Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXII

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Paul Hartmann (p. 216-219).

LXII

LA VIE INTÉRIEURE

Si la vie intérieure ne fait que doubler la vie extérieure à la manière d’un miroir, alors la vie intérieure est très mauvaise. Ainsi l’homme qui couve une vengeance, il ne cesse de se raconter l’affront ; ou bien il imagine une revanche, il y joue son rôle, il triomphe, il pardonne, tout cela en imagination. Le romanesque est un remède à la rumination triste. Ce que je veux remarquer, c’est que cette vie rêveuse est tout à fait extérieure, car tout y est incident. Par exemple, si je me plais à rêver que je deviens riche, c’est que j’imagine des circonstances non liées au travail. Quant au travail même je ne peux pas du tout l’imaginer ; le travail est réel ou n’est rien. C’est pourquoi le rêveur pense selon une nécessité étrangère, comme on le voit dans les contes, qui, par leur essence, éliminent le travail.

Un homme de jugement disait un jour : « L’homme sain est celui qui n’a que des perceptions ; le neurasthénique n’a plus de perceptions ». Cette pensée a du prix ; mais j’y ajouterais, pour l’éclairer, que les perceptions reviennent toujours à la rêverie, pour celui qui ne fait rien. C’est le travail qui tient la perception à distance ; c’est le travail qui fait que le monde est réel. Maine de Biran a bien saisi cette liaison entre le réel et l’effort ; toutefois cet homme profond, par un genre de vie où les pensées sans corps tendaient toujours à dominer, n’a considéré dans l’effort que l’essai de connaître, et n’a point poussé jusqu’au travail, qui s’appuie sur la chose résistante pour la changer. L’effort biranien se meut à la surface du monde ; on n’entre dans le monde que par le travail. La promenade est une invention de l’ennui ; on promène l’ennui ; le monde n’est pas plus réel là-bas qu’ici. Or je crois que le monde comme réel est le remède à tout. Le paysan perçoit son travail d’hier et son travail de demain. C’est l’homme heureux, comme dit le poète ; mais il ne sait pas qu’il est heureux.

La vie du travail tombe dans la technique, qui est comme une pensée sans pensée. Il faut pourtant vivre en conscience. Et comment faire ? Car rêver n’est pas vivre en conscience ; travailler non plus. Par exemple si je rêve la politique, ce n’est que vanité, et passion d’esclave. Si je la fais, comme directeur, ministre ou tyran, je touche au réel par la résistance et par le travail, mais je m’oublie moi-même. Tous les sages ont dit que, dans une vie utile et occupée, il faut encore des moments de fuite en soi-même, ou de retraite, comme on raconte que faisaient les gens d’autrefois, passant une huitaine en jeûne, silence et prière. C’est retrouver son propre être, mais sans vaines rêveries. Prenant la religion comme chose seulement humaine, je crois qu’elle a exactement pour fin de retremper la foi, comme elle dit. Et il n’y a qu’une foi, qui est de se garder libre. Il est bien remarquable que la foi, sérieusement considérée, ne consiste absolument qu’à ne rien croire de ce qui veut créance, comme flatteurs, comme puissance, comme argent, comme savoir. Dieu est la négation de ces valeurs d’apparat. Dieu c’est la vraie puissance ; et cette vraie puissance c’est la foi. Si la foi n’était pas libre, si Dieu pouvait la contraindre, la religion serait le pire esclavage. Si Dieu se montrait en roi des rois, il n’aurait certes que des courtisans ; la religion se sauve en ajournant cette mortelle cérémonie.

Ici se meut la théologie réelle, en son geste familier qui ne cesse de ressusciter Lazare. C’est par cette suite d’idées que l’on peut comprendre que la religion se perd par l’évidence. Il est bon, il est très précieux que la religion soit incertaine. Car la perfection est douée d’une prodigieuse puissance pour attirer notre adhésion ; nous passons alors notre temps à nous convertir, bien vainement. Au lieu que le grand pari, si l’on peut dire, nous tient au bord du néant. À nous de frapper sur l’être !

Toutefois, par ce jugement même qui surmonte la partie vaine de la religion, il me semble que l’idée de l’âme ne paraît pas mal, car l’intime liberté est alors au-dessus de toutes les valeurs ; mais d’une façon singulière ; non pas à la manière d’un être existant, si je puis dire, plutôt à la manière d’une foi qui ne peut reposer que sur elle-même. Ce sentiment sans aucun orgueil, Descartes l’a nommé générosité ; on ne peut mieux dire. Descartes est plus près de chacun qu’on ne croit ; c’est un homme. Et, selon mon opinion, tout homme a ses moments cartésiens. C’est le moment où, lâchant la partie vaine de lui-même, et toutes les choses qu’il fait semblant de croire précieuses, il se retrouve encore tout. Car, savoir que rien ne peut atteindre la volonté, c’est exactement vouloir ; et c’est le moins qu’un homme puisse penser. C’est à partir de là, comme Descartes a vu dans son poêle, que toutes les choses s’ordonnent, et toutes les personnes, et même Dieu. Tel est le sens du doute, qui est père de la certitude, et même, si l’on y fait attention, de la fidélité. Car qu’est-ce qu’une fidélité forcée ? On s’étonnera peut-être de découvrir que ce grand refus est ce qui rend vigueur à l’amour même. Telle est la vie intérieure, qui donne réalité à l’autre.