Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXIII

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Paul Hartmann (p. 220-222).

LXIII

DEUX RELIGIONS

Il y a toujours eu deux religions, dont l’une nous tire vers le dehors et les pratiques, et l’autre, au contraire, nous ramène à quelque chose d’indomptable en nous-mêmes. Socrate savait très bien quand les dieux étaient injustes, et il le disait ; mais il disait bien pis, ou bien mieux : « Ce n’est point parce que les dieux le veulent que le juste est juste ; mais c’est parce que le juste est juste que les dieux le veulent ». C’était soumettre les dieux à Socrate pensant ; ou plutôt c’était soumettre les dieux à Dieu. Mais ce mouvement n’a point de fin ; car un homme qui réfléchit ne cesse d’en appeler de lui-même moins pur à lui-même plus pur, de lui-même moins libre à lui-même plus libre. Si l’on croit à l’esprit, on ne croit pas tant aux autres choses. La foi religieuse est l’âme de l’incrédulité.

Ce qui fait que je ne crois pas, c’est toujours que je crois. Celui qui est sceptique mollement dit vainement qu’il ne croit rien ; s’il ne se croit pas lui-même, s’il ne croit pas qu’il est capable de débrouiller, de critiquer, de juger, s’il se voit gouverné par l’usage et par la coutume, enfin par les plis et cicatrices du corps, alors il dit bien vainement qu’il ne croit rien, car au contraire il croit tout. Sur l’homme qui se dit que rien n’est plus vrai qu’autre chose, toutes les apparences ont la même prise. Finalement ses désirs et ses intérêts le mènent ; et cela ferait un vieil enfant tout à fait capricieux. Mais la société est un système admirable de récompenses et de mépris. La cérémonie et l’institution ont bientôt rassemblé et orienté ces hommes légers ; comme des bouchons flottants qui descendraient avec le fleuve vers la mer, et qui le sauraient, les hommes légers s’aperçoivent qu’ils vont quelque part. Ils font même des livres de ce voyage de bouchons flottants. Je les vois dogmatiques, et même religieux dans le sens extérieur du mot. Ils croient, tout au rebours de Socrate, que le juste, c’est ce que les dieux veulent ; par exemple la guerre, dès qu’il est visible que les dieux la veulent ; ou leur propre fortune, dès qu’il est visible que les dieux la veulent. Telle est la partie de résignation et la religion du jésuite. Et cette partie de religion n’est jamais tout à fait abolie dans un homme ; car on ne peut juger tout, et il y a des événements, des situations, des courants dont il faut bien prendre son parti. C’est s’adapter ; c’est croire enfin que ce qui réussit est vrai et juste. Contre quoi l’éternel Socrate, qui n’est peut-être jamais tout à fait mort, même dans un conseiller d’État, ne cesse jamais de s’élever d’après l’oracle intérieur, d’après l’oracle secret ; lumière vacillante souvent, parfois éclatante. Par exemple devant une friponnerie bien claire, l’homme qui prétend n’être sûr de rien s’arrête tout net, disant : « Ce sont des choses que je ne fais point ». Non, quand le ciel et la terre ensemble applaudiraient. Un espion ne sera peut-être pas traître à l’amitié. Un corsaire des grandes affaires ne trichera pas au jeu.

J’arrive à ce qu’il y a de plus surprenant en ces détours. Celui qui est pragmatiste, c’est-à-dire qui suit le courant, ne dit jamais qu’il l’est. Protagoras, déshabillé par Socrate, avoue enfin qu’il n’y a que des opinions plus ou moins avantageuses, mais reconnaît en même temps qu’on ne peut point le dire, parce qu’alors les opinions avantageuses ne seraient plus avantageuses. Ainsi un mensonge pour la patrie, il ne faut pas dire qu’il est avantageux ; il faut dire que c’est le vrai. Et cette subtilité de la réflexion est elle-même inhumaine ; car ce qui est le plus avantageux, c’est de croire que ce qui est avantageux est le vrai. Ainsi les plus indifférents font figure de fanatiques. Et, au rebours, celui qui cherche refuge en son libre jugement n’est jamais tellement assuré qu’une preuve soit tout à fait purifiée du commode et de l’opportun ; et, parce qu’il craint de prendre pour vrai et juste ce qui lui plaît, il dénonce souvent comme seulement opportun ce que l’autre veut dire et croire vrai. D’où le jésuite est rationaliste en ses discours, et le janséniste est sceptique en ses discours. Pascal plaira toujours aux esprits libres, par une manière de croire et de ne pas croire : « Il ne faut pas dire au peuple que les lois ne sont pas justes ». Mais enfin il l’a dit, puisqu’il a dit qu’il ne fallait pas le dire. Pour lui seul, à ses notes, à son bonnet ; mais c’était encore trop.