Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXIV

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Paul Hartmann (p. 286-288).

LXXXIV

LA CLEF DES SONGES

Il n’est pas difficile de croire. Ceux qui ont beaucoup d’imagination et qui ne s’en doutent point sont bien malheureux ; car, sur un simple mouvement évocateur qu’ils font soudain, ils forment un pressentiment très assuré qui les tourmente, jusqu’à ce qu’un autre le remplace, ou que l’événement imprévisible ait recouvert ces fantaisies tragiques. J’ai su retenir ce que mon bon ami soldat me disait un matin : « Je serai tué aujourd’hui ». Il y avait de quoi frémir ; mais il ne fut point tué. Ai-je cru ce qu’il me disait ce matin-là ? Je ne puis dire non, si attendre et craindre supposent croire. Seulement je me défendais de croire, et lui s’emportait à croire. Chacun trouvera de tels exemples dans sa propre vie ; et retenez que nul ne peut toujours s’empêcher de croire. Comment mesurer et comprendre cette force de l’imagination dont les causes nous sont si profondément cachées ? Si je rêve seulement trois fois de suite que mon ami m’a trahi, resterai-je indifférent ? Certes je le veux et je le jure. Mais effacerai-je cette vision ? La vaincrai-je sans perte ? Jurer qu’on ne croira pas, c’est jurer qu’on ne sera jamais malade. Et l’un et l’autre de ces serments sont bons et sains. C’est par une telle résistance que l’on sauve ses pensées. Descartes disait qu’il était parvenu à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Après avoir admiré, j’ai fini par comprendre que ce n’est peut-être pas si difficile qu’il semble. Car le fait d’avoir un rêve est par lui-même inconsistant ; ce qui nuit, dans un perfide rêve, c’est qu’on le recompose avec une sorte de complaisance ; on lui prête pensée. Et me voilà à l’idée difficile que je cherchais, c’est qu’il ne faut point prêter pensée à une croyance. Il faut la laisser fumeuse et absurde, comme elle est. Ce pas fait, j’arrive aisément à tout croire, ce qui est ne rien croire. Par exemple qu’ils ont cru voir Jésus ressuscité, et même que j’aurais cru voir la même chose si j’avais été leur compagnon. Maintenant, quelles pensées j’aurais formé là-dessus, c’est à examiner ; et que ces pensées eussent été toutes fausses, c’est ce qui ne va pas de soi. Car enfin Jésus n’était pas mort ; et cette proposition s’entend en beaucoup de sens, parmi lesquels j’en vois plus d’un qui est raisonnable. Et toujours est-il que cette vision était vraie à ce moment-là pour eux et en eux, par leurs humeurs, par leurs mouvements, par leurs paroles, enfin par la mécanique de leur corps, sans compter les jeux de lumière et autres choses. Telle est la clef des songes.

Il est très difficile de croire ; je veux dire maintenant croire qu’on peut jurer contre une croyance ou une vision. Car l’homme faible dira : « Tout dépend de la force persuasive qui est dans la vision elle-même, et dans les mouvements de sentiment qui l’accompagnent. J’examine en des cas, je fais comme vous ; en d’autres je ne puis examiner. Et ne pensez-vous pas que tout ce que je croirai et ne croirai pas est fatalement tel par les forces du monde et par le tourbillon de ma propre nature ? » Et nous y voilà. Il est très difficile de croire que la volonté peut quelque chose ; et c’est comme si je disais qu’il est difficile de vouloir. Car enfin vouloir sans croire que l’on peut vouloir, c’est se moquer. Ainsi cette police de l’esprit par l’esprit, que je proposais, suppose un grand serment, et dans le vide. Car, au moment où on fait le serment de surmonter l’imagination, toutes les preuves sont contre, par l’imagination même. Je jure de n’être pas malheureux, mais dans le même temps je crois, par le mouvement des passions, que je ne puis m’empêcher de l’être. Et puis-je m’empêcher, quand j’ai le vertige, de croire que je vais tomber ? Je me jure pourtant de rester maître de mes actions. Pardonne les difficultés, lecteur : ce n’est pas moi qui les invente. Chacun de nous exerce courageusement une foi volontaire contre des croyances involontaires ; et il n’y a que dans le fou que les croyances involontaires conduisent tout, et même les pensées. Cette seule remarque montre qu’on n’a pas fini d’errer et de flotter en ces controverses sur la foi et sur la croyance, et que chacun de nous doit conduire sa barque entre le Jésuite et le Janséniste, tous deux éternels, et même, par la distinction entre la foi et la croyance, ressuscités chacun dans sa gloire.