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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXII

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Paul Hartmann (p. 280-282).

LXXXII

SUPERSTITIONS DEVANT LE JUGEMENT

Il n’est pas facile à un homme de savoir ce qu’il croit et ce qu’il ne croit pas. J’ai entendu conter par mon père qu’un étudiant en médecine, au milieu de l’autre siècle, avait parié de coucher dans les draps d’un cholérique mort le jour même. Sans doute voulait-il prouver par là qu’il ne craignait pas la contagion, autrement dit, qu’il n’y croyait pas. Or il mourut du choléra à la suite de cette expérience. Et il faut dire que ses camarades avaient pris soin de nettoyer et purifier tout, gardant seulement aux choses leur sinistre apparence. Mais ces apparences suffirent à tuer le pauvre étudiant. Ou, pour parler mieux, la peur, dont il ne put se défendre assez, réagit sur l’intestin comme elle fait naturellement, et le mit en mauvaise attitude ; dont le microbe profita. Ainsi il ne croyait pas qu’il croyait ; mais son corps croyait ferme. On pourrait bien dire d’après cela que c’est le corps qui nous fait croire, et non point les raisons.

Un homme, sur une planche à cent pieds de hauteur, tremble ; il passerait dessus sans y penser si elle était à un mètre du sol. Dès que le corps se prépare à pâtir, nous agissons mal. Le cavalier novice s’attend à tomber ; autant dire qu’il tombe déjà. Il faut appeler croyances ce genre d’opinions tout à fait involontaires et qui résultent d’un certain mouvement que le corps commence sans nous consulter. D’où l’on conclut, mais trop vite, que la raison humaine est faible et vacillante. Mais il y a mieux à dire encore. Il y a des sottises qui nous sont plus près encore et plus intimes, et presque insurmontables.

Un soldat anglais n’allumera jamais trois cigarettes avec une seule allumette. « Lorsqu’on le fait, le plus jeune des trois meurt dans la journée, ou bien dans la semaine ». De quoi l’esprit se moque ; mais cela ne l’avance pas beaucoup. À la guerre il est trop commun que le plus jeune meure le premier ; c’est même une sorte de loi. Si vous bravez le présage, vous risquez de lui donner force. Plus ; vous annoncez malheur au plus jeune des trois ; car, qu’il y croie ou non, il y pensera. La peur et la tristesse sont des maux certains. Ainsi, dès que l’opinion fausse est formulée, elle vous tient ; d’une façon ou d’une autre, puisque finalement vous n’osez pas faire ce qui est de mauvais présage ; ou bien, si vous l’osez, c’est scandale et trouble, autour de vous et aussitôt en vous. Je soupçonne que cette violence contre l’opinion l’imprime encore plus fortement. Autant à dire au sujet des festins où l’on est treize ; et c’est même encore plus évident parce que sur les treize il y a au moins un malade ou un vieillard. Bref, dès qu’une superstition est établie, il faut la subir comme un fait ; et si l’on se ramasse contre elle, on la subit encore par là. C’est un héros de Kipling, je pense, qui disait : « Je crois à tous les dieux ».

Ici est la ruse la plus profonde du jugement, qui redoute de combattre sur ce terrain étranger. Croire à tout est la vraie manière de ne croire à rien. Car le jugement n’y met ni son honneur ni ses preuves. Mais, comprenant toute croyance par les causes, qui sont petites, il n’est pas plus humilié de croire selon l’usage que de n’avoir point d’ailes. Et le mal des croyances est qu’on y compromet l’esprit, en inventant un dieu pour chaque présage et des preuves pour chaque dieu.