Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap IX

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 199-205).

CHAPITRE IX

Qu’on envisage les événements seuls, ou bien, avec eux, l’homme qui s’était cru de force à les maîtriser, rien n’est plus triste que les derniers temps qui précédèrent la mort de Mirabeau. On a vu que ses relations avec la cour avaient commencé quelques mois après l’ouverture des États généraux ; et qu’au mois de mars 1790, une convention positive l’engageait au service du Roi. Depuis cette époque, sauf quelques jours de trêve, sauf quelques accès d’enthousiasme patriotique qui pouvaient tromper même les moins crédules et leur faire espérer un meilleur avenir, l’anarchie faisait des progrès effrayants et rapides. La fête de la Fédération fut la dernière halte de cette marche désordonnée. Halte périlleuse où, en se mêlant au peuple dans des embrassades avinées, l’armée risquait de perdre, avec sa discipline nécessaire, cette fierté jalouse et cette superstition de l’honneur militaire qui faisait sa force et sa grandeur. Ce jour-là même, en abandonnant à la Fayette le rôle principal, en s’effaçant maladroitement devant lui comme le comparse timide, comme le figurant ennuyé de cette féerie magnifique, le Roi laissait échapper la dernière occasion qui lui fût donnée de ressaisir sa popularité chancelante. « Monsieur Capet l’aîné », écrivait Camille Desmoulins dans son journal du lendemain.

Si Mirabeau a jamais eu des doutes sur les dangers dont la monarchie était menacée, ils étaient, dès cette époque, dissipés. « Je n’ai jamais cru à une grande Révolution sans effusion de sang, écrivait-il à Mauvillon le 4 août 1790, et je n’espère plus que la fermentation intérieure, combinée avec les mouvements du dehors, n’occasionne pas une guerre civile. Je ne sais même pas si cette terrible crise n’est pas un mal nécessaire…. Le ministère, aussi perfide que lâche, n’est pas capable de me pardonner, même pour son propre salut, les services que j’ai rendus à la nation. Le trône n’a ni conception, ni mouvement, ni volonté. Le peuple, ignorant et anarchisé, flotte au gré de tous les jongleurs politiques et de ses propres illusions. »

Ces illusions, que Mirabeau nie avoir jamais eues, il serait facile de prouver que, quoi qu’il en dise, il n’avait pas su toujours s’en défendre ; mais qu’importe ! À cette époque, du moins, ses lettres, ses entretiens confidentiels, les notes qu’il envoyait à la cour montrent bien qu’il voyait se dérouler devant lui, avec ses fautes et ses crimes, la Révolution dont il s’était d’abord cru le maître.

Tantôt il s’efforce de réveiller le Roi, de trouver « une anse » pour soulever sa lourde résignation et son incertitude immobile, le conjurant d’appeler auprès de lui « les seuls royalistes qu’il doive dénombrer, écouter et croire ». Tantôt il lui montre avec effroi les dangers du dehors ; et, avant de dénoncer à la tribune, dans un discours véhément, le manifeste de Condé, il signale au malheureux prince les périls que les folies des émigrés font courir à la monarchie.

La reine, du moins, semble le comprendre ; et, malgré des défiances légitimes, paraît entrer dans ses desseins. La fille de Marie-Thérèse envisage virilement le danger. C’est à elle que Mirabeau s’adresse, qu’il s’attache et qu’il se cramponne : « Le moment pourrait venir, lui dit-il, où il faudrait voir ce que peuvent, à cheval, une femme et un enfant. C’est, pour la reine, une méthode de famille. » Mais il est déjà trop tard, et le temps est passé de ces héroïques chevauchées. Mirabeau le sent bien lui-même, et prenant le comte de Lamarck à témoin de ses pressentiments sinistres, il lui répète sans cesse, connue dans une vision qui l’obsède, ces mots qu’il lui avait déjà dits dans les premiers temps de leur liaison : « Tout est perdu ! Le Roi et la Reine périront, vous le verrez ! La populace battra le pavé de leurs cadavres ! » — « C’était toujours là, dit Lamarck, son épouvantable refrain ! »

Son refrain aussi, c’était qu’à tout prix il fallait faire sortir de Paris le Roi et la Reine, appeler autour d’eux des amis dévoués et des troupes fidèles ; gagner l’Assemblée ou la dissoudre de vive force. Ainsi, un coup d’État, la guerre civile et la dictature : tels étaient, un peu plus d’une année après les premiers enchantements de la liberté, les seuls moyens de salut qu’entrevît, pour la France, « le plus grand génie politique que les temps modernes aient enfanté ». Depuis cent ans, dans notre pays, je ne vois pas qu’on en ait su trouver d’autres.

Que valaient d’ailleurs ces projets ; et faut-il, avec de grands politiques de nos jours, n’y voir que des enfantillages coupables ? Je ne le saurais croire. Entre eux et Mirabeau je n’hésite guère.

Sans doute le départ du Roi n’était qu’un expédient, mais un expédient nécessaire ; et, pour n’avoir pas su partir en plein jour, comme alors il l’aurait pu faire, il a fallu fuir, la nuit, un an après, lorsque, depuis longtemps, il était trop tard. Après les journées d’octobre et tant d’autres, lorsque chaque jour l’émeute de la veille recevait, à la barre de l’Assemblée, des conseils débonnaires ou d’emphatiques éloges ; quand l’anarchie, abattant l’un après l’autre tous les pouvoirs, faisait pousser à leur place, dans chacune des sections de Paris, quelque dictature nouvelle, et lorsque, sous les fenêtres des Tuileries, des milliers de voix demandaient la tête de « l’Autrichienne » sur tous les airs à boire de la saison, fallait-il encore attendre ? Attendre que l’Ami du peuple eût « organisé en bataillon sacré cent jeunes tyrannicides qui devaient, patria jubente, mettre en action un certain droit des gens exercé avec tant d’héroïsme par Harmodius et Aristogiton ! » Fallait-il laisser le Roi aux mains du peuple, à la merci d’un coup de main, gardé, comme on l’avait dit sans rire « par le seul amour de ses sujets », et défendu par les baïonnettes flottantes dont la Fayette n’était déjà plus le maître ?

Dans les clubs, dans les conciliabules des loges maçonniques, dans les visions sanguinaires de Marat, on voyait reparaître cette vieille secte sauvage et bornée qui, depuis le temps de la Ligue, a changé d’église ou de pagode, mais dont la liturgie immuable n’a jamais connu que deux variantes et deux formules : quand elle tient le pouvoir, elle exécute ; quand elle veut le prendre, elle assassine. « La férocité du peuple augmente de jour en jour », écrivait Mirabeau ; et, en temps de révolution, malheur aux otages !…

Sans doute, la guerre civile est un fléau ; mais si, à ce prix, la France eût échappé au morne despotisme des Jacobins, aux massacres de Septembre, aux échafauds et aux noyades de la Terreur, morts pour morts, qui donc, pouvant prévoir l’avenir, n’eût pas accepté de grand cœur ce sanglant échange ?

On aurait eu quelques années plus tôt des Larochejaquelein, des Charette et des Bonchamp, on n’aurait jamais connu peut-être les Danton, les Robespierre, les Fouquier-Tinville et les Carrier.

Quoi qu’il en soit, bons ou mauvais, de pareils desseins, pour réussir, devaient être suivis avec résolution et poussés avec vigueur. Celui qui les avait conçus les devait seul conduire. Mirabeau devenu ministre, la Révolution se fût-elle arrêtée ? Peut-être. J’en doute ; mais, sans lui, certainement rien ni personne n’en pouvait arrêter le cours.

À chaque pas, en effet, il se heurtait à des obstacles invincibles. L’irrésolution du Roi était le pire de tous. Sans cesse combattu par des influences surannées et par des concurrences ridicules, éconduit quand il devenait trop pressant, ballotté, de mois en mois, entre les volontés de la veille et les nolontés du lendemain, dégoûté de lui-même et des autres, Mirabeau usait, à se défendre et à se maintenir, tout le temps qu’on lui faisait perdre pour avancer et pour agir. Il piétinait avec fureur dans cette impasse encombrée d’embûches et de dangers.

Dans ce désarroi de ses alliances nécessaires, la confiance démesurée qu’il avait en lui-même, l’orgueil opiniâtre et la superstition de son génie le pouvaient seuls soutenir. Arbitre inévitable de la nation et de la monarchie, il allait sans relâche de l’une à l’autre, ménageant son crédit auprès du Roi, sa popularité auprès du peuple ; pesant tour à tour sur les deux bouts de cette bascule périlleuse ; se faisant, dans l’Assemblée, plus révolutionnaire que la Révolution ; aux Tuileries, plus royaliste que le Roi. Dans cette cohue de contradictions et d’équivoques, c’est un bruit confus de projets grandioses et d’intrigues misérables, de discours éloquents et de commérages vulgaires où, il faut bien le dire, la conscience de cet habile homme achève de s’embrouiller et de se perdre. « Qui trompe-t-on ici ? » disait quelques années auparavant « ce saltimbanque de Beaumarchais ».

Tant va ce jeu redoutable et bizarre, qu’il finit par vous étourdir. De si près qu’on y regarde, on ne voit plus les coups ; on ne sait si c’est le hasard seul qui tient les dés, ou si le joueur n’aide pas la Fortune et ne fausse pas effrontément la partie.