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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXIII

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Paul Hartmann (p. 113-115).

XXXIII

DU PRESTIGE

Selon la structure de notre langue, le prestige est un effet d’étranglement, ou une sorte d’étreinte à distance, par la seule vue. L’officier produit cet effet sur l’homme de troupe par des moyens indirects. Le troupier est dressé à se raidir et à s’étrangler lui-même à la seule vue des galons. L’orateur produit aussi par son art cette attention haletante et sans pensée. L’applaudissement et l’acclamation sont des réactions physiologiques, car on ne se repose pas toujours sur le même pied. Les prestiges sont des faits surprenants qui arrêtent le spectateur dans l’attitude de l’admiration béante. Il est clair que la vraie admiration est d’autre qualité, et que l’heure du prestige n’est pas celle du jugement. Je décris, je me garde de condamner ; car celui qui commande, et pour qui ce n’est pas le temps d’instruire, a besoin de prestige. Par ce moyen il gagne temps sur des objections et discussions qu’il a résolu d’écarter. Et disons aussi que le prestige est utile au commencement, même pour celui qui ne veut qu’instruire, car le jeune âge est remuant. Le silence est d’abord un effet de prestige. Je conseille au professeur, et à tous ceux qui veulent attention, d’exiger d’entrée un mouvement vif, comme de se lever, suivi d’immobilité. Les moyens mécaniques, j’entends physiologiques, sont ici les meilleurs. Et en imposant de simples gestes de politesse, on gagne beaucoup. Petit ou grand chef, vous devez tenir d’abord à cet effet de surprise qu’obtenait Napoléon lorsqu’il paraissait aux revues dans la cour du Carrousel. Louis XIV était maître dans l’art de changer les hommes en statues. S’il en a abusé ou seulement usé, c’est une autre question.

Saint-Simon nous a conservé quelques attitudes du Grand Roi. Nous savons qu’il ne montrait jamais aucun signe de timidité ni d’embarras, même quand il imposait à ses proches quelque mariage de bâtardise. Évidemment une condition de prestige est d’avoir pris sa résolution et de ne s’étonner de rien. On remarquera que ces règles sont de politesse. L’homme impoli est l’homme qui hésite et ne sait ce qu’il doit faire, ce qui aussitôt embarrasse la compagnie. L’homme impoli est aussi celui qui n’est pas maître des signes, et qui, en présence d’un homme très corpulent, fait voir qu’il s’étonne de le trouver si gros ; ou bien encore l’homme qui ne peut cacher qu’il vous trouve amaigri ou vieilli. On peut voir un ridicule ; on ne doit point marquer qu’on le voit. Et, par les mêmes causes, si un niais s’étonne, l’homme poli ne doit point marquer qu’il s’étonne de cet étonnement. Ne rien exprimer malgré soi est la première règle, et qui peut-être suffit. J’ai observé qu’un homme parfaitement poli, même nul, a toujours un certain prestige.

Ces règles, qui sont en vérité de gymnastique, mènent fort loin, mais sont aussi très difficiles à pratiquer. Il s’agit de se priver des jeux de physionomie comme des mouvements de mains ; il va de soi que les mouvements du corps qui ne riment à rien, comme de se balancer ou tortiller, sont par eux-mêmes ridicules ; mais tout geste inutile est ridicule ; et tout mouvement du visage non voulu est ridicule. Imitez quelque belle statue. Le général Pétain avait, et a sans doute encore, un prestige miraculeux qu’un observateur expliquait par l’immobilité des traits. Remarquez que cette précaution est toujours bonne ; car vous restez libre d’exprimer, si vous voulez, la bienveillance ou le mécontentement. Un sourire est beau sur un visage tranquille ; mais le sourire perpétuel est niais.

Ces règles s’appliquent au langage. De même qu’il faut éviter les tics du front, du nez et de la bouche, il importe aussi de surveiller les expressions mécaniques qui reviennent hors de propos. L’homme qui ponctue toutes ses phrases de « n’est-ce pas ? » n’aura jamais aucun prestige. J’ai connu un monsieur qui voulait faire l’important, et qu’on aurait pu surnommer Monsieur Quoi qu’il en soit. Un autre disait : « Alors par conséquent » comme on respire. On voit qu’il y a dans le prestige, non seulement une politesse, mais aussi la vertu de se posséder, qui n’est pas petite. Ces choses dites, j’ajoute que le prestige n’est qu’un petit moyen, et que l’autorité véritable vient d’autre source, par exemple de raison, de justice, et de cette profonde amitié qui est charité.