Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap X

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 206-211).

CHAPITRE X

Si robuste que fût Mirabeau, les misères de sa jeunesse, les excès de toute sa vie, tant de travaux, tant de soucis, tant de sourdes impatiences avaient usé lentement ce corps d’athlète assiégé par des infirmités douloureuses et harcelé par une foule de maux contre lesquels ses muscles de fer étaient las de le défendre. « Quoiqu’il fût né avec un tempérament très vigoureux, dit Lamarck, je ne l’ai jamais vu jouir d’une bonne santé. »

Au mois d’octobre 1790, il était tombé gravement malade ; et c’est « de son lit où il venait d’échapper à la mort » qu’il envoyait à la cour une longue note dans laquelle il demandait une fois de plus le renvoi des ministres. Il se rétablit vite et mal ; mais, depuis cette époque, sans qu’il se relâchât un instant de ses travaux, il était hanté par de tristes pensées. Il commençait à craindre que sa vie ne suffît pas à sa tâche. Du coté de la cour, il ne gagnait rien. Du côté de l’Assemblée, il perdait peu à peu de son prestige. Le Peuple et le Roi lui échappaient en même temps ; et, jour par jour, il se sentait débordé par le flot populaire qu’il avait cru pendant longtemps contenir.

Au commencement de l’année 1791, un acte de justice, qu’on lui faisait attendre depuis trop longtemps, releva cependant son courage et réveilla son ardeur. Le 29 janvier, il fut élu président de l’Assemblée nationale. Quarante-deux de ses collègues avaient obtenu, avant lui, cet honneur ! Aux termes du règlement, pendant la durée de ses fonctions, c’est-à-dire pendant un mois, le président ne pouvait pas monter à la tribune. Mais Mirabeau n’était pas homme à se taire pendant tout un mois. Diriger les débats, ramener à l’ordre du jour les orateurs fourvoyés, répondre à des adresses, recevoir les députations qui, chaque jour, se présentaient à la barre, c’était là, pour lui, autant de sujets d’allocutions ou de harangues qu’il n’avait garde de laisser échapper. C’est ainsi qu’un jour, des quakers étant venus demandera l’Assemblée la permission de pratiquer leur religion dans le royaume et de constater eux-mêmes leur état civil, il leur fit, à leur grand étonnement peut-être, une réponse solennelle, pleine de noblesse et de grandeur. Il ne chercha pas d’où tant de quakers pouvaient bien venir, et à ces pieux ambassadeurs il ne demanda pas leurs lettres de créance. Mais il leur adressa un grand discours plein de beaux sentiments et de hautes pensées, pénétré des idées de fraternité universelle qui étaient la noble chimère de cet âge d’or ; une sorte de sermon laïque, écho majestueux de ce déisme vague et tranquille qui était, de père en fils, la religion domestique des Mirabeau.

Mais ce n’étaient là que les passe-temps et les désœuvrements de son éloquence. Dès qu’il put remonter à la tribune, il y revint avec ardeur. Il semblait n’en descendre qu’à regret, comme s’il sentait que bientôt il faudrait lui dire adieu pour toujours.

Frappé plus vivement chaque jour des dangers qui, chaque jour, menaçaient la France de plus près, il découvrait alors plus ouvertement la cause qu’il voulait défendre, le but qu’il voulait atteindre. Les occasions manquaient moins que jamais à son éloquence ; et, pendant le mois de mars 1791, qui devait être le dernier mois de sa vie, les événements sollicitaient presque sans relâche son activité.

Un jour, c’était une municipalité de province qui, dans son zèle imbécile, au nom du « salut public » menacé, arrêtait le carrosse des tantes du Roi et interrompait leur voyage. « On parle du salut du peuple ! s’écria Mirabeau avec dédain ; le salut du peuple n’est pas intéressé à ce que Mesdames couchent en route trois jours de plus. » Et il faisait ordonner à ces patriotes malencontreux de laisser passer des citoyennes inoffensives.

Peu de jours après, un comité déposait le projet de loi « contre les émigrants ». « Je ne ferai pas au Comité l’injure de démontrer que sa loi est digne d’être placée dans les codes de Dracon ; mais elle ne pourra jamais entrer parmi les décrets de l’Assemblée nationale. » Et il faisait ajourner le projet, après avoir imposé « silence aux trente voix ».

Une autre fois, Mirabeau jetait aux partisans de la République cette profession de foi intrépide : « Notre serment de fidélité au Roi est dans la Constitution. Je dis qu’il est profondément injurieux de mettre en doute notre respect pour ce serment. Telle est ma déclaration non équivoque, et pour laquelle je lutterai avec tout le monde en énergie, bien décidé que je suis à combattre toute espèce de factieux qui voudraient pointer atteinte au principe de la monarchie, dans quelque partie du royaume qu’ils puissent se montrer. Telle est ma déclaration qui renferme tous les lieux, tous les temps, toutes les personnes, toutes les sectes. »

Le 22 mars enfin, on commence à discuter le projet de loi sur la régence, dans lequel se posait assez clairement la question périlleuse du droit monarchique et de la souveraineté populaire. Il s’agissait de gagner du temps, d’endormir l’Assemblée, entre l’élection et l’hérédité, dans ces théories abstraites qui engourdissent le débat et attiédissent les orateurs. Mirabeau parla quatre jours, par lambeaux, par interruptions, par apostrophes, par de longues dissertations, par de courtes répliques, sans qu’il soit possible, dans les détours de cette rhétorique ambiguë, de deviner son opinion et de bien saisir sa pensée.

Le 25 mars, malade, épuisé de fatigue, brisé par la souffrance, il monta cinq fois à la tribune. Quoi qu’on en ait pu dire, ce discours intermittent, fait de toutes pièces et préparé à la hâte, qui était plutôt une manœuvre parlementaire qu’une composition oratoire, ne peut pas compter parmi les meilleurs. Mais il est un de ceux où l’on peut juger le plus sûrement les procédés et la technique de cet habile stratégiste et de ce prodigieux compilateur. « Nous sommes dans un grand danger, écrivait-il au comte de Lamarck au milieu même d’une séance, soyez sûr qu’on veut nous ramener aux élections, c’est-à-dire à la destruction de la monarchie. Je porterai tous mes efforts à ajourner…. Envoyez chercher Pellenc immédiatement ; qu’il étudie dans le plus grand détail le décret : qu’il ne prenne que des notes ; mais qu’il les développe assez pour que je parle avec fécondité ;… gagnons du temps ; tout est sauvé. J’emmènerai Pellenc avec moi et nous y mettrons toutes nos forces. »

Ce tour de force — il disait bien — fut son dernier acte politique ; ce ne fut pas son dernier discours. En même temps que le projet de loi sur la régence, l’Assemblée discutait un projet de loi sur les mines. Dans cette question si difficile, les intérêts pécuniaires du comte de Lamarck étaient gravement engagés. Mirabeau ne voulut pas déserter une cause dans laquelle, après un examen rapide, le bien de l’État lui parut être d’accord avec les intérêts de son ami. C’était un sujet aride, absolument nouveau pour lui ; mais Pellenc était là. Et, sur ses notes, avec cette compétence écourtée et cette érudition de la veille auxquelles son action et sa parole donnaient sa marque et son empreinte, il disserta longuement.

C’était le 27 mars. Mirabeau sortit de l’Assemblée vers le soir. Il n’y devait plus revenir. Le grand orateur venait de se taire pour jamais. Six jours après, il était mort[1].

  1. Le 2 avril 1791, a quarante-deux ans. Il était né le 9 mars 1749.