Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap XI

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 212-217).

CHAPITRE XI

Pour juger un homme politique, il ne faut pas se laisser étourdir par le bruit qu’il a fait pendant sa vie : il faut chercher ce qui reste de son œuvre après sa mort, et mesurer le vide qu’il laisse après lui dans le monde.

Lorsqu’on sut la vie de Mirabeau en danger, ce fut dans Paris une secousse violente, un terrible saisissement. Le Roi, le peuple, l’Assemblée, les serviteurs découragés de la monarchie, les amis inquiets de la liberté, les promoteurs ardents de la souveraineté populaire, — tous tremblaient de voir disparaître avec lui les espérances confuses que, tour à tour, à travers ses écarts et ses brusques caprices, son fertile génie leur avait fait entrevoir. Chacun pensait à ce qu’il pouvait attendre un jour de cette puissance équivoque ; personne, à ce qu’on en devait redouter. Amis ou ennemis, il semblait que cet homme nécessaire allait manquer à la fois à tout le monde.

Pour comprendre quel était le trouble des esprits, il faut lire, au jour le jour et heure par heure, dans les écrits contemporains, le récit effaré de cette grande surprise. C’était une force nationale qui s’écroulait tout à coup ; le dernier étai d’une société en ruine.

Durant cinq jours, rassemblés pêle-mêle autour de sa demeure dans une angoisse commune, contenus par des barrières, maintenus par une haie de soldats, des citoyens de toutes les classes et de tous les partis se transmettaient, de proche en proche, les nouvelles qui allaient se répandre ensuite dans la ville et dans toute la France.

Là-haut, dans la chambre où Mirabeau allait mourir, les médecins impuissants de cette maladie sans espoir, Cabanis et Petit, penchés sur ce corps robuste qu’ils disputaient vainement à la mort, épiant le réveil de cette nature si jeune encore et de ce tempérament ivre de vie…. Auprès d’eux quelques amis, quelques serviteurs consternés : le comte de Lamarck, Frochot, le jeune de Comps, le fidèle Legrain ;… de temps en temps une députation impitoyable d’électeurs ou de patriotes, — qui venait débiter au chevet de ce lit de douleur des niaiseries solennelles ; — par intervalles, aussi, l’évêque d’Autun, toujours avisé, partout à sa place, et dont les visites complaisantes défendaient le malade contre les importunités pieuses de son curé. Dans l’antichambre, dans l’escalier, à toutes les portes, l’inévitable Sémonville rôdant autour de cette mort….

Dans cette grande attente et au milieu de ses cruelles souffrances, il semble que Mirabeau n’ait cherché qu’à bien mourir. Jusqu’à la fin il demeura maître de lui-même, réglant avec soin ses affaires en désordre, donnant aux amis qui l’entouraient des instructions et des conseils ; — attentif encore à sa renommée, et goûtant jusque dans la mort les dernières douceurs de son éphémère popularité.

Il mourut en philosophe, fidèle à la religion aisée de l’Encyclopédie, au déisme emphatique et commode de sa famille et de son temps. « Tu es un grand médecin, disait-il à Cabanis ; mais il est un médecin plus grand que toi, l’auteur du vent qui renverse tout, de l’eau qui pénètre et féconde tout, du feu qui vivifie ou décompose tout !… »

Jusqu’à la fin, les fumées de la politique hantèrent cette tête puissante, mêlées aux lourdes divagations de l’agonie, et chassées peu à peu par le souffle de la mort. « J’emporte avec moi le deuil de la monarchie ;… maintenant, les factieux vont s’en disputer les lambeaux !… »

Jusqu’à la fin aussi, l’orgueil ingénu de l’orateur et du tribun amenait sur ses lèvres des paroles sonores, échos douloureux de son éloquence d’hier, souvenirs superbes de ses triomphes et de ses ambitions d’autrefois : « Sont-ce déjà les funérailles d’Achille ? » disait-il, en entendant le bruit du canon dans le lointain.… Puis, une heure avant d’expirer, prenant la main de Cabanis, l’imagination toute pleine des grandes morts de l’antiquité : « Mon ami, je mourrai aujourd’hui. Quand on en est là, il ne reste plus qu’une chose à faire, c’est de se parfumer, de se couronner de fleurs et de s’environner de musique, afin d’entrer agréablement dans ce sommeil dont on ne se réveille pas…. » Ne pouvant plus parler, il écrivit un mot : « dormir… ». Ce fut le dernier effort de cette grande intelligence vaincue. Pour que cette mort païenne, un peu théâtrale, mais non sans grandeur, ait été une mort tout à fait impériale et romaine, il n’y a manqué que le mot de Néron : Qualis artifex perco !

C’était un souverain, en effet, qui était enlevé à l’amour et à l’admiration de ses sujets. On le vit bien, à l’épreuve. Sa popularité lui survécut pendant plus d’une semaine ! Comme il semblait impossible que Dieu tout seul eût attenté à des jours si précieux, nul doute que ses ennemis ne l’eussent fait empoisonner. Le peuple désignait les assassins. La justice fut sommée d’agir ; et quarante-quatre médecins, surveillés par l’accusateur public et par sept « délégués de la nation, » procédèrent à l’autopsie. Dans ce corps usé par la fatigue, on ne trouva nulle trace de poison. Les souffrances de sa jeunesse, les passions, les excès, les plaisirs, le travail et les soucis étaient les seuls coupables ou les seuls complices de cet irréparable malheur. Le grand prodigue était mort à force de vivre.

On fit à Mirabeau des funérailles royales. La cour, le clergé, l’Assemblée nationale, les sociétés populaires rivalisèrent de douleur et d’éloges, la Fayette et son état-major escortaient le char funèbre, que suivaient les ministres du Roi. Des décharges de mousqueterie ébranlèrent les voûtes de Saint-Eustache. Cerutti prononça, sur les marches de l’autel, une plate oraison funèbre ; et, sur la motion du duc de la Rochefoucauld, le corps fut porté dans les caveaux de Sainte-Geneviève, consacrés désormais à la sépulture des grands hommes. Deux années après, il devait en être arraché pour faire place au cadavre sanglant de Marat….

Au milieu de tout ce bruit, un trait m’a frappé plus que tout le reste. Mirabeau, peu de jours avant sa mort, avait écrit un discours sur les successions et l’égalité des partages. Dans ses derniers moments, il avait chargé l’évêque d’Autun d’en donner lecture à l’Assemblée. Talleyrand obéit sans enthousiasme, mais avec décence. Le 2 avril, il parut à la tribune, avec ce grand air de recueillement épiscopal et de morgue aristocratique qui ne laissait jamais entrevoir que la première moitié de sa pensée ; et après quelques mots de froide condoléance : « M. de Mirabeau m’a fait demander, dit-il. Je ne m’arrêtai point à l’émotion que plusieurs de ces discours m’ont fait éprouver,… et je vous apporte, comme des débris précieux, les dernières paroles qui ont été arrachées à l’immense proie que la mort vient de saisir…. » — L’immense proie !… Je ne sais rien qui donne une idée plus vaste du personnage, que ces deux mots dits à cette place, à cette heure, dans cette tribune vide de lui, et tombant, avec lenteur, de ces lèvres prudentes.

Que serait devenu Mirabeau s’il eût vécu ? On a dit souvent qu’il aurait été une des premières victimes

de la Terreur…. Je n’en crois rien ; — il n’aurait pas attendu la Terreur… Avec beaucoup de courage, c’était l’homme le plus pratique qui fût au monde. « Si vous faites une loi contre les émigrants, avait-il dit un jour à l’Assemblée, je jure de n’y obéir jamais !… » Il aurait tenu son serment. Je le vois assez clairement sortant de France après le 10 Août, « ne voulant pas se perdre » avec un prince qui n’avait pas su se laisser sauver ; adressant, de Londres ou de Philadelphie, de belles lettres au peuple français, pour lui conseiller la justice et la clémence. — Puis, sans trop d’efforts, je le retrouve quinze ans après, mûri par les événements, désabusé des chimères démocratiques de sa jeunesse, épris de Napoléon comme il l’avait été du grand Frédéric ; dignitaire un peu gênant de l’Empire ; ambassadeur en Russie à la place de Caulaincourt, ou ministre des affaires étrangères après la disgrâce de Talleyrand. L’Empereur n’aurait pas eu besoin de l’anoblir. Tout au plus l’aurait-il fait duc. Il était comte par droit de naissance.