Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap XII

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 218-221).

CHAPITRE XII

Voilà l’homme, tel que je l’ai vu, tel, du moins, que j’ai cru le voir et pu le comprendre : un assemblage énorme de bien et de mal, de passions généreuses et de bas appétits ; une des intelligences les plus fortes et les plus larges dont l’histoire de l’esprit humain doive conserver le souvenir ; — qui aurait tout embrassé dans ses vastes étreintes, si l’ambition et le hasard n’avaient pas tourné tous ses desseins vers un seul but, et ramené sur un seul point tous ses efforts.

Écrivain abondant et prolixe, admirable seulement aux endroits où, au lieu d’écrire, il croit parler ; orateur incomparable, dont le nom reste, encore aujourd’hui, le nom même de l’éloquence, Mirabeau fut-il, comme d’autres l’ont pensé avec lui, un grand politique ; ou seulement un politicien formidable, le chef épique d’une race malfaisante et vulgaire, le type géant d’une petite espèce ? Cent ans après les funérailles triomphales que ses contemporains lui ont faites, cette question demeure encore incertaine. Chargée, à poids égal, de louanges et d’outrages, cette mémoire flottante n’a pas encore trouvé son équilibre et pris son aplomb. Je peux en parler librement. Ce n’est pas mon grain de sable qui fera descendre ou monter la balance.

« Mirabeau savait tout et prévoyait tout », a dit Mme de Staël, qui pourtant ne l’aimait guère. C’est « le plus grand génie politique que les temps modernes aient enfanté », a dit Lamartine, qui, en parlant d’un autre, songeait souvent à lui-même. Je doute que la postérité ratifie ces jugements.

Si Mirabeau a « tout prévu », il l’a fait trop tard, dans un temps où beaucoup d’autres pouvaient prévoir comme lui, et quand ce qu’il avait fait pour tout détruire permettait de prédire à coup sûr qu’on ne pourrait rien relever.

« Le plus grand génie politique des temps modernes ?… » Henri IV, Richelieu, Mazarin, Louis XIV — lui-même — ont été cependant d’assez grands politiques, et des politiques heureux ; j’entends qu’ils ont fait des établissements glorieux et durables, des conquêtes solides, assuré pour longtemps la grandeur de leur patrie et son importance dans le monde. C’est à ces signes que les grands politiques se font connaître.

Mirabeau a pu concevoir tout cela, mais il n’en a rien pu faire. On trouve dans ses écrits des vues lointaines et profondes, dans ses discours de beaux élans et de sages projets ; mais il ne suffit pas de parler et d’écrire pour montrer qu’on peut agir et gouverner. S’il avait tenu dans ses mains le pouvoir, n’étant plus obsédé par le souci de le conquérir, je crois qu’il aurait fait de grandes choses. Mais le temps, l’occasion, la matière, l’action lui ont fait défaut ; et pour le considérer comme un grand politique, on ne peut pourtant pas compter tout ce qui lui a manqué pour le devenir.

Veut-on le juger par son œuvre ? La Révolution, qu’il n’a pas faite tout seul, mais dont il a été un des ouvriers les plus actifs, est loin d’être, elle-même, à l’heure où nous sommes, jugée sans retour. Naguère encore, tandis que des fêtes et des chants séculaires célébraient le centenaire de 1789, des esprits réfléchis et sincères, loin des fanfares, des cantates et des harangues, se demandaient si la France n’a pas payé trop cher cette grande aventure qui, après un court rêve de gloire, lui a valu, dans le monde affranchi par elle, tant de défaites, tant de désastres et tant d’ennemis. « La Révolution a-t-elle, en somme, fondé quelque chose et préparé l’avenir ? On ne le sait pas encore… », disait récemment un grand douteur qui a cependant beaucoup vécu avec les prophètes. S’il ne le sait pas, faisons comme lui : « suspendons notre jugement », et laissons à ceux qui viennent après nous le soin déjuger à leur tour.

Quant à Mirabeau, sa gloire durable, c’est d’avoir proclamé, d’une voix éclatante, tout ce que la Révolution apportait avec elle d’idées vraies et de sentiments généreux ; d’avoir, en dépit de toutes les résistances et au mépris de toutes les menaces, plaidé hardiment les grandes causes dont les vœux de tout un peuple et la philosophie de tout un siècle avaient remis entre ses mains la défense.

Aucun nom ne marque mieux que le sien, dans cette fin de siècle tragique, la limite qui sépare le temps où il a vécu des années effroyables qui l’allaient suivre. Vainement tenterait-on d’enchaîner ensemble ces deux époques et de les river l’une à l’autre. Les choses humaines ont rarement cette unité symétrique et tranchante que nos passions, notre orgueil ou nos intérêts d’un jour leur voudraient donner. « L’histoire date ses justices », a dit Michelet. Jamais, malgré toutes leurs fautes, elle ne confondra les rêveurs courageux, les révoltés éloquents de la Constituante, avec les furieux du 10 Août, les égorgeurs de Septembre et les bourreaux de la Terreur. Jamais elle n’accouplera, dans ses sentences, le nom de Mirabeau avec les noms sinistres de Danton, de Robespierre et de Marat. « L’histoire date ses justices !… »


FIN