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Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 103-112).

MIME VI

DEUX AMIES EN VISITE
OU
LA CONVERSATION INTIME

PERSONNAGES :


KORITTO.
MÉTRO.
L’esclave de Koritto, personnage muet.
L’esclave de Métro, personnage muet.

La scène se passe chez Koritto.
MIME VI
DEUX AMIES EN VISITE
OU
LA CONVERSATION INTIME

Vitæ postscenia.

Lucrèce, IV, 1182.
KORITTO.

Assieds-toi, Métro. (À l’esclave) Allons, debout ! avance un siège. Il faut tout te dire, car pour toi, malheureuse, tu ne ferais rien de toi-même. Vraiment, ce n’est pas une servante, c’est une borne que j’ai dans la maison. Reçois-tu ta mesure de farine, tu comptes les grains, et, s’il en tombe un seul, ta journée se passe à grogner et à tempêter : c’est à faire tomber les murs ! Te voilà maintenant à frotter et à polir la chaise quand on en a besoin. Coquine ! rends grâce à cette femme, car sans elle tu aurais tâté de ma main.

MÉTRO.

Ma chère Koritto, nous trainons toutes deux la même chaîne. Moi aussi j’enrage nuit et jour, j’aboie comme un chien après ces pestes. Mais, pour en venir au but de ma visite… (Métro s’arrête et fait un signe à Koritto.)

KORITTO (s’adressant aux deux esclaves).

Allons, décampez, sottes bêtes ; oreilles tendues, langues alertes, pour le reste bonnes à chômer[1].

MÉTRO.

Je t’en prie, Koritto, réponds-moi franchement : qui donc t’a fabriqué le baubon[2] de cuir rouge ?

KORITTO.

Mais où donc l’as-tu vu, Métro ?

MÉTRO.

Nossis, la fille d’Érinna, l’avait avant-hier. C’est vraiment un joli cadeau.

KORITTO.

Nossis ? Et d’où le tenait-elle ?

MÉTRO.

Tu ne me trahiras pas si je te le dis ?

KORITTO.

Par la prunelle de mes yeux, chère Métro, tu peux tout me dire : Koritto n’en soufflera mot.

MÉTRO.

C’est Euboulé, la fille de Bitas, qui le lui avait donné sous le sceau du secret.

KORITTO.

Oh, les femmes[3] ! Cette femme-là me fera mourir. Je cède à ses instances, Métro, je lui donne le baubon avant d’en avoir usé moi-même, et elle, après l’avoir pris comme une bonne aubaine, en fait présent, et à qui ? Puisqu’elle est ainsi, je suis bien sa servante : Qu’elle se cherche une autre amie. Cette Nossis[4], la femme de Médokès (je vais parler bien haut pour une femme : n’écoute pas, Adrastée[5] !), j’en aurais mille, je ne lui en donnerais pas un seul, fût-il en pièces.

MÉTRO.

Allons, Koritto, ne t’échauffe pas la bile pour une indiscrétion qu’on t’apprend. Une femme de bien[6] doit s’armer de patience. Aussi je suis cause de tout, avec mon bavardage. Cent fois j’ai mérité qu’on m’arrachât la langue ! Mais pour en revenir à ce que je disais, qui donc à fabriqué le baubon ? Si tu m’aimes, dis-le-moi. Quoi, tu me regardes en riant ? Vois-tu Métro pour la première fois ? pourquoi ces façons ? Je t’en supplie, Koritto, réponds-moi franchement, dis-moi le nom de l’ouvrier.

KORITTO.

Faut-il tant me supplier ? C’est Kerdon.

MÉTRO.

Quel Kerdon ? dis-moi. Il y en a deux : l’un a des yeux de chouette, c’est le voisin de Murtaliné, la fille de Kulaithis ; mais celui-là ne fabriquerait pas même un archet de lyre : l’autre habite près de la grande maison d’Hermodore, au sortir de la grande rue. Jadis, oui, jadis on parlait de lui, mais il s’est fait vieux. Il faisait bien l’affaire de feu Kulaithis (laissons à ses parents le soin de parler d’elle[7]).

KORITTO.

Ce n’est aucun de ceux que tu dis, Métro ; celui dont il s’agit vient de Chios ou d’Érythræ, je ne sais pas au juste : c’est un petit chauve ; tu dirais Praxinos, car ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, il faut entendre parler notre homme pour se convaincre que c’est bien Kerdon et non Praxinos. Il travaille chez lui et vend sa marchandise en cachette, car les fermiers d’impôts sont l’effroi du pauvre monde[8] ; mais il travaille comme Pallas en personne, et tous ses ouvrages semblent sortis des mains de la Déesse. Quand il me fit voir deux baubons (car il en avait apporté deux, Métro), les yeux me sortaient de la tête. Ah, ma chère, les hommes restent bien au-dessous ! — nous sommes entre nous, n’est-ce pas ? — quelle fermeté ! Et avec cela quelle douceur ! c’est un rêve ; les attaches sont moelleuses comme laine : ce n’est plus du cuir. Un cordonnier plus secourable aux femmes, tu peux le chercher longtemps, tu ne le trouveras pas.

MÉTRO.

Mais comment as-tu laissé échapper l’un des deux ?

KORITTO.

Que n’ai-je pas fait, ma chère ? Que n’ai-je pas essayé pour le fléchir ? Je l’ai embrassé, j’ai caressé sa tête chauve, je lui ai versé du vin doux, je l’ai cajolé ; c’est tout juste si je ne me suis pas donnée moi-même.

MÉTRO.

Mais s’il l’avait demandé, il fallait le faire !

KORITTO.

Sans doute, mais il fallait aussi que l’occasion fût favorable[9] ; l’esclave de Bitas était là tout près, en train de moudre. Jour et nuit elle vient tourner notre meule jusqu’à l’effriter, car elle a peur d’user la sienne pour quatre oboles.

MÉTRO.

Mais comment notre homme a-t-il trouvé le chemin de ta maison ? réponds-moi franchement, chère Koritto.

KORITTO.

C’est Artémis, la femme du tanneur Kandas[10], qui lui a indiqué mon logis.

MÉTRO.

Artémis découvre toujours du nouveau ; rien n’est précieux comme son entremise[11]. Mais puisque tu ne pouvais alors les obtenir tous les deux, il fallait tâcher de savoir qui avait commandé l’autre.

KORITTO.

Je le suppliai, mais il jura qu’il ne pouvait le dire.

MÉTRO.

Il faut donc que j’aille chez Artémis pour avoir des nouvelles de ce Kerdon. Au revoir, Koritto, ne bavardons pas[12] pour rien, il est temps de partir.

KORITTO.

Ferme la porte[13], esclave ; compte les poules dont tu vends les œufs, et vois bien si toutes sont là. Jette-leur aussi de la folle avoine ; ces bêtes vous dévastent l’enclos[14], lors même qu’on les nourrit dans son sein.


  1. Bonnes à chômer. Le texte grec est encore plus énergique dans sa concision.
  2. Baubon. C’est la σκυτίνη ἐπικουρία dont parle Aristophane (Lysistrata, vers 110). Cf. notre introduction.
  3. Oh, les femmes ! Koritto ne prend pas les femmes à témoin, et γυναῖκες n’est pas un vocatif tel que θεοί. C’est plutôt un cri d’indignation provoqué par l’indiscrétion des femmes.
  4. Cette Nossis… Crusius fait de Νοσσίδι χρῆσθαι une phrase exclamative : « le prêter à Nossis ! » et sépare ainsi les mots suivants : τῇ μή, δοκέω… Δοκέω affaiblit la pensée et μή ne se justifie pas. Nous prenons avec Weil Μηδόκεω pour un nom propre.
  5. Adrastée. « L’Inévitable » : c’est un autre nom de Némésis.
  6. Une femme de bien… On sent l’intention ironique du poète : le mot κρηγύης fait sourire, et ce sage conseil pourrait trouver une application plus honnête.
  7. Métro laisse entendre qu’il y aurait fort à dire sur son compte.
  8. L’effroi du pauvre monde. Le grec dit littéralement : « toute porte les redoute », c’est-à-dire reste fermée.
  9. Que l’occasion fût favorable. Ce vers a été diversement écrit. Nous l’écrivons, comme Weil,
    ἔδει γὰρ ἀλλὰ καιρὸν οὖν (ms. οὐ) πρέποντ’ εἶναι.

    Crusius écrit et ponctue

    ἔδει γάρ, ἀλλ’ ἄκαιρον οὐ πρέπον γ’ εἶναι.

    Blass a lu cependant après πρέπον, non un γ, mais un τ.

  10. Kandas. Nous écrivons Κανδᾶτος, avec Buecheler.
  11. Son entremise. Nous hasardons un sens probable : le vers est très obscur.
  12. Ne bavardons pas. Nous traduisons la conjecture de Diels : μ[ὴ ὦμεν κω]τίλαι μάτ[ην].
  13. Ferme la porte. Ce qui suit nous indique que la scène se passe dans un faubourg. Il n’est pas nécessaire de supposer que nous sommes à la campagne parce qu’il est ici question d’une basse-cour.
  14. L’enclos. Nous écrivons ἃ[ἔρκ]ται, conjecture de Diels, que les dernières lectures de Blass ne contredisent pas.