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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXII

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Paul Hartmann (p. 110-112).

XXXII

PASSIONS INCONSTANTES

« Les imbéciles forment le plus grand nombre. » Voilà ce que j’entendais hier ; mais, à mon goût, cela ne sonne pas bien. Ce sont des idées pour dîner en ville. La sottise est fort commune, il est vrai ; mais je ne remarque point qu’elle se pose ici plutôt que là ; bien plutôt elle voltige sans cesse ; chacun en est touché. J’ai souvent remarqué que le plus habile, dès qu’il se dit qu’il est le plus habile, dit aussitôt quelque sottise. Il n’y a point de génie qui tienne. Dès que l’homme se gonfle ou se tend ou se crispe, ses opinions font rire. Mais qui donc rit ? Non point une élite de gens d’esprit. Chacun rit. L’esprit n’est pas moins commun que la sottise. Le même homme, qui fera un bon arbitre, fera un ridicule plaideur, qui croira les plus folles choses de son adversaire. Mettez ce personnage au théâtre, tous riront. Mais, dans la plus petite rivalité, tous seront ridicules. La vanité est commune, et il est commun aussi qu’on s’en moque. Ainsi les hommes ne sont nullement divisés en deux espèces, dont l’une serait sotte et l’autre sage. Je n’ai point vu d’esprits faux, mais j’ai vu des passions vives qui font déraisonner même l’esprit le mieux assis. On voit des hommes qui, par métier, jugent les jeunes, et très bien ; mais de leur propre fils ils jugent très mal, parce qu’ils l’aiment, ce qui fait qu’ils se jettent à le défendre, ou, par un mouvement contraire, à le charger. C’est toujours passion, ce n’est plus jugement. Descartes était certes un des esprits les mieux trempés. Mais que conseille-t-il ? Il conseille, si l’on se sent animé d’amour, de haine ou de colère, de ne point se croire soi-même, et, si l’on peut, de ne point juger, mais d’attendre que l’on soit rassis. Ce genre de réflexion guérit de misanthropie. L’homme du monde qui a le plus réfléchi sur les causes de nos erreurs est aussi celui qui écrit, au commencement de son célèbre Discours, que le bon sens est la chose la mieux partagée.

Leibniz cite l’exemple d’un bon géomètre qui s’obstina toujours à rejeter une proposition assez simple, bien prouvée, et qu’il était certainement capable de comprendre. Mais quoi ? Cet homme d’académie ne pouvait point admettre qu’à l’âge qu’il avait, il eût encore à apprendre quelque chose, qu’il n’y eût point pensé de lui-même ; il se sentait humilié, il se redressait, il combattait ; cette méthode ne conduit à rien ni dans la géométrie ni dans aucun genre de connaissance. Le biographe de Pasteur conte, sans y entendre malice, que ce grand homme, au cours de ses expériences sur la clavelée des moutons, reçut très mal une objection proposée par un très petit vétérinaire, et qu’il la repoussa comme une injure. Dans le fait l’objection était très raisonnable ; mais le grand savant se mit en boule, comme le hérisson ; en ce mouvement le plus sage est sot. Et même le plus illustre est souvent le plus sot. En revanche l’homme le plus simple est infaillible dans la position de l’arbitre, c’est-à-dire quand il a à juger de ce qu’il connaît bien, sans avoir le moindre intérêt à pencher d’un côté ou de l’autre. Ainsi, parce que les passions sont inconstantes, parce que l’erreur change comme une fumée, et parce que le vrai nous attend toujours, le bon jugement finit par sortir, et tous s’y accordent. C’est ainsi que dans les sciences, et même dans les beaux-arts, tout se trouve en juste place dans un tourbillon pourtant d’erreurs étonnantes. Et, même dans la politique, où les opinions sont toutes passionnées, il vient un moment où la poussière se rabat, et où les événements et les hommes se dessinent passablement. L’affaire Dreyfus en offre un exemple incroyable. Mais aussi quel est l’homme qui ne juge pas en arbitre de ses erreurs passées ? Les hommes sont tous de grands fous ; mais les mêmes hommes sont de grands sages aussi.