages pâles oppresseurs.

— Oui, mais à moi, tu as juré de respecter ceux-ci et de les faire respecter par tes compagnons.

Non sans une évidente surprise, l’Indien protesta :

— Je n’ai rien promis de semblable.

— Ah ! tu n’as pas promis ?

— Non !

— Et tu n’as pas reçu de moi un sac de dollars, à partager avec tes frères, justement pour assurer à mes amis le bon vouloir de la tribu ?

— Ochs ! firent les assistants.

Les dollars, pour les Rouges, représentent de la poudre, de l’eau de feu, les deux choses qu’ils aiment le plus au monde. Aussi, nul crime ne leur paraît plus grand que de détourner de l’argent.

Renard des Roches comprit la perfidie de l’insinuation du jeune homme, qui, en réalité, ne lui avait rien offert et rien donné, pour l’excellente raison qu’à son départ la caisse était à peu près à sec.

Aussi se récria-t-il avec énergie.

— Tu ne m’as point remis d’argent !

— Tu mens !

— Ta langue seule est menteuse ?

Le pseudo-Flèche de Fer haussa les épaules :

— Les discours inutiles doivent être laissés aux squaws bavardes. Chefs, allumez des torches, je veux prouver la fourberie du Renard des Roches.

Haletants, Albert, Laura et Kozets, suivaient la scène, ne devinant pas où leur ami voulait en arriver.

Mais des torches s’enflamment, une lueur rougeâtre fait sortir le campement de l’ombre.

Dodekhan distingue les captifs, il les rassure d’un geste de la main.

Puis il revient vers le Renard des Roches.

— Tu refuses de remettre aux guerriers leur part de la rançon que j’avais payée ?

— Tu ne m’as rien donné, hurle l’Indien Corbeau.

— Bien, les Esprits de Justice permettront que je te confonde !

Et avec une gravité sacerdotale, exécutant le tour classique de tous les prestidigitateurs, il saisit délicatement le bout du nez du chef, puis ramène sa main à lui, montrant aux hommes rouges ébahis un dollar qu’il semble avoir tiré des narines de son adversaire.

Celui-ci reste ahuri, ne comprenant pas la présence de cette pièce dans son appendice olfactif.

Mais sa stupeur croit en même temps que la fureur des assistants, car ce n’est plus un, c’est dix, vingt, cent dollars, que le soi-disant sorcier extrait de ses oreilles, de sa bouche, de son manteau, de son scalp.

Et pour clore l’expérience, le Turkmène imperturbable exhibe un sac de toile grise où tintent des dollars nombreux.

— Voilà le trésor retrouvé ! crie-t-il. Voilà ce que j’avais payé aux Corbeaux pour laisser passer librement les amis des Kris de la Prairie !
Il montre aux hommes rouges ébahis un dollar.

Il n’a besoin de rien ajouter.

Les chefs courent aux captifs, les détachent, les amènent auprès du sorcier.

— Tiens, reprends tes amis.

— Et vous, prenez les dollars.

Il leur jette le sac, fait signe aux captifs délivrés de le suivre, et s’enfonce dans la nuit avec eux, tandis que les Peaux-Rouges hurlent, menacent Renard des Roches, que les couteaux brillent et que bientôt le sang coule.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures plus tard, Laura était dans les bras de son père. C’était dans le grand salon de Swift-Current.

Après les premières effusions, Ézéchiel Topee a pris place dans un fauteuil ; en face de lui, se sont assis Laura, Prince.

À sa dextre, sont Mariole, Tiennette, Nelly.

À sa gauche, Orsato, extrait de sa prison, roule des yeux courroucés sur Dodekhan et Kozets, qui le surveillent de près.

C’est le Turkmène qui a prié le roi du cuivre de réunir tout le monde. Il lui a dit :

— J’ai sauvé votre enfant ; maintenant assurez son mariage comme vous l’entendrez.

Topee n’a pas prêté attention à l’intonation étrange du jeune homme. Il ne voit pas, à présent, le regard railleur avec lequel le mystérieux voyageur considère les assistants.

Il se lève, désigne du geste Orsato Cavaragio.

— Orsato, prononce doucement Topee, Orsato regrette certaines démarches un peu vives du passé, et il les efface par une offre pleine de grandeur et de désintéressement.

— Je ne comprends pas, mon père, murmure Laura.

— Je m’explique. J’avais emmagasiné, dans les cavernes sud de Swift, pour plus d’un milliard de cuivre, avec l’idée de décupler ma fortune.

— Oui, je sais cela.

— Eh bien ! Des voleurs qu’il connaît ont tout emporté. Je ne prenais aucune précaution, je me croyais inattaquable… Bref, je suis ruiné… Orsato sollicite la faveur de t’épouser.

— De m’épouser ?

— Oui, il met sa fortune à ma disposition, et il se charge de contraindre les ravisseurs à me rendre la mienne.

On le voit, Topee embellissait un peu le rôle de Cavaragio, mais en affaires, il ne faut jamais rebuter le client. Il agissait en vertu de cet axiome commercial.

Laura avait chancelé. Elle eut un regard implorant à l’adresse de Prince.

— Albert ! bégaya-t-elle…

C’était l’appel au secours. Ce seul mot signifiait :

— Vous êtes mon fiancé ; ce n’est point ma fortune, c’est moi qui remplis votre cœur. Défendez-moi ! Défendez notre bonheur !

Mais vivement Topee s’interposa.

— Mon cher Virgule, dit-il, un gentilhomme comme vous a l’âme trop haute pour ne pas s’effacer devant certaines nécessités inéluctables. Certes riche, j’aurais recherché votre alliance avec joie ; mais pauvre !… Comprenez ! je ne veux pas vous vexer ; mais puis-je condamner ma fille à la misère couronnée ?

— Albert ! répéta Laura d’un ton douloureux.

Le jeune homme se voila la face et éclata en sanglots :

— Oh ! vœu imprudent, gémit-il parmi ses larmes… Elle est ruinée, comme je le souhaitais, et à moins d’être infâme, je ne puis la contraindre à partager la médiocrité de ma vie, à sacrifier son père !

Topee hocha la tête.

Dans son cerveau de milliardaire, la question de fortune lui paraissait devoir primer toute autre considération.

Donc la réponse d’Albert lui semblait clore l’incident à la satisfaction générale, et déjà il tendait la main à Orsato pour « toper » à la Canadienne.

Déjà, le señor triomphant croyait avoir partie gagnée, quand brusquement, sur un signe de Dodekhan, Mariole et Tiennette se levèrent d’un même mouvement.

— Hein ! Qu’est-ce ? fit Topee surpris.

Athanase répliqua :

— Oh ! presque rien, c’est ma Tiennette, qui a une histoire très intéressante à vous raconter tout d’abord.

— Il n’y a pas d’histoire plus importante que le mariage de ma fille.

— Justement, c’est de cela qu’il s’agit, comme par hasard.

Et se tournant vers sa fille, avec un orgueil paternel écrasant :

— Parle, ma Tiennette, car tu rendrais des points aux orateurs des deux hémisphères.

Et au milieu de l’ébahissement général, Tiennette prit la parole sans embarras.

— Pour lors, dit-elle, il faut d’abord que je vous apprenne que M. Albert, ici présent, s’appelle Prince de son nom de famille, mais qu’il n’est pas plus prince à couronne, que je ne suis comtesse, ni mon brave père général.

— Pas prince, gronda Topee stupéfait.

— Je le savais, fit doucement Laura. Au moment de mourir pour moi, il me l’avait dit.

Tiennette lui adressa un sourire approbateur.

— Bien cela ! J’ai toujours cru que, sous la milliardaire, il y avait une fille de cœur ; maintenant j’en suis sûre. Mais M. Topee attend, je reviens à lui.

Et se tournant vers Ézéchiel, ahuri de ce qu’il entendait.

— Nonobstant cette absence de couronne, monsieur Topee, il faut donner la main de votre héritière à Albert Prince.

— Mais, vous n’avez pas compris…

— Faute de quoi, continua imperturbablement la modiste, vous ne rentrerez jamais en possession de votre cuivre.

— Allons donc, gronda Orsato.

— C’est comme je le dis, fit ironiquement la jeune fille ; attendu que je suis seule ici à savoir où il est.

— Folie !

— De votre part, monsieur Orsato. Il y a longtemps que le stock n’est plus où vous l’aviez fait transporter.

— Enlevé !!!

— Parfaitement. Seulement, je ne dirai le gîte que si Albert épouse Laura.

À cette affirmation, Nelly, Orsato, Topee s’étaient dressés. Sur leurs traits se peignaient l’étonnement, la colère, l’inquiétude.

Ils interrogeaient Tiennette du regard.

Ce fut Dodekhan qui laissa tomber froidement ces paroles.

Mlle Mariole a dit vrai en ce qui concerne le cuivre… Et la conséquence inattendue pour vous, mais préparée par moi, est, qu’au lieu d’un mariage désagréable et forcé, on en célébrera trois, où se trouvent réunis toutes les conditions de sympathie réciproque et de bonheur.

Et souriant :

— Tout d’abord, assurons celui de miss Laura.

— Celui-là, rugit Orsato, ne peut être discuté que par son père et par moi.

Mais il s’arrêta net. Dodekhan s’était planté devant lui, et enfonçant son regard dans celui du señor, il contraignit ce dernier à baisser les yeux.

— Vous, Orsato, avez seulement à écouter ma volonté et à obéir.

— Obéir ?

— Oui, sous peine de la prison… Ah ! vous avez utilisé la police aux États-Unis. Ici, au Canada, nous en appellerons à la magistrature.

Et comme Cavaragio dominé gardait le silence, Dodekhan lui frappa doucement sur l’épaule :

— Allons, allons, nous pourrons peut-être vous accorder quelque indulgence.

Puis revenant à Topee :

— Mon cher monsieur Topee, tandis que le señor Orsato, par les soins de MM. Troll, Bring et une vingtaine d’autres drôles, vous faisait voler votre stock de cuivre, que ces … employés transportaient sur les bords de la rivière de la Biche, de braves garçons, sous la conduite de Mlle Tiennette Mariole, reprenaient le métal là-bas et le ramenaient à Swift-Current. Seulement, pour laisser croire à ce bon señor Cavaragio que son opération avait pleinement réussi, on emmagasinait le stock, non plus dans les carrières du Sud, mais dans celles du Nord.

— Oh ! rugit Orsato, je me vengerai.

— Ne croyez donc pas cela, plaisanta le Turkmène. Après le dernier voyage, nous avons capturé tous vos complices ; nous leur avons fait, écrire un mémoire dûment signé et paraphé… et à la moindre velléité de résistance de votre part, mémoire, associés et vous-même, serez remis aux mains des autorités canadiennes… Je n’ai pas besoin de vous faire ressortir les inconvénients de pareille aventure.

De nouveau le propriétaire de l’Arizona courba la tête, en se mordant les lèvres jusqu’au sang : il était dompté.

Dodekhan attendit un moment ; puis certain que son argument avait porté, il reprit :

— Albert Prince et Laura Topee ont l’un pour l’autre la plus tendre affection. Elle consent à se passer de ces titres auxquels elle attachait naguère tant de prix. N’est-ce pas, miss Laura ?

La jeune fille sourit et avec force :

— Oh oui !

— Bien. Souvenez-vous que le magicien de l’Ambassade de Chine, à Paris, avait bien lu en votre esprit… Une jolie petite âme, que la vanité ne cachera pas toujours.

Elle tressaillit, rougit, et enfin :

— Vous savez cela.

— Je sais tout… mais tout s’expliquera à la fois. Je passe maintenant à Albert Prince qui se soucie de la fortune de sa fiancée…

Comme d’un obstacle… commença le brave garçon.

Dodekhan l’interrompit :

— Inutile. Laura le sait… Et cependant, récompense de ceux qui ne recherchent que l’affection, vous aurez la fortune et la noblesse. Albert Prince sera riche et Laura sera duchesse.

— Duchesse ! répétèrent tous les assistants stupéfaits par cette révélation inattendue.

— Mais pardon, se récria Laura, je refuse, car je n’accepterai pas d’autre époux…

— Qu’Albert Prince, n’est-ce pas ?
nous leur avons fait écrire un mémoire.

— Sans doute.

— Eh bien ! mademoiselle, je le déplore ; mais vous ne sauriez l’épouser sans devenir duchesse d’Armaris, vieille noblesse de France, célèbre en Dauphiné.

Et riant des mines effarées de ses auditeurs, le Turkmène reprit :

— Je conçois votre étonnement. Albert n’a jamais prononcé ce nom, par la raison simple qu’il l’ignore, et c’est moi qui ai reçu la confidence, de sa véritable identité.

— De qui donc ? s’écria le représentant de la maison Bonnard et Cie ?

— De votre mère mourante, mon pauvre ami ; de votre mère à qui j’avais promis d’être pour vous un frère dévoué ; de votre mère pour qui j’ai négligé, depuis des mois, les intérêts de cent peuples.

Mais Albert n’entendait plus. Tout pâle, les lèvres tremblantes, il murmurait :

— Ma mère, ma mère…

Et soudain, comme mû par une impulsion irrésistible…

— Ma mère est morte, à Moscou, il y a près de…

— Il y a un peu plus de vingt-six ans, rectifia gravement de Turkmène, Mme Prince, née d’Armaris, fut arrêtée, à Moscou, comme nihiliste, transportée au pénitencier d’Aousa, dans l’île de Sakhaline, où elle a rendu l’âme depuis quelques mois.

Et au milieu du silence religieux, soudain épandu dans la salle, Dodekhan parla…

Il dit la douloureuse histoire de la famille d’Armaris, la façon dont son père Dilevnor avait sauvé l’enfant, l’avait emmenée avec lui, lui faisant partager son existence de proscrit, la seule que les gouvernements lui permissent.

Il rappela la rencontre de l’ingénieur Prince au Japon, son mariage, la naissance d’Albert, puis la tragique aventure de Moscou.

Il avait bien reconstitué le drame.

À Prince, les autorités russes avaient annoncé la mort de sa femme dans une assemblée nihiliste. Jamais l’ingénieur n’avait connu la donation de Dilevnor, et Laura poussa des cris de joie, en apprenant que l’indemnité payée naguère à son père appartenait à son fiancé.

— Oh ! fit-elle, comme cela est bien ainsi… Je vous dois tout : bonheur, fortune, nom.

Pour terminer, Dodekhan tendit au jeune homme une liasse de papiers.

— Ceci, expliqua-t-il, démontre vos droits au duché d’Armaris de façon incontestable ; j’ai réuni toutes les preuves utiles.

Puis changeant de ton.

— Voici un premier mariage heureusement décidé, passons au second.

Et se tournant vers Orsato :

— Señor, je pense que vous n’hésiterez pas entre la comparution, comme chef des voleurs de cuivre, devant un tribunal, ou le don de votre main à une jeune personne charmante, pauvre, cela est vrai, mais dont l’allure indique assez qu’elle est née pour la fortune. J’ai deviné sa tendresse pour vous. Elle vous l’a prouvé en vous servant fidèlement. Récompensez-la en l’élevant jusqu’à vous ! Je ne me venge de vos méfaits, des tourments que vous avez infligés à mes amis, qu’en vous assurant le bonheur.

Et prenant par la main Nelly, éperdue, chancelante d’émotion, il la conduisit au señor Orsato.

À la surprise générale, ce dernier ne résista pas.

Bien plus, il déclara d’une voix nette :

— Comme épouse, je préfère Nelly… L’autre n’a pas assez grand air, et si je voulais l’épouser, c’était uniquement par entêtement de joueur, désireux de gagner une partie engagée.

— Alors, tout est au mieux… Il ne reste plus que mon pauvre Kozets. Je connais une fiancée qui lui conviendrait à merveille. Elle doit se connaître aussi, car elle est fine comme… une Parisienne. À elle de dire si elle consent à jouer le principal rôle dans le troisième et dernier mariage annoncé.

Kozets était devenu écarlate. Il baissait les yeux, tirait et renfonçait alternativement son mouchoir dans sa poche, et il tomba sur une chaise, quand Tiennette s’écria tout à coup :

— Si c’est de moi qu’il s’agit, monsieur Dodekhan, dites-le ?

— Je le dis, pour vous obéir.

— Eh bien alors, je consens.

— Je dois vous prévenir, mademoiselle Tiennette, que Kozets, attaché à la police russe, doit faire avec moi un voyage assez long.

— J’adore les voyages, moi… si j’en suis, cela n’est pas pour m’effrayer.

Le policier eut un cri :

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Les dangers.

Tranquillement le Turkmène murmura :

— Il n’y en aura aucun, je serai là, monsieur Kozets.

— C’est vrai !… Oh ! alors, mademoiselle Tiennette, tous les voyages que vous voudrez. Je suis engagé d’honneur ; sans cela, croyez bien que je ne vous obligerais pas à traverser le Pacifique.

Ces diverses répliques se perdirent dans le brouhaha. Tout le monde parlait en même temps.
Ne me remerciez pas
Topee, affolé de ce que son gendre, de prince fût devenu duc ; Mariole, ravi, lui, l’ancien agent de la paix, de voir sa fille s’unir à un attaché de la police du tzar, et transporté au septième ciel, en apprenant que son gendre avait gagné près de 200.000 francs au service de Dodekhan, lequel se proposait de donner à Tiennette une dot équivalente.

— 400.000… disait l’ex-général comte. En voilà un à l’instar de Paris.

— Moi, je m’y perds, clamait Ézéchiel : je perds mon cuivre, je perds mon prince : je retrouve mon métal et un duc : le premier fiancé de ma fille épouse sa femme de chambre !… Ah ! que d’aventures ! que d’aventures ! Parmi ce tapage joyeux, Albert et Laura, les mains unies, causaient à voix basse. Tout à coup, Prince murmura :

— Ma chère Laura, que vous êtes bonne !

Et tous deux enlacés s’approchèrent de Dodekhan.

Seul calme, au milieu de ces gens bruyants, il les regardait venir.

— Non, fit-il, au moment où ils le rejoignirent, ne me remerciez pas… Conservez seulement quelque amitié au… frère de passage qui, un instant, s’est mêlé à votre existence, et qui, maintenant, va s’enfoncer dans l’inconnu.

— Nous ne venions pas vous remercier, répartit Albert d’un ton ému.

— Ah !

— Non, cela serait trop difficile… mais notre bonheur ne sera complet que si vous en prenez votre part.

— Moi ?

Un mélancolique sourire passa sur les traits du Turkmène. Puis lentement, d’une voix assourdie, dans laquelle vibraient les palpitations du cœur :

— Vous l’avez entendu tout à l’heure. — Je dois, — il appuya sur le mot, — je dois me rendre à Aousa, dans l’île Sakhaline.

— Nous attendrons votre retour.

— Je ne reviendrai jamais.

— Jamais ?… répétèrent les jeunes gens, douloureusement impressionnés par l’accent avec lequel leur interlocuteur avait prononcé ces deux syllabes désespérantes.

Il secoua la tête :

— Mes dernières… vacances s’achèvent. Elles vous ont été consacrées. Désormais j’appartiens à une œuvre grandiose…, à laquelle des millions d’hommes sacrifient leur existence, à laquelle j’ai sacrifié la mienne… Mariez-vous, vous que le bonheur attend. J’assisterai à votre union, et après… ma foi…, oubliez-moi… puisque vous êtes des bons et des aimants…, le souvenir pour vous serait une amertume.

— Mais qui êtes-vous donc ? questionna Prince.

— Qui je suis ? Un ex-forçat de Sakhaline, qui a promis d’y revenir après six mois écoulés.

— Un forçat auquel les gardiens, les condamnés, les Japonais, obéissent, et dont moi-même, agent de la police du tzar, je suis fier d’être le serviteur.

C’était Kozets qui entrait ainsi dans la conversation.

— Kozets ! murmura Dodekhan d’un ton suppliant.

Mais Albert lui prit les mains, et le regardant bien en face :

— Frère, qui êtes-vous ?

— Je suis… la justice.

— Je comprends. Pour nous, vous avez accompli ce qui vous semblait juste. D’autres devoirs… les paroles de M. Kozets me les montrent immenses, d’autres devoirs vous appellent… Eh bien… Vous êtes puissant ; vous rencontrerez des serviteurs, des esclaves, des adversaires, mais des amis, jamais.

— C’est vrai, je suis préparé à cela.

— Eh bien ! au nom de ma mère, dont vous avez fermé les yeux, acceptez le frère qui vous aime, qui vous aimera pour le bien que vous lui avez fait.

Albert s’arrêta soudain. Son interlocuteur était devenu atrocement pâle.

— Malheureux ! balbutia le Turkmène… Vous ignorez l’œuvre… Quelle amitié est possible entre nous ? Qui vous dit que je ne suis pas l’adversaire implacable de vous, des vôtres…

— Impossible !

— Mais si cela est pourtant.

— Alors je vous adresserai une prière.

— Dites.

— Notre voyage de noces, nous sommes libres de le conduire à notre guise.

— Sans doute.

— Eh bien ! laissez-nous vous accompagner à Sakhaline. Vous me montrerez la tombe de celle qui fut ma mère… et là, devant ce tertre de terre, peut-être la morte nous inspirera le moyen de demeurer frères, quoi qu’il arrive.

Une larme coula lentement sur la joue de Dodekhan, et il serra à la briser la main de Prince, ainsi que celle de Laura qui se tendait, implorante, vers lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois plus tard, en l’église de Moose-Jaw, on célébrait le mariage de la milliardaire Laura avec Albert Prince, devenu duc d’Armaris. M. Mariole, tout glorieux de sa nouvelle fortune, était à présent le représentant et l’associé, pour le Nouveau Monde, de la maison Bonnard et Cie de Tours.

Mais on célébrait aussi une seconde union, celle d’Orsato Cavaragio et de la fille de chambre Nelly qui, à l’avis du señor, devait faire enrager Laura. Le digne gentleman ne se doutait pas une seconde que la correcte servante, sa chère complice comme il la nommait, n’avait jamais visé un autre but que celui que, modestement triomphante, elle atteignait en ce jour.

La veille enfin, Kozets et Tiennette, que la reconnaissance de Laura, se greffant sur les présents de Dodekhan, avait rendus riches, avaient prononcé le « oui » qui lie pour toujours.

Trois, jours plus tard, un wagon spécial recevait, en gare de Swift-Current, Dodekhan, Albert, Laura, Kozets et Tiennette.

Tous partaient pour Vancouver et Sakhaline, où ils allaient rejoindre, l’un un devoir géant ; les autres, la tombe où dormait celle, qu’au bagne d’Aousa, on avait surnommée la « Française ».