Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime V

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Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 93-101).

MIME V

LA JALOUSE

PERSONNAGES :


BITINNA.
GASTRON, esclave favori.
KUDILLA, servante.

Plusieurs esclaves, personnages muets.
MIME V
LA JALOUSE

Oh je te montrerai si c’est après deux ans
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si c’est alors qu’on peut la laisser, comme un vieux
Soulier qui n’est plus bon à rien.

A. de Musset, les Marrons du feu, scène II.
BITINNA.

Ainsi, Gastron[1], tu es si dégoûté qu’il ne te suffit plus de jouir de mon corps ? Tu pourchasses encore Amphytaia, la femme de Ménon ?

GASTRON.

Moi, Amphytaia[2] ? L’ai-je seulement vue, cette femme ? Toute la journée tu me cherches des prétextes, Bitinna : je suis un esclave, fais de moi ce qu’il te plaît, mais ne bois pas mon sang jour et nuit.

BITINNA.

Tu as la langue bien affilée, l’ami. Kudilla, où est Pyrrhias, appelle-le-moi.

PYRRHIAS.

Qu’y a-t-il ?

BITINNA.

Attache-moi cet esclave. Qu’attends-tu là, sans bouger ? Détache la corde du puits, et plus vite que cela ! (À Gastron) Si je ne t’inflige pas une correction qui te fasse servir d’exemple à la ronde, va, tu pourras dire que je ne suis pas une femme. On dit bien vrai : « Plus on bat le Phrygien[3]… ». Mais c’est moi qui suis cause de tout cela, Gastron, moi, qui t’ai fait quelqu’un. Mais si j’ai commis cette sottise, tu ne trouveras plus Bitinna aussi folle que tu le penses. (À l’esclave) Eh bien ! apporteras-tu la corde ? Enlève-lui sa tunique et attache-le.

GASTRON.

Non, non, je t’en conjure, Bitinna, j’embrasse tes genoux !

BITINNA.

Dépouille-le, te dis-je ! (À Gastron) Il faut t’apprendre que tu es un vil esclave et que tu m’as coûté trois mines. Maudit soit le jour où je t’ai fait entrer dans cette maison ! Pyrrhias, gare les coups ! Je vois que tu muses au lieu de l’attacher ; attache-lui fortement les deux coudes ensemble, serre-lui les membres à les lui scier.

GASTRON.

Bitinna, passe-moi cette faute. Je suis homme, j’ai péché : mais si tu me reprends en faute, fais-moi marquer.

BITINNA.

Garde tes grimaces[4] pour Amphytaia : ne fais pas le caressant avec moi, puisque vous vous vautrez ensemble et que je ne suis à tes yeux qu’un chiffon !

PYRRHIAS.

Tiens, je te l’ai bien lié.

BITINNA.

Prends garde qu’il ne s’échappe. Conduis-le chez Hermon pour qu’on le mette au cachot et qu’on lui applique mille coups sur le dos et mille sur le ventre.

GASTRON.

Veux-tu donc me tuer, Bitinna, sans examiner si je suis coupable ou innocent ?

BITINNA.

Et ce que tu disais tout à l’heure, de ta propre bouche : « Bitinna, passe-moi cette faute ! »

GASTRON.

C’était pour te calmer.

BITINNA (à Pyrrhias).

Que fais-tu là sans bouger, à ouvrir de grands yeux ? Vas-tu le conduire où je te dis, oui ou non ? Kudilla, tourne le museau de ce vaurien du côté où il doit aller[5]. Toi, Drachon, suis-le, s’il se décide à marcher. Esclave, donne une guenille à ce misérable pour qu’il cache son membre infâme et qu’on ne le voie pas traverser la place tout nu. Encore une fois, Pyrrhias, tu m’entends bien : dis à Hermon de lui appliquer mille coups d’un côté et mille coups de l’autre. Est-ce compris ? Si tu bronches d’une syllabe, tu paieras, toi-même, capital et intérêts. Allons, marche et ne passe pas devant chez Mikkalé : va tout droit. Mais j’y pense… (Après une pause, à Kudilla) Cours, cours les rappeler, esclave, avant qu’ils ne soient loin.

KUDILLA.

Pyrrhias, misérable sourd, on t’appelle ! Mais voyez, on dirait que ce n’est pas un camarade qu’il tarabuste ainsi, mais un pilleur de tombeaux. Prends garde ; aujourd’hui tu le traînes de force au supplice, avant cinq jours, Pyrrhias, Kudilla te verra de ces mêmes yeux user à tes chevilles chez Antidoros[6] les entraves que tu déposais naguère.

BITINNA (à Pyrrhias).

Holà, ramène-le-moi tout à l’heure bien lié comme il l’est maintenant. En passant, dis à Kosis de venir avec poinçons et noir pour la marque. (Se tournant vers Gastron) Il faut que du même coup tu sois rossé et bariolé[7]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

KUDILLA.

Non, petite mère ; je t’en conjure au nom de Batullis : si tu veux la conserver, la voir entrer dans la maison d’un époux et caresser des petits enfants, fais grâce pour cette fois seulement.

BITINNA.

Kudilla, ne m’obsède pas[8] !

KUDILLA.

Laisse-toi fléchir ou je me sauverai de la maison.

BITINNA.

Moi, que je pardonne à ce vil esclave ? Mais quelle femme n’aurait le droit de me cracher au visage ? Non, par la Déesse ! Puisqu’il oublie ce qu’il est, il le saura bientôt quand il le portera gravé sur son front.

KUDILLA.

Mais c’est le vingtième jour du mois, et la fête des Gérénies[9] vient dans quatre jours…

BITINNA (à Gastron).

Eh bien, pour le moment je te tiens quitte : c’est à celle-ci que tu le dois, car je l’aime autant que Batullis, pour l’avoir élevée de mes propres mains. Mais quand nous aurons fait nos libations aux morts, tu auras ta fête, après la fête.


  1. Ainsi, Gastron. Nous avons voilé quelques crudités dans les trois premiers vers : si l’on admet que le texte (ἥδε) n’est pas altéré dans le premier, le seul sens admissible est singulièrement obscène.
  2. Moi, Amphytaia ? Nous avons écrit et ponctué : ἐγὼ Ἀμφυταίῃ (papyrus : Ἀμφυταίην) en modifiant une conjecture de Crusius.
  3. Plus on bat le Phrygien. Ce proverbe que nous avons rencontré plus haut (fin du Leno) est cité ici sous une forme abrégée : il arrive souvent que l’on ne cite que les premiers mots d’un proverbe (faute de grives… — tant va la cruche à l’eau… —). La forme complète de ce dicton est, d’après Suidas : Φρὺξ ἀνὴρ πληγεὶς ἀμείνων καὶ διακονέστερος.
  4. Garde tes grimaces… Le bel esclave implore sans doute sa maîtresse du regard et fait appel à toutes ses séductions.
  5. Du côté où il doit aller. Il faut prendre ici le verbe ὁδάω dans son sens étymologique : « mettre sur le chemin ». Il signifie d’ordinaire exporter ou vendre.
  6. Antidoros. Crusius pense que ce nom est choisi à dessein, comme si l’on disait chez Talion. L’idée est ingénieuse.
  7. Rossé et bariolé. Nous avons à dessein commenté le texte (μιῇ δεῖ σε ὁδῷ γενέσθαι ποικίλον). Ce qui suit n’est pas intelligible pour nous.
  8. Kudilla, ne m’obsède pas. Nous avons adopté la distribution proposée par Weil et sa correction τέγγου.
  9. Les Gérénies. C’est la fête des morts. On s’est demandé quel était le héros qui aurait porté le nom de Γέρην ou Γερήνιος. Crusius fait observer que Nestor porte le nom de Γερήνιος et qu’il y avait à Cos un γένος des Nestorides. Strabon (p. 360) signale d’autre part un sanctuaire d’Asklépios de Trikka dans la ville de Gérénia. Ces rapprochements ont leur intérêt, mais on n’en peut tirer que de simples conjectures.