Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXVII

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Paul Hartmann (p. 263-266).

LXXVII

LA VOLONTÉ ET L’ACTION

Nul ne peut vouloir sans faire. Je n’entends pas par là seulement que l’exécution doit suivre le vouloir, ce qui est déjà une assez bonne maxime de pratique ; j’entends que l’exécution doit précéder le vouloir. Comment cela ? Rien n’est plus simple ni plus aisé à comprendre si l’on considère l’homme tout entier, l’homme dans la situation de l’homme, tel qu’il est né, tel qu’il a grandi. Que l’homme agisse avant de vouloir, c’est ce qui est évident par l’enfance. L’homme nage dans l’univers dès qu’il y est jeté ; et il s’y trouve toujours jeté, et jamais d’aucune manière il ne s’en peut retirer. L’action réelle est donc toujours commencée. Tout le vouloir doit s’appliquer à ce point où l’homme déjà se sauve par les mouvements de l’instinct. L’art de naviguer, qui est un des plus admirables, fournit toujours de bonnes comparaisons pour l’art de vivre. On sait que le gouvernail ne peut agir si le bateau ne reçoit pas une impulsion, soit du vent, soit des rames ; et disons même que, tant que la coque n’a pas pris une certaine vitesse par rapport à l’eau, le gouvernail est une chose morte.

Appliquons, car les meilleures idées se perdent dans le projet. On ne peut gouverner un projet. On croit le faire ; on retouche ce qui n’a pas encore navigué ; on veut finir avant d’avoir commencé. L’esprit administratif, tant de fois moqué, est l’esprit très prudent qui ne lance jamais la barque : seulement c’est une très bonne barque. Et les politiques passent souvent leur temps à concevoir une constitution qui serait sans défauts. C’est gouverner des pensées. C’est faire un plan de paix perpétuelle. Quand je veux penser au grand ouvrier de la paix, quand je cherche à m’expliquer cette impulsion efficace qu’il exerçait par sa présence, je dois conclure qu’il était navigateur en ces choses, c’est-à-dire qu’il n’exerçait jamais sa volonté que contre l’obstacle présent, toujours imprévisible, au lieu de se fatiguer contre des obstacles seulement possibles. Il négociait, à ce que je crois, avant de savoir où il allait ; et c’est seulement quand il sentait qu’il allait quelque part, où il ne voulait pas aller, qu’il trouvait dans cette résistance en mouvement l’occasion de vouloir selon l’idée. Comme celui qui fait un radeau ; il a une idée d’après le bout de bois et d’après le bout de corde.

L’intelligence condamne et condamnera cette manière d’agir. Mais il faut penser que l’intelligence condamne toute manière d’agir ; il faut savoir que l’intelligence est fataliste, et il faut s’armer et s’équiper contre cette pensée mortelle. J’assemble des capitaux ; je fais bâtir un grand magasin où je rassemble toutes les perfections connues ; mais je dois me dire aussi que, si je n’ai pas tout prévu, cette grande entreprise coulera à fond par ses perfections mêmes. Au lieu que ces marchands qui s’installent dans une échoppe provisoire, qui s’étendent et s’organisent dans le courant humain, qui tendent leurs filets juste au remous, à la manière des pêcheurs, ces marchands-là ne peuvent pas se ruiner tout à fait ; ils se ruinent ici et s’enrichissent à un mètre de là. C’est ainsi que les grandes maisons se sont faites. J’entends bien que l’on se moque, et que l’on dit le contraire, et qu’on rit de l’entrepreneur qui fait marcher les brouettes, les seaux, les treuils, alors qu’il existe de puissantes pelles mécaniques qui enlèvent d’une bouchée le contenu de dix brouettes. Or ces comptes ne sont pas faits ; ce qu’on en devine épouvante, et conseille déjà quelque retour à la sauvage méthode. Ce que je veux remarquer maintenant, c’est que ceux qui conçoivent avant d’exécuter portent en eux l’esprit fataliste, l’esprit du joueur, toujours partagé entre le grand succès et le grand échec. La guerre a fourni là-dessus plus d’un exemple. C’est que, dans l’état présent des mœurs, la guerre est un projet avant d’être une action.

La perfection de l’action se trouve dans le sauvetage. Pourquoi ? Parce que tout le projet est alors fourni par l’événement. Où sauver ? Qui sauver ? Les réponses sont dans l’expérience ; et le premier effort pour se rapprocher du centre de l’action oriente déjà la volonté. En fait il n’y a point d’action plus rapide, plus engagée, plus lancée toute avec plus de foi, que le sauvetage. L’esprit établit alors le projet en même temps qu’il le réalise. C’est alors que l’on comprend que l’esprit est dans le monde.

Où donc l’école de l’homme ? Vous la trouverez dans l’Émile. Rousseau supposait que son Émile était pris en mer et vendu comme esclave ; c’est d’après cela qu’il le jugeait. « Tiendra-t-il ? Se rendra-t-il précieux à son maître ? Sera-t-il celui que l’on affranchit ? Sera-t-il celui qui s’évade ? Sera-t-il un homme ? » Grande idée ; neuve encore aujourd’hui ; neuve toujours. L’homme libre n’est pas le participant d’une vaste entreprise pour la liberté ; c’est un homme qui sait vouloir, agir, oser, aux frontières mêmes de son corps. Et une somme d’hommes libres sera toujours une nation libre. Mais que l’esprit soit manuel, voilà toute l’affaire.