Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLII

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Paul Hartmann (p. 142-144).

XLII

L’INFAILLIBLE CONSCIENCE

Rousseau disait que la conscience nous instruit infailliblement par la honte, et par le souvenir de la honte. Sur quoi les gens du métier, professeurs de morale ou théoriciens de justice, disent que la conscience a besoin d’être éclairée, et que, par exemple, il n’est pas facile de savoir si, en payant un certain prix ou un certain salaire, on est injuste ou non. Seulement c’est prendre les choses par le côté de police. Rousseau appartient à cette espèce d’hommes sauvages qui considèrent la vertu en elle-même, et non point du tout ses effets extérieurs. Vous pouvez vous replier par ordre sans passer du tout pour un lâche ; mais si la peur vous fait sentir un peu trop sa pointe dans les reins pendant cette opération, c’est vous seul qui le savez. C’est vous qui goûtez et dosez votre propre esclavage, sans la moindre chance d’erreur. C’est vous qui savez ce que vous vouliez faire, comment vous le vouliez faire, et jusqu’à quel point la peur vous a gêné, paralysé ou détourné. Les plus grands éloges n’effaceront point cette empreinte de la peur, que vous sentez si bien.

La fureur, autre désordre, et animal aussi, est quelquefois dissimulée. Les autres vous voient calme et poli ; mais vous, si vous n’arrivez pas à apaiser cette rage contenue, si vous en perdez une heure de sommeil, si vous êtes devant vos propres pensées comme un roi devant l’émeute, alors vous le savez bien. Même par souvenir cet état est humiliant à considérer. On peut en prendre son parti, et même il le faut. Toutefois quand vous vous serez pardonné à vous-même, comme il est raisonnable, vous n’aurez toujours pas effacé la honte petite ou grande, honte secrète, mais cuisante, mais mordante. Lisez là-dessus les Confessions ; il n’y a guère de livre plus lu ; preuve que tout homme s’y reconnaît.

Le tumulte des sens est une sédition bien redoutable, contre laquelle nous ne pouvons pas grand’chose. Or quand ce tumulte ne s’oppose à rien de ce que nous voulons, passe encore ; car il faut bien accepter la condition animale. Mais dès que vous êtes détourné de ce que vous aviez résolu, vous vous sentez esclave ; la honte reste, qui engendre dans la suite prudence et précaution. Or les mêmes effets se remarquent si vous êtes intérieurement injuste, c’est-à-dire si la fureur de prendre, de garder, d’amasser, vous détourne de ce que vous aviez décidé. Il est laid de regretter l’argent qu’on doit, même si on le paie. Si on ne peut le payer, par l’effet de cet accès d’avarice, ou si l’on ne peut se résigner à exécuter un contrat, par cet invincible amour de la propriété ou, pour mieux dire, de la possession, la honte marque désormais cette action ou ce geste. Et ce genre d’injustice ne dépend point des droits réels de l’autre ; elle résulte seulement d’une sédition de l’avarice contre l’opinion que vous avez de ce que vous avez promis. En cette opinion vous pouvez errer ; affaire de police ; mais vous n’errez jamais quand vous appréciez la puissance du désir et le mouvement de révolte qui met en échec votre propre et intime gouvernement. Tout se passe entre moi et moi. Les autres n’en savent rien, et moi je n’en ignore rien.

Si l’on n’a pas compris Jean-Jacques, cela vient de ce que l’on n’a pas formé la notion de conscience comme étant le seul juge d’une lâcheté, d’une injustice. La conscience est infaillible, car elle est seule à pouvoir juger. Le confesseur dira : « Si votre conscience ne vous reproche rien, vous êtes en effet sans reproche. » Et c’est en ce sens qu’on dit qu’une bonne conscience ne craint aucun juge.