Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLIII

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Paul Hartmann (p. 145-148).

XLIII

POLICE ET MORALE

Il y a deux genres de sévérité et deux genres de punition. Il y a police et morale. Le juge de police regarde aux effets ; il décide qu’un dommage sera réparé. Il redresse l’injuste, mais par le dehors. Ce n’est point l’injuste qui vient le trouver, mais c’est plutôt le juste, ou celui qui se croit tel, qui demande que l’injuste soit poursuivi. Se plaindre des autres, ce n’est point vertu. Ce concert des jugements, qui toujours vont à régler le voisin, c’est ce qui fait les mœurs. Police et mœurs sont du même niveau. L’alliance de ces deux mots permet une sorte de mesure. Mœurs de police et police des mœurs, ces composés tombent d’eux-mêmes au plus bas. Mais pourquoi ? C’est que chacun se console et même s’excuse par la faute du voisin, si aisément remarquée. Ces basses pensées sont l’âme de la guerre, qui procède toujours de ceci que l’on attend que l’autre soit juste.

La sévère morale se lave premièrement de cette étrange société, où c’est le pire qui donne la règle, en se rappelant à elle-même qu’elle n’a point pour fin de mettre l’homme en état de juger les autres. Chacun entend bien ce son, quoiqu’il soit peu agréable à entendre. Chacun sait bien que le juste n’attend pas que les autres soient justes. Nous ne sommes chargés que de notre part de justice. Le semblable ne doit figurer en nos contrats que tel qu’il doit être, tel que nous voulons qu’il soit. Quel il est, ce n’est pas notre affaire. La justice n’attend pas un état meilleur, elle le pose. Elle donne et ne demande pas. Elle espère, ce n’est pas la même chose ; et même elle veut, mais sans exiger jamais, puisque c’est le libre qu’elle veut. Tel est l’esprit égalitaire. Agir comme si les autres étaient libres et raisonnables, c’est le seul moyen connu de faire qu’ils le soient. Ici, le génie de Hugo a vu clair, et l’évêque Bienvenu, dans Les Misérables, est notre modèle. C’est lui qui commence. Et il n’est point juste d’attendre que les autres commencent. Contre le mensonge, la bonne foi ; contre le vol, la confiance. Ce n’est pas peu, et c’est même charité dans le sens plein, que d’enlever aux autres cette excuse qu’ils savent si bien tirer de notre prudence. L’écolier est menteur par une sorte de contrat, dès qu’il est entendu qu’on ne croit jamais ce qu’il dit. Essayez donc ici de la bonne foi, si bien nommée, celle qui croit que l’autre est bon. Et si on ne le peut toujours, n’appelez point du beau nom de justice ce qui n’est que défense et précaution.

Tout n’est pas dit. Il y aurait une sorte d’égoïsme à se sauver seul. Ce refus est le commencement de la sévérité. Mais ici un autre juge se montre, que l’on peut appeler le confesseur. Ce juge-là ne poursuit pas l’injuste ; c’est l’injuste qui vient à lui ; et non pas pour dénoncer un autre injuste ; on ne l’écouterait point, mais pour demander secours et conseil contre sa propre injustice. Je dis confesseur ; il est clair que l’amitié peut se trouver en présence de ce même devoir. L’enfant ne cesse de demander conseil contre lui-même, quand il vous tend seulement sa page d’écriture ou de calcul. Alors, la sévérité est de justice. Par exemple, si Jean Valjean, devenu Monsieur Madeleine, pouvait demander conseil à l’évêque, dans ce cas de conscience où il se demande s’il va laisser condamner un innocent, on sait bien ce que le doux évêque répondrait ; sans forcer le moins du monde puisqu’il n’y a que le volontaire et le libre qui ait valeur. Ainsi, dans cette autre fonction, de juge, c’est le coupable qui poursuit le juge et qui fixe lui-même sa peine. Par ce détour, le meilleur des hommes, et le plus profondément indulgent, se trouve aussi le plus sévère, demandant à l’autre de vouloir, et enfin d’être homme, ce qui est demander beaucoup.

Tel est le jeu des vrais pouvoirs, de ceux qui obtiennent respect. Toute faute est prise alors comme ayant nui seulement à celui qui l’a commise. Et toujours le médecin de l’âme refuse de forcer, même si l’autre l’en prie ; car il cherche le libre, et ne veut rien d’autre. Bref, la bonne volonté est le seul remède ; et la bonne volonté ne peut être exigée. Ainsi se dessine le pouvoir spirituel, quoique déguisé souvent par un reste de force, comme enfer, puissance divine et autres accessoires. Le véritable pouvoir spirituel est le lieu de la grâce. Car, dans l’homme qui est manié par le vrai confesseur, il se produit une illumination. L’homme s’aperçoit que son capital d’honnêteté est intact ; il était accusé le voilà transporté au poste de juge. Ces beaux secrets ont été rarement portés à la lumière. Pour que l’homme se trouve régénéré et purifié, il suffit de cette réflexion : « Parce que je le veux. » Et cette sorte de miracle se produit par un renversement du jugement intérieur, et par un espoir de soi, qui apparaît comme dans un nuage. Ce qui se dégage peu à peu de ces nuées, c’est un maître qui n’aime pas à savoir, ni à deviner, qui refuse pouvoir, et qui refuse punition. Par exemple, à celui qui veut guerre, il n’a rien à dire. Mais à celui qui se plaint, disant : « Je veux paix et je fais guerre, expliquez-moi cela » ; à celui-là, il y a beaucoup à dire.