Mirabelle de Pampelune/La Pipe de Teddy Jackson

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 277-314).

LA PIPE
DE TEDDY JACKSON

ENGLISH SOLDIER

I

Un lourd camion plein de marchandises khaki arrive à Rouen par la route du Nord. Il arrive avec un fracas de tonnerre qui ébranle chaussée et maisons dans le petit village de Boisguillaume, sur le plateau qui domine la ville. Voici qu’apparaît la vallée avec l’océan de ses toits d’ardoises d’où émergent les clochers d’églises, les tours délicates, la flèche effilée de la cathédrale, le donjon à poivrière où Jeanne d’Arc fut captive et les cheminées d’usines, où les écheveaux de fumée s’effiloquent. Au fond, en courbe élégante, la Seine sinue et scintille ; elle coule entre les pylônes géométriques du pont transbordeur, qui figurent, sur chacune des rives, une manière de petite tour Eiffel, et elle va se perdre, indolente, vers les collines de l’ouest, noyées d’une vapeur bleue.

Coing ! Coing ! la géante automobile descend maintenant à toute allure la route qui tombe de la colline verdoyante au cœur de Rouen. Coing ! Coing ! Elle s’engage rue de la République. Place ! Piétons et véhicules s’écartent, affolés. Very well. Voici l’hôtel de ville au péristyle grec et froid, qui fait angle droit avec le long vaisseau gothique de l’aérienne basilique de Saint-Ouen. Le camion tourne. Ses roues monstrueuses broient les larges pavés de grès de la rue Thiers. Enfin voici la rue Jeanne-d’Arc, une maison de briques à l’aliment : The Royal Army Office. — Stop !

Deux vantaux s’ouvrent à l’arrière du camion. Un à un, vingt-quatre soldais khakis, armés de vingt-quatre pipes, sautent sur la chaussée. Ils ont le teint cuit, les yeux bleus, le poil doré. Voilà dix-huit mois qu’ils tiennent, sur l’Yser. Ils ont connu tour à tour et souvent simultanément les balles, les obus, les marmites, les gaz asphyxiants, suffocants, putrides, et jusqu’aux liquides enflammés. L’un d’eux, le « corporal » Teddy Jackson, a dans le temporal gauche une dépression où logerait son pouce. Mais vous ne la voyez pas sous l’ample visière de sa grave casquette. Corporal Teddy Jackson, des King’s Royal Rifles, revient avec ses compagnons d’un pays où chaque nuit l’on couchait dans la boue ; mais le drap de leur uniforme, les ors de leurs boutons, les cuirs de leurs ceintures aux fontes multiples, ont la fraîcheur d’un équipement de fantaisie comme on en voit aux vitrines de Piccadilly. Corporal Teddy Jackson mesure 1 m. 78 de hauteur. Il a le visage maigre, et de puissants maxillaires sur lesquels joue une peau rasée couleur de brique. Il pénètre dans les bureaux militaires le buste droit, le pas lent, l’allure sereine. Corporal Teddy Jackson est peut-être, pensez-vous, un riche propriétaire du Yorkshire ? Non, monsieur ; avant de s’engager en 1914 dans les King’s Royal Rifles, il était à Londres, à Brighton Hôtel, pour la vaisselle. Well.

II

Aujourd’hui le voici pour un repos de quarante jours, à Rouen, ville d’amitié anglaise, située entre le Havre et Paris. Il campera cette nuit au champ de courses, trois kilomètres plus loin que le faubourg, au sud de la ville. En attendant, ses formalités terminées, il lui reste quatre heures de loisir. Ce n’est pas trop. C’est assez. Il entreprend l’arpentage solennel des rues. Seul ? Certainement, monsieur : quel besoin aurait-il de s’encombrer de compagnons auxquels il n’a rien à dire ?

Corporal Teddy Jackson descend la rue de la République où l’on voit, aux devantures, des couronnes de mariées fleurissant un coussin de velours rouge, sous un globe de verre. Ce spectacle retient Teddy de longues minutes, comme aussi l’étalage des coutelleries, celui des cartes postales, celui des bijoux. Son œil, qui ne s’est jamais étonné, contemple les couronnes de fleur d’oranger et les couteaux de poche, comme il regardait hier, du créneau, la plaine rousse de l’Yser, la tour démantelée de l’église d’Ypres et la trajectoire sifflante des marmites. Yes.

Quant aux dames et demoiselles qui passent, Teddy Jackson est trop correct pour les dévisager. Mais croyez bien qu’il ne s’en désintéresse pas. Un cœur tendre bat dans sa poitrine. À Brighton Hôtel, il fut engagé trois fois à des femmes de chambre qui ne lui restèrent pas fidèles. Ce furent d’ailleurs les seules occasions où, pour sa consolation, il fit du gin une connaissance totale, complète et regrettable. Aujourd’hui son cœur est libre et la vue des jolies Françaises l’émeut. Il en est conscient et fait d’un mot son analyse psychologique : Patriotism !

Voici les quais de Rouen avec les grands steamers aux mâtures légères, aux cheminées géantes, dont la coque puissante s’élève doucement au-dessus des eaux, à mesure qu’on vide leurs entrailles des barriques de vin, ou des balles de pâte à papier. On y sent le goudron et le cigare. Des tramways s’entrecroisent sur la chaussée ; le trottoir borde de hautes maisons moroses, noircies par les fumées. Corporal Teddy Jackson se sent le gosier sec. Un estaminet, où sont rangés le long des tables les bustes khaki, les visages rasés, les casquettes à l’air neuf de ses camarades, l’attire. Le voilà maintenant assis devant un demi, blond et mousseux, où il trempe ses lèvres. Moment unique, moment divin pour un soldat anglais qui peut alors s’en aller, en toute liberté, au pays des rêves. Teddy se détend. Il inventorie ses richesses mobilières. Sur la table s’aligne bientôt ce qu’il possède, à savoir une montre fine et plate d’acier bruni, un solide couteau nickelé avec tourne-vis et tire-bouchon ; une charmante petite balle allemande, bijou d’argent délicat et pointu, celle qui s’était insérée dans son front, là où vous voyez, sous la visière de sa casquette, une dépression à loger le pouce, et enfin cette honorable pipe, véritable sweetheart de Teddy, sa plus chère amie, payée trois pence à Saint-Omer le jour du départ et qui n’a pas quitté ses lèvres depuis dix-huit mois. Elle est de terre brune et, souvenir insigne, portait naguère un petit ornement caudal que l’autre jour, entre Zillebeke et Ypres, une balle boche lui enleva net, sans que les dents de Teddy incrustées au tuyau lâchassent prise. Une cicatrice demeure. Ceci vous explique les soins que met corporal Jackson à bourrer cet objet précieux. D’abord une pincée de tabac blond qui sent le thé, les parfums d’Orient, est longuement triturée dans la paume de la main, jusqu’à devenir tiède et réduite ; puis on enfourne le petit cône odorant dans l’orifice noirci de la pipe ; l’allumage est lent, patient, savant. Une mince fumée bleue monte. Corporal Teddy Jackson, le poing près de son bock, regarde droit devant lui, impassible.

Véritablement, la jeune caissière qui reçoit la monnaie entre un vase de fleurs et un bocal de poissons rouges est la plus jolie fille de France, à ce que pense Teddy. Elle est brune ; sa bouche a un sourire ineffable ; que de gaîté dans ses yeux ! C’est trop de beauté pour corporal Jackson. Il y a dans ce petit réduit soixante pipes anglaises qui fument en silence. La délicieuse caissière apparaît dans un nuage bleu. Vous croyez que Teddy ne pense à rien. Détrompez-vous, monsieur. Il pense à la caissière qu’il a résolu d’épouser légitimement afin de l’amener, après la paix, en Angleterre où elle fera l’envie de tous les gentlemen. Mais sa terrible mâchoire demeure immobile et son œil glacial suit à travers la vitre l’entrecroisement des cars électriques sur la chaussée du quai.

Cependant mademoiselle la caissière n’a pas reçu depuis un an à son comptoir la monnaie de tous les corps de l’armée anglaise, depuis la Scottish Guard jusqu’aux Royal Wales Fusilers, en passant par les King’s Royal Rifles, sans être légèrement blasée sur ces régiments couleur de café au lait qui ont défilé devant elle. De là, ce détachement, cette indifférence qui la rendent plus belle. Soudain, Teddy tressaille : elle parle anglais ! Quelle distance franchie ! Quel rapprochement !

Ce qui s’ensuit, vous l’avez deviné avant que je ne vous le dise : en payant son bock, corporal Teddy interroge délicatement la caissière. Sort-elle parfois le soir ? Peut-on la voir chez ses parents ? Le véritable amour est ainsi. Le véritable amour méprise les atermoiements. Il force aussi les choses de s’arranger. Ainsi mademoiselle Augustine est justement libre ce soir. Ses yeux malicieux de Française avisée ont plongé dans les yeux sans détour de Teddy. Ils y ont vu son âme d’enfant. Ame puérile, force d’hercule. Protection, faiblesse : n’est-ce pas tout ce que cherche la Française dans l’amour ? Mais la prudente Rouennaise, réfléchie et calculatrice, aiguille avec sagesse l’aventure.

— Vous arrivez, vous ne connaissez rien ici : je vous emmène tout à l’heure dîner chez mes parents.

— Well, dit Teddy.

Huit heures ; les voici dehors, côte à côte. Teddy va de son pas automatique. Mademoiselle Augustine trottine à l’allure charmante et menue que règle son talon trop haut. Dans la rue quelques Français se sont égarés parmi les représentants de la British Army. Les Scottish Guards, avec leurs jambes nues et leur petit jupon, ont le regard sentimental et rêveur sous le bonnet écossais mis de travers. Les officiers vont deux par deux, en silence. Des groupes de sept à huit fusilers se rendent, au pas, au camp lointain. Des camions chargés de troupes, où les casquettes anglaises s’alignent en brochettes, face à face, ébranlent la chaussée. Mais dans l’air pas un mot ne passe. Corporal Teddy Jackson n’a pas desserré les lèvres. Mademoiselle Augustine, elle, aurait mille choses à dire et sa langue la démange.

Ne croyez pas que les parents de la petite caissière soient millionnaires. Non. Ils habitent au quatrième, rue aux Ours, deux chambres sur la cour où l’on sent l’oignon frit et la soupe aux haricots. Le papa travaille sur le port, la maman fait de la confection ; les grands frères sont occupés quelque part en Argonne ou en Champagne. Mais c’est une maison à la fois laborieuse et aisée d’ouvriers français où l’on a de quoi pour le lendemain. Vous pensez peut-être que ces braves parents vont pousser les hauts cris en voyant leur Augustine ramener pour le dîner un soldat anglais d’un mètre soixante-dix-huit. Eh bien, non. Ils ne s’étonnent nullement. Le patriotisme explique beaucoup de choses, et il est doux de fraterniser, entre grands peuples dignes l’un de l’autre. Voilà ce que ressentent les parents d’Augustine, en mettant sur la table une assiette de plus. Après tout, ce n’est peut-être pas la première fois.

Ce que je ne vous expliquerai pas, c’est l’état d’âme de corporal Jackson transporté soudain du désert de l’Yser en cette petite cuisine française, parfumée aux relents de mets exquis et nationaux, aux côtés de la plus jolie fille de France, et sous les yeux attendris de deux vieux ouvriers normands, béants d’admiration et d’enthousiasme.

Nous ne sommes pas ici dans le grand monde. La connaissance est vite faite. D’ailleurs Teddy, pour en avoir souffert, a l’expérience des jeunes filles. Il sait bien que celle-là est de l’étoffe dont on fait sa femme légitime. Vous me comprenez, monsieur. Le mariage ou rien. Well. Après la soupe, il pose sa large patte sur la petite main d’écrivain de la caissière.

— Je vous aime, mademoiselle.

Minute adorable. Don d’un cœur limpide. Confiance absolue. Amour et plus qu’amour : mystère ethnographique, je veux dire union de deux races qui ne se sont si longuement combattues que pour mieux s’aimer. C’est la France, avec son charme et son élégance, qui grise Teddy en cet instant. Et c’est à l’étrange, forte et cordiale Angleterre, qu’Augustine sourit en regardant Teddy. Page d’histoire écrite par les humbles. Choses de petites gens qui composent la destinée des peuples.

— Monsieur l’Anglais, dit la maman émue, voulez-vous encore de la soupe aux haricots ?

— Mon cœur est libre, reprend Augustine, mais je ne vous connais pas assez pour vous répondre. »

Je suppose que vous avez déjà très bien déterminé le caractère d’Augustine et sa prudente réserve. Mais ne la jugez pas trop sur ses précautions de petite Normande avisée. Son cœur est enthousiaste ; il est beaucoup plus chaviré qu’on ne le croit pendant que Teddy Jackson, glissant aux confidences, raconte abondamment sa triste vie d’orphelin. Il parle, il va, il va. La caissière, les yeux mouillés, fait un grand effort pour ne rien perdre du récit, car elle entend difficilement le langage ami.

— Qu’est-ce qu’il te dit comme cela ? demande la mère.

Par bribes, mademoiselle Augustine explique.

— Eh bien, voilà : il n’a pas connu son père, et sa mère l’abandonnait quand il n’avait pas trois ans. C’est un pauvre charron qui l’a recueilli. À douze ans, il a crié des journaux dans les rues ; à treize, il était chasseur dans un café. À seize ans, il déménageait à son compte, tant il était déjà solide, les ouvriers de son quartier. Il a été boxeur dans un petit théâtre. Il a gagné des prix en nageant dans la Tamise. Quand la guerre est venue, il se trouvait sans emploi et lavait la vaisselle dans un grand hôtel. Il s’est engagé, a reçu près d’Ypres une balle dans la tête, ce qui lui a valu d’être nommé caporal.

La maman hoche la tête. Certes, l’humble aveu de tant de misères ne respire que la sincérité. Ce monsieur l’Anglais ne se vante assurément pas. Seulement, pour un prétendant à la main d’Augustine, la carrière n’est guère brillante. Le papa, lui, ne s’effraye pas. Au contraire. Nous ne sommes pas ici chez de riches bourgeois, monsieur. Teddy possède un capital qui ne compterait pas pour vous, mais qui influence la décision de ce père de famille plébéien. Ce sont ses bras, sa stature magnifique, sa belle aptitude au travail. D’ailleurs on verra. Teddy reviendra. La guerre n’est pas finie.

Cependant voici que l’heure s’avance. Il faut se rendre au camp lointain. Amoureusement, corporal Jackson contemple Augustine.

C’est le paradis dont le voile se soulève pour ce stoïque paria. Quel gage d’amour lui laisserait-il bien ? Et sans hésiter il arrache à ses lèvres sa compagne de combat, la petite pipe de terre qui ne l’a pas quitté lors des assauts à la baïonnette, qui dormait entre ses dents, lors des nuits passées à la belle étoile sur l’argile détrempée de l’Yser, sa pipe blessée d’une balle comme un soldat véritable, et il l’offre à Augustine.

— Souvenir ! dit-il.

III

Dimanche, Permission de minuit. Belle soirée à remplir. Cinéma.

C’est dans le coin le plus archaïque et du plus pur caractère que possède Rouen. La Grosse-Horloge arrondit au-dessus de la rue sa voûte sculptée de moutons et de personnages. L’ancien hôtel de ville pré-révolutionnaire fait de ses deux façades noircies le coin d’une rue par laquelle on aperçoit les dentelles gothiques du Palais de justice. Et voici à l’autre extrémité de la voie sinueuse, bordée de pignons normands, un morceau d’une cathédrale de rêve, clochetons et pinacles ajourés, que les lumières de la nuit font bleuâtre et légère.

Ici une devanture de music-hall crûment éclairée en jaune par de gros œufs électriques. De gigantesques tableaux sont dressés sur chevalets aux abords de la caisse. Voici Mourir pour la patrie, le Fantôme du Bonheur. Femmes évanouies, avions en feu. Scènes de tranchées. Puis le côté comique : Coco va dans le monde. Cinéma ! Cinéma ! Fallait-il que les managers de la joie humaine arrivassent au xxe siècle pour s’apercevoir qu’aucun jeu de l’esprit ne divertira jamais l’homme autant que l’image !

Une petite pluie fine et fraîche, la petite pluie rouennaise, saupoudre les visages, englue le pavé. Une longue file de soldats anglais fait queue à la caisse pour les billets. Teddy prend son tour. Gravement le voici maintenant dans la salle obscure. Sur l’écran passent les films drolatiques : coups, gifles, automobile emballée crevant les devantures, entrant dans les boutiques : piles de marchandises s’effondrant, fracas de tonnerre, victimes coupées en morceaux qui se recollent. Dans les ténèbres de la salle éclate un rire sonore et puissant, le rire de tous ces soldats anglais que la rue, tout le jour, a vus graves et sévères et qui, devant ces tableaux burlesques, se réjouissent bruyamment dans une gaîté qui touche au délire.

Entr’acte. Illumination de la salle blanche. Teddy s’aperçoit qu’il a pour voisines deux ravissantes petites ouvrières, toutes jeunettes encore, aux joues rondes, au cou blanc, aux fossettes délicates : grâces toutes nouvelles pour le corporal. Elles croquent des pastilles de menthe.

— En voulez-vous, monsieur l’Anglais ?

Le joli geste ! Que d’amitié ! Que de confiance ! Teddy prend des pastilles. Une révolution se fait dans son trop sensible cœur. Sa peau rasée, couleur de brique, se plisse rudement sur ses mâchoires géantes : c’est un doux sourire qu’il adresse à sa voisine. Mais le spectacle recommence. Voici le parc d’un château où deux fiancés amoureux se promènent au clair de lune. Un drame les sépare. Ils doivent s’arracher aux bras l’un de l’autre. Pleurs. Désespoir. Baisers déchirants. Une larme tombe sur la tunique fauve de Teddy. Il se voit dans un parc semblable aux bras de sa jolie voisine. Bien plus, il se voit à Londres le mari de cette gracieuse personne. Ils ont une chambre élégante garnie de légers meubles laqués. Teddy a trouvé un emploi lucratif et il offre de riches toilettes à sa jeune épouse. Je crois même qu’ils ont un amour de petit enfant.

Je sais bien que vous pensez à Augustine et aux braves gens de la rue aux Ours. Eh bien, Teddy n’y pense nullement à ce moment-là. Peut-être que vous allez le juger très sévèrement. Vous ferez bien. Cependant je réclame pour mon héros des circonstances atténuantes souveraines. Songez qu’il vient de passer dix mois dans l’enfer, en tête à tête avec la mort ; qu’il a vu ses frères tomber l’un après l’autre ; que ses yeux ont supporté des visions de carnage,

que lui-même a tué sans relâche, et 

qu’en se couchant le soir sur la terre nue, il sentait que cette terre menaçait de l’engloutir demain pour toujours. Puis qu’aujourd’hui, soudainement, la vie avec tous ses charmes lui apparaît ; qu’il entrevoit ce qu’un cœur anglais ne peut concevoir sans émoi : l’amour. Songez que Teddy n’a jamais connu le bonheur, qu’il est donc malhabile à établir les bases du sien, qu’il en est avide, qu’il croit le saisir partout ; qu’enfin il est ébloui devant la clarté de la vie, comme un homme qui sortirait du tombeau.

On quitte ensemble le Cinéma. Les jeunes filles habitent les hauts quartiers de la ville. Teddy offre son bras à la plus jolie. Ne me demandez pas comment vont converser, durant le trajet, ces deux êtres qui ne parlent pas la même langue. J’en ai vu beaucoup dans ce cas qui se comprenaient parfaitement, et ce me fut toujours un mystère. Les rues sont désertes. Une lueur électrique violette tombe des lampadaires. On n’entend que le pas des promeneurs frappant le pavé gras. Voici les ruelles étroites des quartiers populaires où des chats blancs, d’une allure dansante, fuient le long du ruisseau. La jeune ouvrière fait épeler son nom à Teddy. Ingénument on les entend s’appliquer : mademoiselle Mé-de-leine, monsieur Té-dé. C’est pour chacun des deux une musique délicieuse ; leur rire s’égrène doucement. Enfin voici la maison des deux sœurs. Ce n’est pas un palais, mais qu’importe à Teddy ! Demain il viendra voir les parents. L’arrangement vient d’être pris, je ne sais comment, au moyen d’un langage magique. Maintenant il faut se quitter, et vous êtes témoin, monsieur, que les choses se passent aussi cérémonieusement que dans le monde. Corporal Teddy Jackson garde, pour la suprême poignée de main, toute la correction anglaise. Cependant c’est triste de se séparer ainsi sans le moindre témoignage qui fixe dans la mémoire une si divine soirée. Soudain Teddy fouille sa poche. Il y trouve la petite balle pointue que lui a laissée dans le front cette cicatrice béante, marque de ceux qui regardèrent la mort en face. Teddy y tenait beaucoup à cette balle. Mais la petite Française est si jolie, et la mystérieuse alliance des nations, si douce ! Il tend donc à Madeleine la balle allemande dont un geste de son doigt au front explique l’histoire.

— Souvenir ! dit-il.

IV

C’est le lendemain au réveil que Teddy Jackson entrevoit l’inextricable difficulté de sa situation. Il se rappelle à la fois Augustine et Madeleine. Voilà un homme bourrelé, et qui maudit l’amour. Où la faiblesse de cœur peut-elle entraîner ! Mieux vaut ne jamais prendre femme que de s’exposer, en choisissant, à de tels oublis. Pauvre Augustine ! Pauvre Madeleine ! Décidément Teddy veut rester vieux garçon.

Ses corvées finies, au camp, il remonte lentement vers la ville. Inutile de vous dire que rien n’est changé dans son allure. Ce géant que le remords agite, s’en va du même pas mesuré dont il arpentait les rues, hier soir, au clair de lune électrique. Devant lui, par delà le fleuve chargé de bateaux, s’étendent comme un rideau les maisons monotones des quais, puis, au-dessus, ce sont les silhouettes aiguës des clochers d’églises, des clochetons, des tours, et la gigantesque aiguille de fonte vert-de-grisée : la flèche de la cathédrale. De longues théories d’Anglais s’engagent sur le pont. Leurs casquettes ressemblent de loin à de larges pastilles jaunes.

Depuis un instant, le caporal Teddy Jackson s’intéresse malgré lui à une personne encore jeune et belle, au petit chapeau élégant, qui accomplit précisément le même trajet que lui. Il la voit de biais, de coin, de ce regard anglais qui ne semble pas regarder et cependant discerne tout. Elle a de beaux sourcils noirs, bien arqués, et le menton rond, à la française. Mais ce qui attire l’attention de Teddy, c’est qu’elle porte souvent son mouchoir à ses yeux avec un air désolé qui attendrirait un roc. Ensemble ils entrent dans cette rue de la République, chère à la British Army, qui commence aux bords de la Seine, et dont le front se couronne de verdure là-haut, quand, dans sa montée rectiligne, elle a gravi toute la ville. La vitrine d’un marchand de cartes postales retient Teddy. Elle retient également la jeune fille désolée. Là, Teddy ose lever les yeux sur elle. La jeune fille ose tourner vers lui son regard mouillé de pleurs.

— Je suis fâché que vous pleuriez, ne peut retenir Teddy.

Miracle ! il a dit cela en anglais, et elle a compris. Et voilà qu’un flot de confidences s’échappe de ses lèvres, dans un mélange inimitable de sa langue maternelle et de celle de Teddy. Teddy connaît-il Joe Miller de la Scottish Guard ? Non ? réellement ? C’est un criminel. Après avoir promis le mariage à la jeune fille désolée, mariage dont le gage léger était une ravissante petite bague d’aluminium qu’elle porte encore au doigt, il lui a faussé compagnie pour s’engager à une personne de rien, habitant rue de la Rose. Ici les yeux de l’inconnue laissent couler un torrent de larmes. Comme elle l’aimait, cet ingrat de Joe Miller ! Ils chantaient ensemble Tipperary et elle s’était fait un corsage écossais pour lui ressembler davantage. C’est afin de lui plaire qu’elle avait appris l’anglais. Tout cela pour qu’il la trahît aujourd’hui avec une personne de la rue de la Rose !

— Joe Miller est un misérable, déclare sévèrement Teddy.

Vous trouvez peut-être que corporal Jackson, dans l’occasion, manque un peu d’indulgence. Je le trouve aussi. Mais vous reconnaîtrez avec moi qu’en cela il est humain, et que la faute d’autrui nous paraît toujours étrangement plus noire que la nôtre. D’ailleurs son cœur trop sensible ne lui permet pas de supporter le chagrin d’une femme.

— Promenade ensemble ? propose-t-il, en guise de consolation.

Tout le monde sait qu’une promenade n’engage à rien, même pas une personne désolée. Celle qui nous occupe accepte donc volontiers la diversion. Teddy Jackson la reconduira jusque chez elle. Il ne sera question en route, comme il convient, que de la perfidie de Joe Miller. Mais mademoiselle Louise — ainsi se nomme la jeune fille trahie — trouve un charme singulier à entendre le caporal lui répéter sans cesse :

— Je suis fâché que vous ayez du chagrin.

Cette rue où ils arrivent est la rue Poisson. Elle grimpe vers le boulevard. Mademoiselle Louise y habite ; son père y exerce le métier de cordonnier.

— Déjà, soupire-t-elle en apercevant le logis paternel. Quelle heure est-il donc ?

Teddy tire sa montre d’acier bruni : les dernières lueurs du crépuscule lui permettent d’y lire sept heures et demie.

— Vous avez une jolie montre, dit mademoiselle Louise.

— C’est qu’elle vient d’Angleterre, dit corporal Teddy.

— En Angleterre on fait de belles montres, avoue mademoiselle Louise.

Teddy balance une minute avant l’acte décisif dont l’idée vient de l’effleurer. Cette montre lui rend d’éminents services. Un soldat anglais doit toujours savoir l’heure. Mais il est doux pour un cœur sensible de voir le sourire de la joie revenir aux lèvres d’une jeune fille désolée. Autre chose est de donner sa montre à un inconnu, autre chose de l’offrir à une personne charmante que rien n’empêche de devenir un jour votre femme, de telle sorte que, si par hypothèse le mariage s’accomplit, le donateur devra retrouver sa montre comme premier meuble de la communauté.

— Ah ! fait avec effort mademoiselle Louise, disons-nous adieu, car demain vous m’oublierez et je ne vous reverrai plus.

— Jamais je ne vous oublierai, jupe solennellement Teddy. Je reviendrai demain vous voir chez vos parents, car je vous aime.

En même temps, de l’air d’un homme qui prouve irréfutablement ce qu’il avance, corporal Jackson prend sa montre et la dépose tendrement dans la main de mademoiselle Louise.

— Souvenir ! dit-il.

V

Voulez-vous savoir comment campe un soldat anglais ? Il a pour abri une belle tente conique dont les toiles sont solidement attachées à la terre ; un confortable plancher circulaire y recouvre le sol. Quand vient le soir, sept par sept, les soldats vont au magasin chercher leur paquetage composé de deux couvertures de laine, et ils reviennent s’étendre pour dormir. De sorte que la nuit, le mât central de la tente fait comme l’axe d’une étoile dont chaque rayon serait un homme. C’est ainsi que dort Teddy Jackson.

Le dimanche, par permission du commandant de base, la foule rouennaise envahit le camp. Débordante fraternité. Échange de cigarettes. Rumeur sourde et enthousiaste. Rires d’enfants. Pleurs de nourrissons que leurs mères ont amenés. Bruits populaires. Intimité d’un peuple reçu chez une armée alliée qu’il héberge.

Corporal Teddy Jackson, debout à l’entrée de sa tente, fume avec regret une pipe de bruyère achetée rue Grand-Pont. La saveur en est acre et amère. Il se souvient d’une autre pipe qui lui avait coûté six sous à Saint-Omer et qui portait une blessure glorieuse. Glorieuse pour Teddy, s’entend. Cette pipe était subtile et parfumée. Elle contenait d’ineffables consolations. Puis elle avait été le témoin de grandes choses. La nouvelle venue n’a pas d’histoire. Il faut qu’une pipe ait une histoire. Faute de quoi, elle ne raconte rien au maître qui la fume. Corporal Teddy n’a plus de rêves. Il n’ose plus en faire. La vie est morne.

— Monsieur l’Anglais ! C’est permis de voir comment votre tente est faite à l’intérieur ?

C’est une douce voix de jeune fille qui a parlé ainsi. Par naturelle politesse, par courtoisie, spontanément, sous l’influence de cette voix adorable qui l’émeut, corporal Jackson, qui n’a rien compris, propose :

— Visiter le camp, mademoiselle ?

— Visiter le camp, yes ! accepte l’inconnue en rougissant.

Les voilà partis, sinuant entre les tentes, s’engageant dans les rues multiples que dessinent leurs alignements, pénétrant dans les cuisines, les réfectoires, les laveries, les sécheries, les salles d’ablution, les salles de bains, les salles de musique, les salles de cinéma. La gaîté de la jeune Rouennaise réjouit Teddy. C’est un vivant éclat de rire. Sa fierté de posséder pour la guider dans le dédale un chevalier anglais, au vu et au su de ses concitoyens qui, eux, se débrouillent tout seuls, augmente encore sa joie. Elle et Teddy s’entendent par signes. Ainsi elle lui a fait comprendre en pianotant sur une boîte de conserves, qu’elle était dactylographe, et lui, par des gestes coupants, grâce auxquels il se retranchait de toute famille, de tout lien, qu’il était seul au monde. Il a demandé son nom. Elle a dit Jeanne. Il a répondu religieusement :

— Comme Jeanne d’Arc.

Le brouhaha, le tournoiement de la foule autour d’eux, le soleil qui ruisselle sur le camp, le panorama gigantesque qui s’étend au loin jusqu’à ces collines bleues marquant là-bas le cours de la Seine, les grise un peu. Comme ce rire frais, sonore, continuel, rire d’enfant heureuse, rire tendre et sentimental de Française étonne Teddy ! Jamais il n’a entendu pareil rire à Londres. Il le provoque, il l’entretient. Il pense qu’il serait agréable, après la paix, d’avoir pour la vie une pareille compagne qu’il retrouverait le soir après sa journée de travail, et qui l’enivrerait de ce rire doux et perlé. Cependant le jour baisse. La foule se retire lentement : le camp se vide, les pèlerins reprennent la route de la ville. La petite dactylographe va partir. Moment déchirant de la séparation ! Se reverra-t-on jamais ?

— Je suis fâché que vous partiez, dit Teddy avec un soupir que comprend mademoiselle Jeanne.

Elle reprend :

— Je reviendrai dimanche prochain.

Aléatoire promesse ! Éventuel rendez-vous ! Combien fragile est le lien qui vient de se nouer entre leurs cœurs ! Ne faudrait il pas un signe tangible qui montrât la solidité de leur sympathie, et qui fût le gage de sa constance ? Hélas ! Teddy tâte en vain sa tunique. Ses poches sont vides. Il ne possède plus rien, rien qui ait été une partie de sa vie, aucun objet témoin de ses exploits, rien que le magnifique et solide couteau de l’armée anglaise qui ouvre les boîtes de beurre du Canada, débouche les litres de vin de France, scie le bois, coupe le fer. Ce n’est peut-être pas le plus idéal cadeau qu’on puisse faire à une jeune fille, mais le plus bel Anglais du monde ne peut offrir que ce qu’il a. Et Teddy Jackson, timidement, tend à la jolie dactylographe son gros couteau d’ordonnance aux multiples usages.

— Souvenir ! dit-il.

VI

Alors commence pour corporal Teddy Jackson l’ère d’un sombre désespoir. Voilà un homme qui ne sait plus l’heure. Pour couper son pain il doit emprunter le couteau d’un de ses hommes, sans parler des vis à tourner, des boîtes à ouvrir, des bouteilles à déboucher. Quand on l’interroge sur la cicatrice de son front, s’il raconte sa blessure, il ne peut plus exhiber la moindre pièce à conviction. Mais, vous serez peut-être surpris, monsieur ; le pire pour Teddy, c’est de n’avoir plus sa pipe de l’Yser, celle qu’il avait payée six sous à Saint-Omer et encore parce qu’on l’avait exploité. Car de vous à moi, monsieur, on sait bien qu’elle n’en valait que deux. Cette pipe, je vous l’ai dit, était sa plus chère amie.

Quand il l’avait aux lèvres, il ne se sentait plus seul au monde ; cela venait des durs moments qu’ils avaient passés ensemble. Au surplus, elle avait pris là-bas, dans les tranchées, un goût qui n’appartenait qu’à elle. Or, une balle, il pouvait en recevoir une autre. Une montre, un couteau, en faisant des économies pendant une quinzaine, il lui était loisible de s’en offrir sur sa solde de sept shillings la semaine. Mais ce qu’il ne retrouverait plus jamais, c’était sa compagne de l’Yser, sa pipe de terre brune, blessée d’une balle, dans la tranchée belge, qui distillait le tabac anglais comme un alambic.

À ces tourments, joignez ceux que lui cause le souvenir des quatre jeunes filles qu’il a commis l’imprudence de choisir successivement pour femmes : Augustine, Madeleine, Louise, Jeanne, toutes également charmantes et qui l’attendent en vain depuis tant de jours. Quatre fois criminel, Teddy se sent accablé sous le poids de ses trahisons.

Cependant les jours passent. Corporal Jackson conduit ses hommes à l’exercice, boit son thé, prend son bain et fume la mauvaise pipe achetée rue Grand-Pont. Le temps est un merveilleux classeur pour les souvenirs. Il les range chacun à sa place, par ordre de valeur. Savez-vous de quoi Teddy s’aperçoit un beau matin ? Eh bien, il constate clairement que Jeanne, Louise, Madeleine s’évanouissent progressivement dans son esprit. Oui, le rire de la dactylographe, les pleurs de la jeune fille désolée, les fossettes de la petite ouvrière ne sont plus en lui que de vagues visions. Mais quand il se remémore Augustine si sérieuse et si prudente, assise à la table de ses parents, dans l’atmosphère de la soupière fumante, et disant avec son joli accent français : « Mon cœur est libre », celui du malheureux Teddy croit recevoir un coup de baïonnette. C’est là qu’hélas était le bonheur ! D’ailleurs, de tous les souvenirs qu’il a tour à tour offerts aux jeunes Françaises élues, il n’y en avait qu’un qui fût un véritable gage d’amour. C’était ce qu’il possédait de plus précieux, et de plus cher. C’était le présent qu’il avait fait à Augustine. C’était sa pipe de l’Yser.

Si nous étions au temps des légendes, monsieur, je vous conterais, pour tout expliquer, que cette pipe était fée. Et cela vous rendrait intelligible la fin de mon histoire. Mais je ne me permettrais pas de vous dire des balivernes. Cependant, sachez ceci : la pipe de Teddy, mademoiselle Augustine l’avait soigneusement ramassée dans un tiroir de sa commode entre ses voilettes et ses mouchoirs. Et de là, cette pipe merveilleuse appelait Teddy et lui parlait sans cesse, bien qu’il fût à quatre milles de là, couché sur le plancher d’une tente, ou à boire du thé, à la table d’un réfectoire. Et la pipe disait : « Revenez, Teddy ; vous voyez bien que vous n’aimez qu’Augustine, que vous ne pensez qu’à elle, et que c’est elle seule que vous regrettez. Véritablement vous n’avez trahi qu’Augustine. Elle-même vous aime, Teddy ; je l’entends pleurer tous les soirs quand elle s’endort dans son petit lit de jeune fille, auprès de la commode où elle m’a déposée. Revenez, Teddy, et vous me retrouverez en retrouvant Augustine. »

Ainsi parlait la pipe, blessée d’une balle boche entre Zillebeke et Ypres. Et corporal Teddy Jackson, impassible, écoutait cette voix menue qui susurrait à son oreille. Il l’écoutait si bien qu’un beau soir, après le thé, il s’achemina vers la ville. Je ne vous étonnerai pas, monsieur, en vous disant qu’il se rendit tout droit rue aux Ours.

Le papa et la maman d’Augustine étaient là, et avec de grands saints, lui serrèrent chaleureusement les mains. C’était la seule conversation possible, car Augustine n’était pas encore de retour. La maman mit une assiette de plus sur la table en se réjouissant, parce que c’était le jour du pot-au-feu. Elle fit asseoir Teddy, et elle découvrit le pot. Des parfums délectables se répandirent. À ce moment Augustine rentrait. Elle vit Teddy et poussa un cri de joie. Après quoi elle versa d’abondantes larmes. Il lui dit qu’il n’avait pu revenir plus tôt, mais que, si elle le voulait bien, ils se marieraient après la guerre, ce qui fut une chose entendue. Puis ils mangèrent la soupe. Et après le repas, Teddy demanda sa pipe de Saint-Omer qu’il fuma en silence.

Ici se termine l’histoire, monsieur. Je forme avec vous de grands vœux pour qu’après la Victoire, corporal Teddy Jackson revienne sain et sauf afin de faire le bonheur d’Augustine. Hurrah pour la France et vive l’Angleterre !