Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXVIII

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Paul Hartmann (p. 267-269).

LXXVIII

L’HOMME D’ACTION

« N’arriverez-vous point à sentir, me dit le politique, à quel point le système européen est compliqué et fertile en surprises, et que les opinions concernant le bien et le mal sont ici absolument sans action ? Regardez ; chacune des puissances presse selon sa force et selon sa structure. La Pologne se sert aussitôt des armes que vous lui avez vendues, et contre l’Allemagne que vous avez désarmée. Et nous voilà liés à la Pologne quand justement l’Angleterre, sollicitée par d’autres intérêts, la rappelle et nous rappelle aussi au respect des traités. Ces diverses opinions peuvent être discutées ; les raisons abstraites ne manquent pas ; mais chacune d’elles traduit la nécessité en un langage que tout homme de bon sens doit comprendre. La sagesse consiste ici à prévoir autant qu’on peut et à se préparer ; et cette sagesse elle-même est un fruit de nécessité. Nos troupes sont renforcées ; nos dépenses courent ; pouvait-on faire autrement ? Les hommes ne sont rien. Notre Premier n’aime pas la guerre ; le Premier anglais est un démocrate ; mais leurs actes expriment une situation bien plus puissante qu’eux et que tout homme. Nos pères nommaient Providence ce jeu démesuré où nos faibles opinions sont comme poussières et pailles au vent ; à nos yeux c’est plutôt déterminisme ou fatalité. Vous autres raisonneurs, vous me faites penser à ces sorciers des tribus arriérées, qui font des incantations pour appeler la pluie. Nos savants sont bien fiers quand ils annoncent la pluie douze heures avant qu’elle tombe. Et remarquez que ces cyclones humains, ces orages entre les peuples, ces pressions et dépressions qui courent et se propagent par-dessus les frontières, atteignent le plus haut degré de complication concevable. Car les eaux, les vents et les terres y sont, et les intérêts humains et les passions humaines encore en plus. Nous sommes embarqués là-dessus ; le pilote n’a pas le vent qu’il voudrait ; qu’il jure ou sacre, il faut toujours qu’il arrive à s’arranger de celui qu’il a. »

« Mon cher, lui répondis-je, le pilote ne regarde point tous les plis de l’eau. J’ai lu, dans Stevenson, observateur toujours en ses fantaisies, que chacune des vagues, vue de près, est faite d’autres vagues qui y dessinent des creux, des chemins en pente, des plateaux, comme sur nos collines, mais d’un moment, sur quoi chemine la barque, au lieu de rouler à l’abîme. Le pilote ne fait point attention à ces petits chemins, ni à ces petits obstacles ; mais seulement à la route qu’il tient et à ses moyens, qui sont voile et gouvernail. À sa puissance, non à son impuissance. À ce qu’il veut, et non à ce que veut cet océan, qui tout compte fait ne veut rien. En toutes ces forces qui se heurtent, constance, fermeté, courage font leur chemin. »

« Mais, dis-je encore au politique, il y a mieux à penser ; et laissons ces faibles métaphores. Comte nous a laissé un axiome puissant, que personne n’a jusqu’ici mesuré, c’est que les phénomènes sont d’autant plus modifiables qu’ils sont plus complexes. Celui qui a inventé la hache, l’arc, la charrue, le bateau rougirait de nous s’il vous entendait. Car l’Océan humain est bien plus maniable que l’autre, par cette variété et inconstance de chaque homme qui fait que, si l’on ose lire, ces masses aux millions de visages ne veulent rien, n’annoncent rien et ne vont nulle part ; dansent sur place sans aucun projet, comme ces vagues et vaguelettes. Et nous ne sommes point dessus, mais, bien mieux, dedans ; vivant, agissant, développant nos pensées et nos pouvoirs au dedans même de la tempête. Tritons pensants en leur élément. Mieux encore ; éléments mêmes de l’élément. Ayant mille prises autour de nous par la parole, l’écrit, l’exemple ; et seulement par le visage ; car la moindre humeur court et gagne ; et la moindre sagesse aussi. En cet instable système, où la moindre impulsion change soudain l’équilibre, c’est être au-dessous de l’âge de pierre que de subir les effets, au lieu de vouloir être cause selon une indomptable volonté. Je vois mille forces, et dansant sur place ; aussi, dans ces ministres des forces, je vois qu’un projet chasse l’autre. Ne raisonnons pas sur ce ciel politique, bien plus changeant encore que le ciel des tempêtes. Mais essayons de voir cette Europe des forces sans aucune pensée ni projet, comme elle est. Forte raison, si nous savons lire, forte raison de vouloir et d’espérer. »