Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXIII

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Paul Hartmann (p. 283-285).

LXXXIII

PRUDENCE D’ESPRIT

Dans ces discussions sur le spiritisme, on attend toujours que l’expérience décide, et elle ne décide jamais. C’est que l’expérience ne pense point pour nous. Les Romains, peuple fort et à certains égards très raisonnable, étaient pris quelquefois de peurs mystiques, et voyaient d’étonnants prodiges dans leurs murs mêmes, et dans ces temples si sagement bâtis. L’expérience était la même pour eux que pour nous, et ils auraient retrouvé l’ordinaire dans le prodigieux, comme nous faisons, s’ils l’avaient voulu. Le Tibre s’arrête, disaient-ils ; aussitôt le tumulte courait, et l’horreur sacrée. Simplement le fleuve sortait de son lit ; cela était le signe de choses à venir très bien déterminées, comme ruptures de ponts, écroulements, pestilences ; cela était la suite d’événements antérieurs, comme pluies abondantes dans les hautes vallées. Les statues se couvraient de sueur ; c’était une rosée comme on peut en observer par temps chaud sur une carafe d’eau fraîche. Mais de ce que des gouttes d’eau coulaient sur les statues, on pouvait aussi penser que ces simulacres suaient d’angoisse ou pleuraient de chagrin, comme font les hommes. Virgile pensait ainsi, et Tacite de même, qui n’étaient pourtant point des sots. Jugez alors du bas peuple, et de ce qu’il croyait voir et entendre ; au vrai l’agitation les jetait tous hors du bon sens ; les chiens hurlaient par une sympathie naturelle, et c’était un signe de plus. D’où s’est formé d’abord chez quelques sages, et a passé heureusement dans les ignorants eux-mêmes, ce préjugé contre toute croyance, qui fait que nous résistons d’abord à l’expérience, surtout émouvante, surtout effrayante. Et cela est scandaleux au jugement des croyants ; car ils demandent, au nom de la vérité, pourquoi l’on résiste. Le première réponse, et la meilleure peut-être, est celle-ci : « Je résiste par précaution, justement parce que l’expérience est émouvante, parce que l’expérience est effrayante, parce que l’expérience me presse et me jette hors de moi-même ; enfin parce que, dans cet état de tumulte intime, je suis assuré de juger mal ».

Cela dit, et précautions prises, tout mon château fort étant fermé et gardé, visage de pierre, je puis examiner plus attentivement ce genre de folie qui m’allait prendre. Cette méthode de juger n’est point nouvelle, qui suppose d’abord en tout événement quelque cause à la ressemblance de l’homme. Très ancienne au contraire ; et encore aujourd’hui c’est la première qui s’offre, comme on voit que l’enfant qui écoute la montre suppose d’abord une petite bête ; et remarquez que cette supposition n’explique rien ; car pourquoi voit-on remuer de petites bêtes et des grosses ? Problème bien plus compliqué à résoudre que le problème du mouvement dans une montre. Mais l’homme ne va point d’abord du simple au composé ; bien plutôt il va du familier au nouveau ; et parce que la société des hommes lui est d’abord familière et proche, surtout en ses premières années, il supposera partout des hommes invisibles, qu’il les nomme Esprits ou comme on voudra. Les premiers essais de pensée sont les mêmes en tous pays. Partout le visible est expliqué d’abord par l’invisible. Partout les faits les plus simples sont mis sur le compte de quelque âme voyageuse ou bien de quelque idée impalpable. Partout le monde des choses est pris d’abord comme une cité moralement ou politiquement gouvernée ; d’où l’on parle aux choses, on les prie, on les honore, en vue d’obtenir pluie ou beau temps. Cette idée est assez aimée, elle répond assez à la peur et à l’espérance, pour qu’on ne soit pas difficile sur les preuves. Dès que je connais cette grande loi, dès que je la comprends par les causes, j’ajoute à mes règles de méthode une maxime de prudence, qui est que la première idée qui se présente est fausse. D’où l’on voit qu’il y a plus d’une raison d’être incrédule, et que le bonheur même de croire signifie qu’il faut se retenir de croire. Tous les maux humains, sans excepter la guerre, viennent de ce que l’on croit trop vite et avec bonheur. Cette gourmandise tue plus d’hommes que l’autre.