Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXI

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Paul Hartmann (p. 212-215).

LXI

CONTRE LES NOUVEAUTÉS

Descartes a osé rendre ses idées indépendantes de l’expérience. Et Valéry s’est servi à peu près des mêmes mots pour définir le travail de penser. Nous voilà loin des faciles déclamations de Bacon, qui ne voyait que l’expérience, encore l’expérience, et toujours l’expérience. Or, Descartes est lu encore et suivi par deux ou trois obstinés ; le troupeau a galopé avec Bacon ; et je me souviens même qu’un mouton des mieux lainés a écrit pour prouver que Bacon et Descartes, c’était la même chose. C’est ainsi que notre élite s’est précipitée dans la facilité. Ce chemin descend beaucoup. Il n’a fallu qu’un jeu de miroirs pour qu’Einstein remplace soudain toutes nos idées par quelques formules qui n’ont point de sens. L’espace courbe et le temps local font carnaval. Je connais un vieux cerveau qui s’est fait injecter ces nouveaux produits ; il a maintenant l’air tout jeunet, à faire peur. On annonce mieux ; car un mouton assez pelé du troupeau des psychologues prépare un lexique homme-singe. Que c’est neuf ! Que c’est imprévu ! En voilà pour trois dîners de moutons.

Où vais-je ? À ceci que la nouveauté est aisément prise pour la justice. Et l’on se dit que la libre-pensée va régner maintenant que l’on comprend le langage des singes et que l’on met ses idées sens devant derrière. Bien sûr que si on met par terre le vieux galetas de Platon et de Descartes, la révolution est faite et le mur d’argent en morceaux aussi. N’importe qui comprendra qu’avec la radio l’ancien esclavage ne peut pas vivre. Et je ne suis pas sûr qu’on n’enseigne pas, ici et là, en très bonne intention, que l’électricité, partout conduite, doit dissiper les miasmes politiques. Or, c’est le contraire qui est vrai. Ceux qui sont enragés de nouveau veulent nous river à la chaîne politique, et fabriquer les révolutions industriellement, par la force des acclamations et de l’huile de ricin. Or, qu’est-ce qui fait que nous, les ânes rouges, nous, les ingouvernables, nous secouons les oreilles ? C’est parce que nous restons attachés aux idées d’Ésope et de Socrate, idées qui sont plus vieilles que les rues. Tout le machinisme a beau tourner avec cuivres et fanfares, comme les manèges de Neuilly, nous n’avons pas voulu renoncer à notre centre d’esprit. Nous ne voulons point croire que l’éblouissante et bruyante vitesse ait changé si peu que ce soit le conflit des maîtres et des esclaves. Nous cherchons l’égalité non pas dans les années-lumières et les manèges d’atomes où le bon sens se noie, mais dans l’antique arithmétique et dans la vieille géométrie, et dans la mécanique d’Archimède et de Galilée, devant qui tous les hommes sont égaux. Socrate faisait répondre un petit esclave sur le côté du carré et sur la diagonale, et cette manière a fait révolution ; très lente révolution, mais qui n’a point cessé de gagner sur les privilèges et de faire peur aux privilégiés. Descartes a écrit que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».

À quoi l’homme qui gagne sur l’esclave a toujours dit et dira toujours : « Faites des écoles professionnelles, où chacun apprendra la pratique d’un métier. Voilà le bon sens ! » Or remarquez que, quand ce métier serait celui de régler les compteurs électriques ou de monter proprement un poste récepteur, il n’en éclairera pas mieux l’esprit. Je veux dire en gros que toute philosophie expérimentale est contraire à la justice. Car ce n’est point dans l’expérience qu’il faut chercher la règle de justice : « Toujours d’égal à égal, et que jamais l’homme ne soit moyen ou instrument pour l’homme ». Car, au contraire, l’expérience ne cesse de nier la justice. Qui donc s’enrichit ? Qui donc conquiert ? Qui donc construit l’école moderne ? C’est toujours celui qui a joué sur l’inégalité, et qui a gagné par cela même. Qui ne gagnerait contre un enfant ? Oui, mais cela n’est pas permis, et ne le sera jamais.

« Comment le savez-vous ? » dit l’irritable. Ce n’est pas facile à tirer au clair. Mais du moins nous le cherchons dans la solitude de Descartes, justement où il cherchait la loi des nombres et du mouvement, faisant revue de ses idées selon son propre jugement, et non pas selon les nouvelles du Pérou ou du Thibet. Car il faut bien avouer que la suite des nombres ne doit rien à l’expérience, et que tous les spectres d’étoiles ne peuvent faire trouver un nouveau nombre entier entre douze et treize. Ce genre de réflexion rétablit l’esprit dans son centre, et fait comprendre que bien penser n’est pas plier le genou devant l’expérience, mais au contraire penser l’expérience selon les règles du bien penser. Cela ne signifie pas que la pensée pure nous dira s’il y a de l’or dans les montagnes d’Éthiopie ; non ; cela c’est l’expérience qui nous le dira. Mais toute la triangulation et ses calculs est absolument indépendante de l’expérience, et, bien plus, rend possible l’expérience par cela même. Et puisque l’esprit est ainsi législateur de lui-même, cela aide à penser que la justice est autre chose qu’un rêve qui change et qui passe ; et au contraire qu’elle consiste en quelque idée qui ne fléchit point, et qui éclaire l’expérience. Réellement, ceux qui n’élèvent point la pure justice comme une lampe ne savent pas ce qu’ils voient. À ta lampe, peuple, et garde-la du vent.