Mirabelle de Pampelune/Nénette au front

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 195-276).

NÉNETTE AU FRONT

À la mémoire
du Sous-Lieutenant Daniel Hennequin.

I

Lorsqu’on l’avait offerte à la cantinière du … régiment d’infanterie coloniale, comme un fox de race pure, elle portait déjà ce nom féminin de Nénette ; Mirza, Diane ou Folette n’eussent pas convenu à son genre. Elle s’appelait Nénette comme une petite fille et le parrain qui la nomma montra de la subtilité. Sur ses antécédents ne me demandez pas autre chose. Je ne puis dire que ce que je sais, et je sais ceci : cette petite créature qui mesurait environ cinquante centimètres de longueur a été, des semaines durant, un morceau de l’armée française. Les yeux de Nénette ont vu l’épopée. Et son âme étrangement militaire a recueilli, impavide parmi le fracas de l’enfer, des spectacles qu’elle jugeait à sa façon. Ce sont les impressions de cette petite chose mystérieuse que, modeste historiographe, je me contenterai de noter, contribuant ainsi, pour une proportion infinitésimale, mais avec une sincérité absolue, à l’histoire de la plus grande guerre du monde.

II

Toute blanche, Nénette avait une tache noire à la pointe de son museau, et son uniforme se composait d’un drapeau belge enroulé qu’elle portait au cou, en cravate. Son poil était légèrement raide, toujours net, et bien qu’elle eût connu déjà une fois les douceurs de la maternité, la forme de son flanc mince gardait la ligne ornementale de la volute. Pour vous regarder, elle s’asseyait sur son petit derrière ; son œil gauche clignait un peu et son oreille droite, se relevant pendant que l’autre s’abaissait, simulait une coiffure de travers.

Elle n’eut d’amitié, d’affection particulière pour personne. Elle ne flatta aucun maître, ne s’asservit ni à celui-ci, ni à celui-là. Elle aima une entité, qui était le régiment, et ne connut que lui seul.

À la caserne on la rencontrait partout, sauf à la cantine. Il ne lui plaisait pas de dormir là, en rond, sur une chaise, en attendant le rôti, comme un chien de civil. Elle préférait monter et descendre les vastes escaliers encombrés de mégots et de culots de pipe, flairer les rats sous les lits, dans les chambrées du troisième, ou bien se glisser dans la chambre de l’adjudant à l’heure où, après l’exercice, il rassemblait chez lui ses camarades.

— Sale petite bête, disait l’adjudant Matheau, en lui lançant au nez son bonnet de police, vas-tu nous fiche la paix ?

Cette gavroche de Nénette se cachait alors sous la table en clignant de son œil gauche si rieur : elle faisait mine de rechercher une puce et pensait :

— Patience : il me donnera du sucre tout à l’heure, l’adjupète.

On bourrait des pipes, on déployait les journaux de Paris qui arrivaient tard dans cette ville maritime, on lisait tout haut les communiqués de la guerre, on discutait l’action des alliés, l’infamie des Boches, et l’époque probable du départ vers le front.

L’adjudant Matheau n’avait pas toute sa vie porté la vareuse au galon d’argent. C’était tout simplement un écrivain de Paris qui venait de s’engager. Et ses hommes l’écoutaient, parce qu’il savait lire les articles du journal et en causer ensuite. Nénette entendait le ton de sa voix monter quand il parlait des Boches, de la tranchée, des obus de 75. Elle ne comprenait pas tout, mais les mêmes termes souvent répétés commençaient à prendre pour elle un sens intrigant. Et puis le mot de partir, qui revenait sans cesse aux lèvres de l’adjudant avec un accent singulier de fièvre, de désir, l’excitait sourdement. Partir ! Nénette savait très bien ce que cela signifiait. Une impatience naissait en elle. Nuit et jour elle était sur le qui-vive.

Parfois, à deux heures du matin, un grand mouvement se faisait dans la caserne. Par les escaliers où sifflaient les courants d’air commençait un bruit que Nénette connaissait bien : la dégringolade des godillots. C’était une marche de nuit qui se préparait.

D’où sortait alors Nénette ? Personne n’aurait su le dire, mais elle était là, dans la cour, d’aplomb sur ses quatre pattes, l’oreille au guet, se demandant : « Est-ce donc cette nuit que l’on part ? »

Plusieurs indices frappent Nénette. Voici d’abord le caporal Minerbe, dix-huit ans, les yeux gonflés encore d’un gros sommeil d’enfant, boitillant toujours légèrement depuis qu’il garde une balle dans le genou. Il court aux cuisines pour y toucher la viande froide que ses hommes emportent. « Pourquoi Minerbe va-t-il aux cuisines ? » se demande Nénette, avec toute la contention d’esprit dont elle est capable. Elle le voit revenir chargé des portions. Il lui jette un os.

— Tiens, sale cabot !

— Cabot toi-même, pense Nénette en rongeant l’os qu’elle tient à deux pattes.

Quelques ombres s’alignent devant le lavabo où l’eau ruisselle : quelques marsouins de Paris qui tiennent à faire toilette, parmi lesquels ce grand diable de Pas-de-Chance qui porte son nom tatoué en demi-cercle sur son front, et que Nénette tient à l’œil sans savoir pourquoi. Puis Nida (Raymond), celui qu’on trouve toujours le nez fourré dans un roman à treize sous et dont les manières polies plaisent à Nénette. Et encore Balandard, ancien vendeur à la parfumerie dans un magasin de nouveautés, un gaillard qui vous pèse largement ses quatre-vingts kilos, et dont la grosse nuque apparaît en ce moment sous le robinet. On n’entend que lui au quartier, où il tonitrue sans arrêt contre les « cochons d’Allemands ». C’est un terrible homme qui, une fois là-bas, enfilera des tranchées entières au bout de sa baïonnette. Souvent d’intéressantes conversations s’engagent entre Nénette et lui :

— Eh ! Nénette, un Boche ! kss, kss, kss.

— Mon vieux, reprend Nénette, d’un petit jappement spécial, tu n’as qu’à m’en donner un…

Voici que les hommes, à la lueur d’un fanal fumeux, s’alignent dans la cour en bouclant leur ceinturon. Ensuite le long chapelet de l’appel s’égrène nom à nom dans les ténèbres. C’est un peu triste. Nénette entend des appellations connues qui lui font dresser l’oreille. Loïk : c’est un pauvre petit Breton, taciturne, au visage criblé de taches de son. Crenn : c’est la tignasse rousse qui repousse comme à miracle sous la tondeuse. Hervé (Yves), Hervé (Marie) : les deux jumeaux qu’elle n’est jamais capable de reconnaître.

Enfin la voix du colonel s’élève :

— Colonne par quatre !

Derrière, avec des intonations différentes, l’ordre se propage de section en section, jusqu’au fond obscur de la masse.

— En avant par quatre ! En avant par quatre ! Marche !

Nénette a pris son élan, elle a franchi la première la grille du quartier. La voici dans la rue noire où clignotent les becs de gaz. Elle fait une petite tache blanche qui s’en va, en flèche devant le front de la troupe, d’une allure dansante, scandée par la cadence de quatre mille godillots frappant le pavé sur la mesure à deux temps. Elle pense :

— Où l’on va ? Au champ de manœuvre, parbleu. Et c’est moi qui mène tout cela. Je fais une œuvre considérable, et c’est simple comme bonjour. Le soldat français est épatant. Voilà deux mille pauvres types qui tout à l’heure même ronflaient dans leurs niches. Il a suffi que je fasse un geste et ils me suivraient ainsi, de bonne humeur, jusqu’au bout du monde.

On avale, kilomètre après kilomètre, de longs rubans de route en pleine campagne. Un murmure, vague d’abord et qui se précise en harmonie, sort de la masse ambulante :

    Malbrough s’en va-t-en guerre,
    Mironton-ton-ton ! Mirontaine !

Des voix éparses se sont accordées pour lancer la chanson, des voix muantes d’adolescents, de bonnes grosses voix de chantres de paroisse, des voix mugissantes qui semblent sortir de la poitrine d’un bœuf.

Peu à peu le chant s’est enflé, est devenu formidable dans la nuit noire. C’est un chant tragique. Les ombres sonores qui le lancent, traversent les champs, semblent aller droit à la mer qui déferle là-bas, avec une autre musique grandiose :

    Madame à sa tour monte,
    Mironton-ton-ton ! Mirontaine !

Une faible lueur éclaire le ciel à l’horizon. Sous les képis, les visages apparaissent. Voici Loïk, le Breton aux taches de rousseur, et les deux frères Hervé qui se ressemblent, et Pas-de-Chance dont le front gravé semble une banderole, et Balandard dont les mains habituées aux flacons de parfumerie bleuissent de froid à soutenir le fusil, et Nida (Raymond) le romantique, dont le gosier module avec sentiment :

    La nouvelle que j’apporte,
    Vos beaux yeux vont pleurer.

Voici le caporal Minerbe qui ressemble à une jeune fille avec ses longs yeux noirs et le teint de ses dix-huit ans. Et l’adjudant Matheau dont le regard se fixe toujours sur les hommes de sa section, comme s’il les faisait marcher par magnétisme.

— Halte !

Le bruit cadencé des godillots cesse, le silence marche, rang par rang. Assise au milieu de la route, Nénette se dit dans ce langage militaire qui lui est habituel :

— Je n’ai touché qu’un os avant de partir. Il me semble que j’aurais droit à une portion.

Maintenant, derrière la brume, un petit soleil d’hiver rond et blanc apparaît. Dans les champs, le blé pointant déjà fait de larges nappes d’un vert intense. Crenn, debout tout seul sur le fossé, pendant que les autres, débouclant leur musette, en retirent le pain, la viande et le couteau, regarde la campagne. Son visage est impassible. Il dit seulement :

— Chez nous, il est déjà plus haut que ça, le blé.

III

Ce que Nénette trouve de plus amusant, c’est l’heure du vaguemestre. Elle pense :

— L’homme est un drôle d’être.

Tous se précipitent sur ces petits bouts de papier insipides, comme si c’étaient des quarts de vin. Et ils les emportent religieusement, et chacun va s’asseoir sur son châlit pour s’absorber dans la contemplation de ce chiffon. Le caporal Minerbe se mouche bruyamment. Nida (Raymond) recommence pour la troisième fois sa lecture. Balandard, entre ses gros doigts, lient une petite fleur séchée. Tous les deux assis sur le même lit, Hervé (Yves) et Hervé (Marie), les épaules soudées, leurs deux têtes exactement semblables penchées sur le même papier, épellent ensemble, péniblement, les mêmes mots :

« … Tout — va — bien — ici — sauf — qu’on — a — un grand ennui — et un grand — tourment. — La jument — a été malade — le vétérinaire a dit que ça pouvait bien être — le chagrin. — Mes chers enfants — votre pauvre mère — en dirait — bien — autant — d’elle-même. »

Puis un silence. Plus un mot. Tout le monde se tait. Les yeux, grands ouverts dans le vague, voient des choses que Nénette ne peut pas apercevoir. Une voix larmoyante enfin s’élève là-bas. C’est Crenn, l’homme au poil de carotte, qui dit :

— La guerre ! On avait bien besoin de ça ! Et Balandard, les lèvres serrées :

— Nom de nom de nom de nom, si je devais crever sans revoir ma petite femme…

Un visage ironique les regarde tous. C’est Pas-de-Chance qui les blague, un à un. Lui n’a rien reçu, pas le moindre papier. Il semble ne savoir que faire de lui. Il appelle :

— Nénette, viens ici !

Nénette le considère d’un regard oblique, mais présentement elle est occupée à repasser sa robe blanche. Aussi ne bouge-t-elle pas. D’ailleurs elle n’obéit qu’aux commandements militaires.

Alors, comme un malade crache sa bile, Pas-de-Chance lance un mot sourdement :

— Si personne n’avait marché, la guerre, il n’y en aurait pas eu.

Les têtes se relèvent faiblement. L’heure est trouble, équivoque et comme méphitique. Nénette sent un malaise l’alanguir. Elle s’allonge sur le plancher, les pattes étendues, et le museau par terre. Elle sait qu’un coup de clairon, le mot d’un chef suffirait pour vaincre le charme mauvais. Mais rien. Personne. La théorie des regrets, des secrètes récriminations, des exigences égoïstes a envahi la chambrée.

Soudain la porte crie. L’adjudant Matheau est là, sur le seuil. D’instinct, tous les hommes se mettent debout. Et il dit seulement :

— Ce soir, à quatre heures, dans la cour du quartier, revue en tenue de campagne, par le capitaine. On part demain.

Nénette a dressé les oreilles. Quoi ? On part demain ? C’est le beau voyage ? Voilà qui est chic ! On dirait que la marche du régiment vient d’éclater en fanfare dans la chambrée. Le caporal Minerbe est comme un fou. Ses longs yeux pareils à ceux d’une jeune fille étincellent de plaisir. Il accourt en boitillant.

— Eh ! Nénette, on va voir les Boches ! L’adjudant sourit en le regardant.

— Et la balle de votre genou, qu’allez-vous en faire, Minerbe ?

— Bast ! mon adjudant, une balle chasse l’autre !

Balandard a saisi son fusil pour un tir imaginaire. Nida soupire : « Enfin ! Enfin ! » Pas-de-Chance, en se frottant les mains, lance un formidable : « Chouette ! On va rire ! »

Crenn, Loïk et les deux jumeaux bretons ne disent rien. Mais leur visage baissé dissimule un sourire de contentement serein. Bientôt le branle-bas commence. On déménage les planches à pain. Toiles de tente, pic-pioche, pelle, seau, marmite, moulin à café sont étalés sur les châlits. On se les partage par escouade. Une fièvre règne. On chante. On crie. Il y a déjà comme une fusillade dans l’air. On va donc enfin pouvoir donner son coup d’épaule dans la masse menaçante qui a depuis des mois empiété sur notre sol. Et il semble à chacun que la masse ennemie n’attendait que cela pour reculer. Chic ! on part demain.

IV

Il y a dans la cour du quartier une petite coiffe blanche qui va et vient le long du mur, pareille à une colombe qui volette. C’est une coiffe du pays de Châteaulin, en Cornouaille. La robe a de larges manches de velours noir, et, aux hanches, des fronces épaisses, qui font paraître la taille toute menue. Sous la coiffe il y a de beaux yeux bleus timides et tendres.

— Je sais, se dit Nénette qui est de garde, justement. C’est la femme de Crenn. Nous avons bien besoin de ça au quartier !

Les femmes, Nénette ne les aime pas beaucoup. Elles sont en dehors de sa vie. Cependant il faut obliger les camarades. Aussi file-t-elle comme une flèche pour aller prévenir, là-haut, dans la chambrée, le mari de la Bretonne. Mais, en cours de route, voici qu’elle rencontre Crenn lui-même en conciliabule avec l’adjudant Matheau.

— Non, Crenn, dit celui-ci, comme à regret, non, vous ne pouvez sortir en permission ce matin. Nous partons à cinq heures ce soir. Pas un homme ne peut bouger du quartier.

— Mon adjudant, je vais vous dire, c’est ma femme qui est là. On s’est marié à la Saint-Jean. C’était une orpheline qui avait bien de l’amitié pour moi. Sa marâtre la battait, et comme, moi, je ne suis pas méchant, ça lui a fait un changement quand on a été mariés. À mon départ elle a eu bien de l’ennui. Puis il lui est venu un intersigne à mon sujet.

L’adjudant regarde ce grand Cornouaillais osseux, dont la tignasse rousse, qui n’a point passé sous la tondeuse depuis huit jours, part en boucles de tous les côtés. Il l’écoute. Il lui dit doucement :

— Qu’est-ce donc qu’un intersigne, Crenn ?

— Mon adjudant, c’est quelque chose qu’on voit la nuit et qui annonce la mort. Et Marjeânne, une nuit, m’a vu couché sous un drapeau tricolore, avec des cierges autour de moi. Ce qui est signe que je ne reviendrai pas, mon adjudant. De sorte qu’elle a vendu notre vache pour se payer le voyage et m’embrasser avant le départ. Voici trois jours qu’elle est ici. Celui-ci est le dernier, c’est pourquoi je demandais une permission.

L’adjudant Matheau n’a même pas envie de sourire.

— Crenn, dit-il très sérieusement, il ne faut pas croire aux rêves. Je suis sûr que vous reviendrez.

— Pardon, mon adjudant, je ne puis pas revenir après ce que ma femme a vu, qui n’était pas un rêve, mais un intersigne, car elle était éveillée comme vous et moi. Il faut bien qu’il y ait des morts, parbleu. Mais si j’avais pu passer encore deux heures avec Marjeânne, cela m’aurait fait plaisir.

— Écoutez, Crenn, je vais prévenir le caporal Minerbe et le sergent afin que, si vous n’êtes pas rentré lors de l’appel, on ne vous marque pas absent. Sortez avec votre femme et soyez à trois heures au quartier.

— Merci, mon adjudant, dit Crenn avec simplicité.

Vous ne sauriez croire combien l’adjudant Matheau vient de faire là plaisir à Nénette. À l’histoire de l’intersigne elle n’a pas compris grand chose, sinon que c’était un peu triste, ce qu’elle a deviné dans les yeux de l’adjudant. Mais il a dit : « Sortez avec votre femme », et cela, elle l’a trouvé gentil.

Voici Crenn et la petite coiffe blanche qui franchissent ensemble, sans rien se dire, la grille du quartier. Pas-de-Chance, Nida, Balandard, Loïk sont de corvée de pommes de terre, dans la cour. Minerbe passe en boitillant.

— Ce veinard de Crenn ! dit-il ironiquement.

— Tais-toi, gosse ! ordonne Balandard, sa pomme de terre à la main, pendant qu’une papillote de pelure s’enroule à son gros doigt. A ton âge, tu ne peux pas savoir ce que c’est que de quitter une petite femme qui vous aime bien. La mienne, quand je suis parti…

Il s’arrête, il n’en peut dire plus. Ses larmes l’étranglent.

— Eh ! Balandard, crie Pas-de-Chance, te retiens pas. Y a un baquet !

— Tout ça, les gars, dit Minerbe, ça ne vaut pas de tirer sur les Boches.

Le reste, Nénette ne l’entendra pas. Elle a suivi Crenn et sa femme, car telle était son idée de petit chien. Trottinant toute blanche dans la boue du faubourg, elle épie ce qu’ils vont dire. Mais ils se taisent. Encore une rue, un carrefour, un boulevard, la mer. Crenn prononce :

— Le vin, ici, on le paye dix-huit sous le litre.

— Ah, répond la petite coiffe blanche, c’est bien cher pour un soldat.

Les voici maintenant attablés dans un débit de matelots, sur le port. Crenn s’est fait servir du saucisson, du pain, un litre de rouge, une tasse de café. Et le silence recommence. La Bretonne a l’air très occupée à protéger contre les taches le cachemire noir de sa robe de noce. Nénette semble dormir sous la stable. Mais elle ne dort pas. Elle est psychologue. Elle s’intéresse aux natures diverses des hommes de son régiment. Le mutisme de Crenn, elle le comprend. Elle sait qu’il est profond, religieux, frémissant, et que les phrases banales qui le troublent sans le rompre, sont faites, chez ce paysan, du désespoir de ne pouvoir exprimer son âme en termes décents. Par moments Crenn contemple la petite orpheline aux yeux bleus, que lui, le robuste, a sauvée des coups de sa marâtre, et qu’il va laisser orpheline encore. Elle, murmure :

— Tu te rappelles le pardon de Rumengol, où je t’ai vu pour la première fois ?

— Ça, c’est loin ! dit Crenn.

V

Cinq heures. Sur une voie de garage, un train de marchandises dont la locomotive commence à siffler frénétiquement, regorge de marsouins tumultueux. On voit se presser aux portes des voitures, les vareuses bleues ornées du liséré de la petite cravate noire : la cravate qui depuis quarante-cinq ans porte toujours le deuil de Bazeilles. Ils sentent tous que lorsqu’un détachement de la coloniale s’en va vers le front, c’est une force vive qu’on jette dans la mêlée. Ils se savent l’effort vivant de la France. Ils en ont une fierté bruyante.

Une foule encombre la gare, venue pour assister au départ des soldats. Et parmi la foule noire, une petite coiffe blanche se tient immobile comme un oiseau qui plane.

Sur le quai, le lieutenant Fleuriot, le capitaine Delysle causent avec d’autres officiers. Au milieu des chants discordants qui s’échappent de chaque voiture, le capitaine se fait entendre avec difficulté :

— Matheau, vous montez avec nous ?

L’adjudant Matheau, très affairé à loger et ravitailler son monde, passait sans voir. Il se retourne, reconnaît le capitaine, regarde le compartiment de première classe où vont s’entasser les officiers.

— Pardon, mon capitaine, vous me permettez de rester avec mes hommes ?

— Une idée de littérateur, pense le capitaine.

Et voici que la machine s’ébranle pesamment. Les retardataires sautent sur les marchepieds. Un chœur formidable sort des wagons, dans un unisson très relatif :

    Marlbrough s’en va-t-en guerre,
    Mironton-ton-ton ! Mirontaine !

Dans la foule, la petite coiffe blanche s’agite faiblement.

L’adjudant, comme le train file déjà, bondit dans la dernière voiture, au hasard. La porte à coulisse glisse et se referme. Il fait noir. Une voix part de la paille sur laquelle sont assis les hommes.

— Tiens, mais, c’est mon adjudant !

— Oui, Balandard, c’est moi.

— Ah ! mon adjudant, restez comme ça toujours avec nous, et vous verrez si on les fait reculer, les Boches !

— Et le jour que mon adjudant tombera, on le portera en triomphe, dit Nida (Raymond).

— On se mettra plutôt devant lui pour qu’il ne soit pas touché, renchérit Pas-de-Chance.

— Dites, mon adjudant, où va-t-on ? interroge le caporal Minerbe.

— On va vers les Boches, mon vieux, voilà tout ce que je sais.

— On va aux Boches ! On va aux Boches !

Le cri se propage comme dans un préau d’école parmi des gamins de huit ans. Un jappement répond. Une petite tache blanche surgit de la paille. C’est Nénette qui s’est embarquée là sans que personne l’ait vue. Elle mêle à la clameur générale son indignation patriotique et aboie aux Boches longuement. Après quoi, très grave, elle s’assoit sur son petit derrière pour écouter les propos des voyageurs.

Où ce diable de train les mène-t-il ? Les uns pensent à la Belgique, les autres à l’Alsace. Encore, si l’on distinguait seulement le paysage ! Mais la nuit est noire. On roule ainsi à travers la France, et nul ne sait par où l’on passe. Les hommes finissent par s’étaler sur la paille et s’endormir lourdement. Nénette et l’adjudant Matheau restent seuls éveillés. Elle cligne de l’œil au sous-officier, en lui montrant toute cette masse humaine assoupie. Mais l’adjudant lui caressant le museau :

— Il ne faut pas rire, Nénette. Ce qui se passe ici est plus sérieux qu’un petit chien ne saurait le concevoir. Tous ces hommes ensommeillés, dont tu ne vois ici que les poses burlesques, vont ainsi joyeusement à la mort. D’autres troupeaux, quand on les y mène, ignorent qu’ils y vont. Il n’y a que l’homme, Nénette, qui puisse en même temps connaître qu’il y va et s’y rendre de ce front serein. Il n’y a que l’homme qui soit ainsi maître de sa vie et libre de la donner pour une cause plus grande que lui-même.

Bien calée sur son petit derrière, l’oreille inclinée, Nénette reprend à sa façon :

— Mon adjudant, si l’homme n’était pas, dans la création, un être admirable, est-ce que nous, les chiens, nous nous désintéresserions totalement de ceux de notre race, pour nous vouer uniquement à lui ? L’homme, il n’y a que lui qui compte pour nous, parce que nous le connaissons bien. L’homme, vous en parlez comme un aveugle des couleurs. Il n’y a que le chien qui le connaisse vraiment et sache de quoi il est capable.

Là-dessus, un choc formidable renverse Nénette sur la paille. Les freins crient. Un arrêt brutal du train : c’est le petit jour. On est dans une grande gare de Normandie. La porte à coulisse est ouverte. Un air froid et humide envahit le wagon, réveille les hommes. Voici les dames de la Croix-Rouge qui s’avancent avec des pots de café fumant. L’une d’elles, une toute jeune fille dont la frange blonde dépasse un peu, sur le front, la cornette blanche d’infirmière, saute sur le marchepied. Elle dit gentiment, d’une voix douce et caressante, mais experte aux expressions militaires :

— Au jus ! Au jus !

C’est une jolie vision qui leur rappelle ces belles cartes postales glacées qu’ils admirent chez les libraires : une carte postale vivante. Ils savent que cette enfant de bourgeois riches a passé là une nuit glaciale, prête au passage éventuel des blessés qu’il faut secourir, prête à réconforter les convois glorieux qui s’en vont à la Défense. Nida, qui tend le premier son quart, est un peu ébloui. Son esprit romanesque pense :

— Pour que des femmes comme ça puissent vivre en paix chez elles, nous, on peut bien se faire « zigouiller ».

Nida est un citoyen du pays de la chevalerie.

VI

Après un arrêt de trois heures dans la gare, le train se remet en route. On a débouclé les musettes, absorbé les provisions pour se distraire. Les sous-offs ont couru de-ci de-là dans la ville pour ravitailler de nouveau les hommes. Les jambonneaux, les pâtés, les miches de pain abondent.

L’après-midi se passe. Le train court toujours à travers la campagne, avec des arrêts dans de petites villes inconnues. Les hommes font des rétablissements pour se hisser à la hauteur des hublots. Voici qu’on traverse un fleuve.

— C’est la Somme, dit Nida.

— C’est la Seine, dit Pas-de-Chance.

— C’est la Marne, dit l’adjudant.

Et soixante heures se passent de la sorte. Sur la charpente édifiée en hâte par le génie, on a franchi précautionneusement des ponts écroulés. On a changé de train, en pleine nuit, dans une petite gare boueuse. Et maintenant, tout le monde descend d’une sorte de tramway qui vient d’amener notre détachement de marsouins au centre d’une grande ville, en bordure de quinconces où campe l’artillerie. C’est le petit matin. Au vent frais, Nénette éternue de plaisir et s’ébroue comme un jeune cheval. Puis elle procède à la formation de ses hommes, en colonne par quatre. On se demande où l’on est. L’adjudant Matheau se retourne et dit un seul mot :

— Reims.

Et les hommes demeurent silencieux, comme magnétisés. Ils ont lu les journaux depuis quatre mois. Ils savent. Ils sont dans le reliquaire mystérieux de la France, contre lequel, férocement, l’ennemi s’est acharné. Au même instant, dans l’air vaporeux et comme ouaté du matin, un coup de tonnerre bref et lointain éclate. L’écho se prolonge un peu, le bruit s’éteint, puis, quarante secondes après, recommence.

— Voilà, voilà ! s’écrie le caporal Minerbe, électrisé. On y va.

C’est le canon,

Nénette dresse l’oreille, hésite une minute, puis elle a compris. Les Boches sont là. Le but est proche. Marche ! Et la voici qui part la première pour la triomphale traversée de Reims. Le lieutenant Fleuriot paraît connaître la ville. C’est lui qui guide la colonne.

Par instants, les rafales du vent apportent la voix du canon si nette qu’on croirait que le coup part aux portes de la ville.

Le long des rues, les portes s’ouvrent. Les femmes apparaissent, elles s’aventurent jusque sur le trottoir. La plupart viennent des caves où elles vivent enfermées. Elles regardent passer ce petit chien blanc avec son drapeau belge en cravate, et par derrière cette compagnie si robuste, si folle, qui chante sous le lourd harnachement de guerre. Depuis six mois, combien elles en ont vu défiler ainsi qui ne sont pas revenus ! Tant de gaîté, tant de jeune insouciance les touche au cœur. Les voilà qui se cachent le visage dans leur tablier ou dans leur mouchoir.

— Ah ! les pauvres enfants ! les pauvres enfants !

Parfois, dans l’alignement des maisons, une brèche apparaît, et dans la brèche, un amoncellement de décombres. Les rues sont vides. Les boutiques fermées ont leur devanture éventrée.

— Ah ! ah ! pense Nénette, nous voici arrivés au théâtre de la guerre. Je n’avais jamais contemplé des rues ainsi meublées.

Soudain le chœur des voix hurlantes s’arrête net. Une rue courte et spacieuse monte à une grande place vide. Une petite guerrière de bronze sur son cheval de bataille, le drapeau tricolore à la main, semble y monter la garde. Et par derrière s’élève, grandiose, une façade roussie de cathédrale, toute peuplée de statues grignotées par les flammes.

Sans un commandement, sans un mot, la halte se fait d’elle-même. Les hommes saisis et indignés se recueillent. Cette cathédrale sans toiture, blessée par les obus, avec ses colonnades écroulées, ses cadavres blanchis de statues, ses verrières détruites, c’était pour eux le travail sacré des ancêtres, une chose à eux, à nous. Et pour la première fois l’offense de la haine allemande les atteint directement. Pas-de-Chance exprime d’un mot à lui le sentiment des autres :

— Elle est rien « amochée ! »

L’adjudant Matheau se rapproche du lieutenant Fleuriot qu’il voit tout crispé, la moustache tremblante. Nénette entend le lieutenant murmurer sourdement :

— Ils le paieront, Matheau !

Nénette n’avait jamais vu de cathédrale. Elle trouve cela très haut, très lointain et se dit qu’il doit y avoir beaucoup de rats, dans les combles. Que celle-ci soit une ruine ou non, elle n’y entend pas grand’chose. Mais la consternation de ses hommes la frappe. Le capitaine vient à son tour au lieutenant Fleuriot.

— Je sais, oui, vous avez grandi à son ombre, mon ami.

Fleuriot, l’air un peu farouche, montre un espace béant, à droite de la cathédrale. Un pan de façade noirci demeure seul debout.

— Cela, c’était l’archevêché, avec la salle glorieuse des Rois où la cour prenait ses repas, lors des sacres.

Puis il se redresse.

— Nous continuons, mon capitaine ?

Nénette interroge de l’œil le guide de la colonne. On repart. Une ville cela ? Non, un champ de décombres, des rues qui s’allongent au milieu des plâtras effondrés, des pierres, des poutres, des cendres. Parfois une façade tient encore debout et un châssis de fenêtre s’y balance. Là une armoire est restée accrochée à la poutre d’une chambre. Une odeur de brûlé règne toujours dans l’atmosphère.

— Voilà bien la première fois, pense Nénette, que je traverse une ville sans rencontrer l’ombre d’un chien.

Personne. Pas un être vivant. Un tombeau. Une vie souterraine se cache dans les caves, dont rien ne transpire. Tout à coup le lieutenant Fleuriot s’arrête. Il y a là une jolie maison blanche au balcon sculpté, une de ces calmes maisons de province qui semblent pleines de bonheur et de souvenirs. Mais son toit crevé a mis à nu la charpente. Une grosse lézarde la balafre du haut en bas. Par une fenêtre arrachée, l’on aperçoit une chambre simple et belle, avec, au fond, un grand lit.

Le lieutenant regarde cette maison. Des larmes ont jailli de ses yeux. Mais il reprend sa marche. Les hommes n’ont rien vu : il ne s’est pas arrêté trente secondes. Et le chœur continue avec un entrain endiablé :

      Elle aperçoit son page,
      Mironton, Mirontaine,
      Elle aperçoit son page
      Tout de noir habillé.

Un sifflement bizarre, comme le glissement strident et vertigineux d’une auto aérienne, puis un fracas de foudre, un éclair. Les hommes figés rentrent la tête dans les épaules : un réflexe. Puis on se retourne. L’obus les avait repérés et vient d’éclater là-bas, à cinquante mètres derrière eux…

Alors intriguée, curieuse et stupéfaite, Nénette, qui prétend être renseignée sur tout, prend sa course. En quelques bonds elle a rejoint l’endroit où l’engin s’est abîmé dans la chaussée défoncée. Les pavés éclatés fument encore. Ses deux petites pattes agiles grattent furieusement le sol, pour voir…

Toute l’après-midi, la marche se poursuit dans la campagne vallonnée qu’enveloppe la brume. Parfois, sur le chemin, on rencontre des files d’autobus parisiens défoncées et boueux. Ce sont les convois de ravitaillement, dans leur marche incessante. On incline vers l’est. L’adjudant Matheau dit à ses hommes :

— C’est dans l’Argonne que nous allons.

Au creux d’une vallée resserrée que remplit une route, voici un village à demi détruit. À droite et à gauche montent deux coteaux garnis de taillis. À la première maison qui conserve encore la moitié de son toit et un poutrage intact, Nénette flaire et s’arrête. Elle a deviné que c’était là où logeait le commandant du secteur. Les officiers entrent. Il y a un trou rond dans le mur ; au-dessous, un lit de camp. Une caisse à charbon sert de bureau. Quelques chaises dépaillées s’offrent au visiteur. Mais il y a aussi une délicieuse bergère Louis XV en soie rose, dont Nénette prend possession. Vous comprenez qu’après soixante heures de chemin de fer, et trente kilomètres d’étape, on a le droit de s’asseoir confortablement. Au surplus, elle se dit que dehors, un grand orage gronde. Le tonnerre ne cesse pas. Un fracas infernal règne. Les coups de la foudre partent de tous les points de l’horizon.

— Drôle de pays ! pense Nénette.

— L’ennemi ? dit le commandant qui vient d’accueillir chaleureusement les nouveaux venus, il est ici, là, partout alentour, à trois kilomètres d’ici. Nous le pressons pied à pied. Il recule. Nous ne lui laissons de repos ni jour ni nuit. Dix mètres par dix mètres, nous conquérons ce bois. Après ce sera la libre possession de la plaine et de la route de M… Là, plus d’embuscade possible, et nous lui ferons connaître la déroute. Jusque-là, ce ne sont pas des soldats qu’il nous faut, ce sont des Titans, car la bataille qui se livre ici depuis des mois est surhumaine, et le monde n’en a pas connu d’aussi sombre, ni d’aussi héroïque.

Le capitaine Delysle dit seulement :

— Nos cinq cents hommes nous semblent prêts, mon commandant.

— Ils occuperont donc tout d’abord les tranchées de première ligne qui viennent d’être éprouvées. Ensuite nous verrons. Mais il faut gagner le bois entier.

Là-dessus, un coup de tonnerre plus violent coupe la parole à l’officier. La petite maison semble s’écrouler. Une pierre se détache du mur troué, roule à terre.

— Celui-là, dit le commandant qui prête l’oreille, il a dû éclater sur l’ambulance.

Maintenant Nénette, reposée, trotte aux côtés de l’adjudant Matheau qui cherche un gîte pour ses hommes. Oh ! oh ! voilà une fort belle grange qui s’appuie au coteau. C’est à l’extrémité du village, dans une partie où les éclats de la foudre incessante semblent plus rares. Crenn se précipite et admire la qualité de la paille qui est longue, dorée, intacte. Balandard demeure sur le seuil, le nez en l’air. Le comptoir de la parfumerie est une singulière préparation à la pluie des obus, et vous ne sauriez croire combien cet homme est étonné. Il les guette dans le ciel, mais ces diables de marmites passent toujours sans qu’il les voie. Un formidable jappement de Nénette, strident et farouche, appelle son monde. Elle était là, depuis une minute grattant la paille, l’écartant de ses petites pattes frénétiques. Et savez-vous ce qu’elle vient de mettre à découvert ? Un homme au visage noir et desséché, coiffé d’un casque à pointe où s’éploie l’aigle impériale, et vêtu d’un uniforme réséda. Crenn imperturbable s’est penché ; avec son accent breton, chantant et tranquille :

— Qu’est-ce que c’est que celui-ci, tout sec ?

— Tu ne vois pas que c’est un Boche ? dit le caporal Minerbe.

Alors la paille est retournée de fond en comble et six cadavres pareils apparaissent, enfouis là depuis des mois peut-être, à la suite d’un fait d’armes anonyme, accompli glorieusement par quelque patrouille errante. Loïk, Balandard, les frères Hervé, Pas-de-Chance, plus de vingt autres se bousculent pour voir. Et ils sont là béants, curieux, stupéfaits, dans cette première entrevue macabre avec l’ennemi inconnu, ces momies casquées, dont l’uniforme les impressionne.

— Moi, je ne couche pas là-dessus, fait Pas-de-Chance, l’air dégoûté.

— Moi non plus ! Moi non plus !

Et l’on va se loger comme on peut dans de petites fermes abandonnées dont les murs croulent.

VII

C’est le lendemain que commence la fête.

Le détachement s’est étiré en une longue file, et cette colonne par un, semblable à une bande d’Indiens circonspects, où chaque homme se tient à trois mètres de celui qui le précède, s’avance tortueuse sur la pente escarpée du taillis. Joyeuse comme une petite folle, Nénette, flairant le sol, gambade de droite et de gauche dans les feuilles mortes. Soudain, quelle aubaine ! voici qu’elle aperçoit, saignant dans la mousse, un magnifique et odorant quartier de bœuf abandonné là depuis de longs jours, et dont le fumet flatte singulièrement son nez de petit chien. « Toucher le quart d’un bœuf pour son déjeuner, pense Nénette, voilà ce qui n’arrive qu’en Argonne. L’Argonne est un pays de Cocagne. Mais pourquoi mes hommes, alors, ont-ils ce sérieux, cette gravité que je ne leur ai jamais connue ? »

Ah ! l’on ne chante plus ici Marl’brough ni la Chanson des godillots. Balandard n’entonne plus de périodes tonitruantes contre les Boches. Pas-de-Chance n’a plus aucune blague à lancer. Minerbe, les sourcils froncés, a vieilli de dix ans. Nida (Raymond) a quitté la région de ses fèves ; le plus terrible roman qu’il ait jamais lu il le joue aujourd’hui, et le principal personnage c’est lui-même. Crenn, Loïk, les jumeaux Hervé, tous les Bretons silencieux paraissent avoir donné aux autres la note de circonstance. On se tait. On marche d’un pas ferme. Mais l’on ne rit plus, car la mort est partout alentour. Elle vous siffle aux oreilles d’un air moqueur, elle vous harcèle, vous nargue, de ces mille balles invisibles qui parfois vous frôlent les cheveux ; elle vous menace du bruit formidable des obus qui crèvent de-ci, de-là ; elle vous défie par l’étalage des cadavres aux membres étendus, aux lèvres béantes, qu’on rencontre jusqu’en travers du chemin et qu’il faut enjamber.

Tu es témoin, Nénette, que leur semelle bat la boue du sentier avec l’énergie coutumière, que leur tête ne fléchit pas, et qu’ils avancent. Mais, la mort, ils ne l’avaient, pour la plupart, jamais vue de si près, et tu ne voudrais pas qu’ils plaisantent. Attends un peu. Tout à l’heure les Parisiens se réveilleront. Mais ce moment-ci est le moment de la surprise première.

Le lieutenant Fleuriot et l’adjudant Matheau se sont partagé les sections. De temps en temps, ils se retournent et se regardent. Pas un homme n’est encore tombé. Ils en éprouvent comme une fierté de bons bergers.

Enfin voici que le flanc du coteau s’échancre. Une ouverture y est taillée en biseau. C’est l’entrée d’une tranchée couverte. Nénette, qu’une digestion copieuse n’alourdit pas, s’y précipite la première. Un à un, comme des fourmis qui s’enfoncent dans la fourmilière, les hommes s’y glissent en rampant.

D’autres hommes sont là, enlisés dans la boue, devant, pour se mouvoir, décoller leurs pieds et leurs jambes d’un mastic épais qui, par-dessous chaussures et pantalons, tient à la peau. C’est un antre ténébreux où l’on n’aperçoit qu’à peine les visages. Il s’agit seulement de découvrir le boyau qui conduit en première ligne. Dans le crépitement assourdissant des feux de salve, à quatre pattes, les hommes avancent en tâtonnant. Nénette, qui trottine par devant, les dirige… Enfin la voix de Minerbe :

— Eh, les locataires ! il faut déloger. C’est le terme, les gars, on a loué à votre place.

C’est une tranchée en feston, où l’on s’accroupit trois par trois, séparés d’un autre groupe par une dent rentrante du zigzag. Déloger ? Les anciens locataires ne se font pas prier. On entend un bruit de gâchettes, de cartouchières qui se ferment, de fusils qu’on raccroche, de ceinturons qu’on boucle.

— On s’engourdit là-dedans au bout de quatre jours, expliquent-ils. Mais on ne parle pas trop haut, parce que là-bas, à quinze mètres, derrière ce bourrelet de terre, les Boches sont cachés et entendent tout.

Là-dessus, Nida, curieux comme une chatte, et grillant de voir enfin l’ennemi vivant, hausse la tête et se hisse pour essayer de jouir du spectacle. Un formidable coup de poing sur l’épaule le descend. C’est le caporal Minerbe.

— Gros malin ! Tu tiens donc à recevoir des pruneaux dans les yeux ? Dans la tranchée, mon vieux, il faut que rien ne dépasse, ou sans cela, gare !

Voici que le tir s’organise. La consigne est de tirer sans répit. Alors, pour la première fois, un trouble naît dans l’esprit de Nénette. Cela ne pourrait pas s’appeler de l’inquiétude, non ; à peine un nuage sur sa sérénité. Et un besoin la prend de se rapprocher de l’adjudant, qui lui est apparu comme le plus fort. Chose étrange, un instinct différent presse la main du chef de rechercher la petite tête de Nénette et de la flatter distraitement. Le moment est venu où toutes les minutes semblent définitives. Le thermomètre de la vie monte follement dans les cerveaux. Ce qui fut pour chacun « l’existence », apparaît le fait d’une autre planète, une ère abolie. Mais caresser le pelage soyeux d’un petit chien aux yeux rieurs est un geste doux, apaisant, qui vous détourne un instant des horreurs de l’enfer.

— Mon adjudant, déclare Nénette, vous nous avez amenés dans un quartier bien étrange ; et il me semble qu’il y a ici quelque chose de peu sûr.

— Tu ne te trompes pas, Nénette. Avant ce soir, il y aura, dans cette tanière, bien des vides ; et je frémis, moi qui ai conduit ici tous ces hommes, à me demander lesquels seront frappés.

— Si j’étais vous, mon adjudant, au lieu de rester inerte et passif, attendant les balles dans ce terrier, je bondirais hors d’ici et j’irais chasser mes ennemis sans y mettre tant de patience. Il m’est arrivé plus d’une fois de me battre et contre des chiens plus gros que moi. Je ne mettais pas quinze mètres entre nous. Je fonçais sur eux. Je leur plantais mes crocs hardiment aux endroits sensibles et je les poursuivais dans leur fuite.

— Nénette, crois bien que les Français eussent préféré ta manière, et que, pour eux, le pire de cette guerre, aura été de la faire au rebours de leur goût et de leur tempérament, comme aussi ce sera leur honneur d’avoir vaincu grâce à des qualités qu’il leur aura fallu improviser en eux-mêmes. Le mot de courage, ici, vaut dix fois ce qu’il valait naguère, petit chien. Mais nous nous savons la force d’une nation immortelle qui lutte pour son honneur insulté. Je ne sais si je me fais bien comprendre, Nénette ?

— Je comprends à peu près, mon adjudant. Mais je voudrais voir les Boches délogés de leur trou.

— Patience, Nénette, tu les verras.

Le vent du soir a balayé le ciel. Un mince croissant de lune y monte doucement, étincelant comme une pierrerie taillée. La boue durcit au fond de la tranchée. Les moustaches se hérissent de glaçons : c’est la gelée. Voilà, Dieu merci, l’arrivée des gamelles. Un quart de vin, une portion de bœuf presque encore tiède, du pain si abondant qu’on n’en mangera pas la moitié, tout cela réchauffe. Et dans chaque petit fortin, trois par trois, on festoie.

Balandard, Minerbe et Nida se trouvent ensemble. On respire. La journée a été bonne. Pas un blessé. Les balles ? On commence à les blaguer. On se détend un moment. On fume une pipe. On cause peu. On rêve. De l’intérieur de sa capote Balandard sort un portefeuille. Il y a des lettres, une photographie.

— Tenez, les gosses, regardez si elle n’est pas bien, ma petite femme ?

Au clair de lune, un jeune visage de Parisienne souriante apparaît. Avec un grand intérêt Minerbe et Nida apprécient la grâce de la bouche tendre, des yeux malicieux. Balandard plein d’orgueil raconte :

— J’étais au comptoir de la parfumerie. Elle, aux gants. Cette gamine-là m’aimait depuis deux ans sans que je m’en doute. Et moi, grosse bête, je n’osais pas lui parler. Oui, mon petit Nida, c’est comme je te le dis, parce qu’elle était la plus chic de la maison, sans conteste. Elle m’émotionnait, là. Et puis, un dimanche, on est allé à Viroflay, avec des amis. Ils étaient trois à me blaguer parce que j’avais confondu des betteraves avec des choux, dans un champ. Alors elle a pris ma défense, si gentiment, si gentiment ! Pauvre petite chatte ! On s’est épousé, voilà quatre ans. On s’aime plus que le premier jour. On a un petit garçon qui est en nourrice à Chatou. On allait le voir tous les dimanches. On devait le reprendre au printemps, chez nous. Au moment de la mobilisation, elle a eu un courage de tous les diables. Elle me disait : « Va, mon gros, si l’on me donnait un fusil, je partirais avec toi ! » Elle est venue me conduire à la gare de l’Est, sans verser une larme. Mais elle était pâle comme une morte. Quand le train a démarré, je l’ai vue qui se cramponnait à la grille du quai…

Un sanglot éclate. Balandard se cache la figure dans les deux manches de sa capote. Minerbe ne rit pas. Lui aussi tire une photographie.

— C’est ta bonne amie ? interroge Nida.

— Penses-tu ! fait Minerbe, sérieusement indigné. C’est ma mère.

— Comme elle est jeune ! dit Nida.

Minerbe reprend seulement :

— Elle est veuve. Elle n’a que moi.

Alors on contemple cette femme qui ne possède plus dans la vie qu’un bien unique, ce caporal de dix-huit ans que la mort taquine et harcèle, qu’un miracle seul peut sauver. Mais Nida, dans le creux de sa main, tient aussi un portrait.

— Voici ma fiancée, dit-il orgueilleusement.

C’est une belle fille blonde, forte, superbement bâtie. Il explique :

— Elle est comme moi, marinière sur les chalands ; elle habite la Seine entre Rouen et Paris. Elle a des cheveux si dorés que le matin, sur le pont, quand le soleil les éclaire, on dirait qu’elle flambe. Elle peut tenir la barre comme un homme ; et un jour, elle a sauvé en nageant deux petits garçons qui se noyaient.

Il ajoute — car la vie de Nida est un roman, comme les livres qu’il dévore :

— Je devais l’épouser demain.

— Quoi donc ? s’écrie, là-bas, l’adjudant Matheau, on ne tire plus ? Allons, au fusil !

L’ordre se propage, d’homme en d’homme, le long de la tranchée : « Au fusil ! au fusil ! » De nouveau le crépitement recommence. On tire, cependant que des ombres chéries continuent de flotter dans le clair de lune…

VIII

Une chose intrigue Nénette, ce sont les chuchotements qu’elle entend là-bas, à quinze mètres, derrière ce bourrelet insolite du terrain. Elle veille, petite sentinelle blanche, le museau fourré dans un des créneaux de la défense. Des êtres s’agitent, dans cette cachette, et lancent des mots qui ne lui sont pas familiers. Elle voit aussi bouger, çà et là dans le bourrelet, la bouche des canons de fusil. Et puis, phénomène bien divertissant pour un petit chien, dans un bruissement continu, les herbes s’agitent comme des folles, des frémissements les parcourent sans cesse dont elles retombent hachées, inertes. Il ferait bon suivre, dans ce bout de clairière, ces mouvements amusants de l’herbe. Plus d’un coup, Nénette a bondi hors de la tranchée, pour aller, en joueuse effrénée, courir après les balles. Chaque fois, un ordre impérieux d’un de ses hommes l’a ramenée et blottie au fond du terrier :

— Ici, Nénette !

Pourtant, ce matin, une onde nouvelle d’indépendance l’a envahie. On a beau la menacer, la supplier, rien ne l’arrête. La voici gambadant de droite, de gauche, flairant ici, flairant là.

— Sacrée Nénette ! pensent les hommes, son compte est réglé.

Mais non. Sa menue personne blanche va et vient, si vite qu’elle paraît ne pas toucher terre. Elle esquive les balles. Soudain elle s’arrête, dresse en pointe ses deux oreilles : un appel a retenti là-bas, dans le trou insolite, un petit sifflement amical.

— N’y va pas, Nénette, crie Nida, c’est un piège !

Empêcher Nénette ! d’être curieuse ? Autant arrêter le vent qui court ! La voici qui se précipite au rebord de la tranchée ennemie. Son poil se hérisse, ses pattes s’écartent, ses jarrets se tendent, sa voix aiguë s’élève en jappements furieux. Elle a vu, tapis dans la terre, les casques à pointe. Sa colère n’a plus de bornes.

Mais, comme par enchantement, la fusillade française tout d’un coup s’est tue. Est-ce que l’on peut tirer sur Nénette ? Nénette, c’est la petite compagne du régiment, sa gaîté, son entrain, son guide. Tuer Nénette, ce serait massacrer un idéal léger d’insouciance, de hardiesse, d’intrépidité. Les Boches l’ont deviné. Aussi, comme il s’amusent de cette situation, comme ils la prolongent à plaisir ! Ici on lui tend un os, là un morceau de sucre. On l’amadoue. On la retient. Pendant ce temps, là-bas, les balles se refusent à sortir des fusils. Et puis deux ou trois casques se hasardent, protégés par la présence de cette petite bête en furie. Us se haussent lentement. Comme ils connaissent bien cette tendre sentimentalité française qui désarme des soldats ivres de haine, devant un petit chien qu’on a peur de blesser ! On entend de gros rires. Ils se moquent…

Alors le caporal Minerbe n’y tient plus. Il saute. Voici que son buste tout entier émerge en vivante cible. Second mouvement : il s’aplatit. Puis de toutes ses forces il hurle :

— Ici, Nénette !

Nénette a compris. Encore toute grondante et frémissante, elle revient. Les Boches ne tirent pas sur elle. Pourquoi ?

Dans la taupinière, Minerbe se laisse glisser comme un petit ramoneur le long d’une cheminée. Une balle a troué la bordure de son képi, à gauche ; l’adjudant Matheau est auprès de lui tout pâle. Il lui dit seulement en riant :

— Grand fou !

— Et maintenant, hardi les mitrailleuses !

IX

La foudre a éclaté dans la tranchée.

On aurait dit un ballon d’enfant que, par manière de plaisanterie, les Boches lançaient de leur trou. Puis aussitôt l’effroyable détonation de la bombe à main. Trois hommes gisent dans le petit espace que leur délimitent les « dents de scie ». On rampe, on se bouscule, pour venir voir. Ce sont trois pauvres Bretons qui ne parlaient jamais français. L’un, frappé en pleine poitrine, vient d’expirer. Les deux autres ne sont atteints qu’aux jambes. Loïk s’avance, penche sur les victimes son visage criblé de tâche de rousseur.

— Marrow ! prononce-t-il à voix basse (il est mort).

Crenn est là aussi, avec les frères Hervé. Ils échangent en leur langue granitique des mots qui ont le son de la pierre frappée. Mais seul le défunt les occupe. Cependant les blessés perdent du sang en abondance et maladroitement cherchent à s’appliquer leur pansement. Nénette est là aussi en spectateur compatissant. Sa tête au museau pointu inclinée sur l’épaule, de l’air d’un praticien qui élabore un diagnostic, elle contemple dans cette chair meurtrie le trou béant d’où le sang bouillonne. Puis sa petite langue s’allonge timidement, et, avec une douceur touchante, elle se met à lécher la plaie du camarade. Tous la laissent faire, attendris…

— Sapristi, mettez-y plutôt de la teinture d’iode !

C’est l’adjudant Matheau qui arrive enfin. Il active les pansements. Des hommes de bonne volonté s’offrent pour charger les malheureux sur leurs épaules, et les conduire au poste de secours. Ils s’en vont ainsi, à quatre pattes, le long du couloir, pendant que, sur leur dos, sans une plainte, cruellement ballottés cependant, les blessés se laissent emporter.

Deux, trois nouvelles bombes éclatent. Mais elles s’enfoncent en terre, ne blessent personne. Néanmoins, Balandard est dans une rage folle. Son visage se congestionne. Des gouttes de sueur y roulent. Quoi ! rien pour leur répondre, rien qu’un flingot qui ne les atteint pas ! Tout à coup il avise une bouteille, une bouteille de champagne vide, jetée peut-être le soir du réveillon au fond de la tanière, et voilà que d’un coup de poignet savant, en bon tireur, il envoie ce projectile ironique en plein dans la tranchée boche. Et ce fait d’armes l’a soulagé.

Alors une voix part de là-bas, qui avec un indescriptible accent teuton s’essaye à prononcer :

— Ici, Nénette ! Ici, Nénette ! Kamerad !

Mais vous pensez bien que Nénette n’a garde de bouger.

X

Aujourd’hui, quatrième et dernier jour de tranchée, on déménage : on va loger en face. L’ordre est venu de prendre la tranchée boche : on la prendra.

La tranchée adverse est un ancien ouvrage datant de l’époque où on les creusait droites, rectilignes, sans les zigzags protecteurs de la dent de scie. C’est ainsi, du moins, qu’elle apparaît. Mais le lieutenant Fleuriot et l’adjudant se concertent, car elle aurait pu être secrètement aménagée à l’intérieur et s’être garnie, après coup, de muretins de protection. Il faudrait savoir sa conformation avant d’entreprendre l’expédition commandée.

— Y a-t-il ici un homme pour risquer sa peau ?

Les ordres sont donnés à voix basse. Il faut que le téléphone humain les transmette de bouche en bouche. Et l’on entend ainsi la phrase qui marche, dans le silence, chuchotée sur des modes divers, jusqu’au bout :

— Y a-t-il ici un homme pour risquer sa peau ?

Un temps, pour la réflexion.

Le premier qui bouge est Minerbe. Sur trois pattes, il se glisse jusqu’à l’adjudant. Un autre est derrière lui, c’est Crenn.

L’adjudant les regarde tous les deux. Il ne dit rien. Sous la moustache, ses dents mordent fortement la lèvre inférieure comme s’il voulait dissimuler ce qui se passe en lui. Puis, s’adressant au jeune caporal :

— Non, Minerbe, je ne peux pas vous prendre. Je sais que vous êtes brave, mais justement parce que vous avez déjà fait vos preuves, il n’y a plus en vous l’agilité, la souplesse qui répondraient à votre ardeur. Vous êtes encore un blessé, Minerbe.

— Zut ! dit Minerbe avec un geste d’enfant boudeur.

Reste Crenn, le grand Cornouaillais aux boucles rousses. Et l’adjudant hésite. Il se rappelle la petite coiffe blanche qui voletait comme un oiseau dans la cour du quartier, l’orpheline que sa marâtre battait, et qui avait tant d’amitié pour Crenn. Sa voix tremble un peu quand il dit :

— Crenn, il s’agit d’aller se faire tuer.

— Entendu, mon adjudant.

— Vous comprenez bien, c’est la mort.

— Mon adjudant, répond sentencieusement le Breton, tout ce qui a ouvert les yeux les ferme. Du moment où l’on a vu mon intersigne, aujourd’hui ou demain, qu’est-ce que ça fait ?

— Bien. Je veux savoir si la tranchée boche est droite à l’intérieur, ou si elle forme des replis, comme la nôtre. Il faut donc essayer d’y aller voir, et de là-bas, me faire un signe qui indique ou la ligne droite, ou la ligne brisée. Vous avez bien compris, Crenn ?

— Oui, mon adjudant. Je ferai comme ceci, ou comme cela.

Et il dessine de son grand bras une télégraphie très explicite.

— Parfait, Crenn. Vous n’avez rien à me demander ?

— Pardon, mon adjudant. Envoyer ceci à ma femme. Marie-Jeanne Crenn, à Rhunapenç en Châteaulin, Finistère.

Et il tend une enveloppe toute préparée qui contient une boucle de ses cheveux.

Les yeux de l’adjudant sont devenus très brillants.

— Crenn, dit-il encore, en lui montrant la clairière, tout ce bout de terrain de France, c’est vous qui l’aurez redonné au pays.

Un large sourire de contentement élargit le visage de Crenn qui fait le salut militaire.

— Kenavô, mon adjudant !

— Votre main, Crenn…

Attention ! Nénette sera de la partie.

Les épaules de Loïk font, là-bas, à Crenn la courte échelle, et pendant qu’une masse bleue, aux lents mouvements, sort de la tranchée, s’aplatit et rampe, Matheau empoigne violemment Nénette par la peau du dos, et comme un projectile, lance le petit chien dans le terrain découvert qui sépare les lignes de front. De la tranchée boche, des voix partent en effet.

— Ici, Nénette ! Kome, Nénette ! Kamerad !

Il semble que le stratagème ait réussi, qu’on n’ait pas vu Crenn, rampant invisiblement là-bas, mais seulement la petite tache blanche qui aboie férocement.

— Mords-les ! Nénette, kss, kss !

Crenn a gagné un mètre. Voici qu’il en a gagné deux. Des siècles se passent. Un chêne l’abrite maintenant. Il avance. Les casques à pointe ont aperçu le drapeau belge que Nénette porte au cou, en cravate, et en ont résolu la conquête. D’ailleurs son caprice favorise le leur, car elle aussi gagne, par l’autre extrémité, la tranchée boche. Mais l’adjudant Matheau, immobile, des soubresauts dans la poitrine, reste les yeux fixés sur la masse bleue, qui, avec des lenteurs de serpent, se glisse dans l’herbe. Soudain, une fusillade : le veilleur a signalé Crenn. Il n’est plus qu’à deux mètres du but. Il bondit. Son mouvement déroute le tir. Il est au bord. Il étend son grand bras osseux tout droit pour le signal convenu. Puis on le voit tomber la tête en avant, dans la tranchée de l’ennemi.

Cela n’a pas duré dix secondes.

L’adjudant Matheau ferme les yeux, réprime un sanglot qui lui soulève la poitrine, et tout de suite :

— Prenez vos pics ; nous allons creuser un couloir pour joindre leur tranchée. Travaillez sans bruit, en silence.

Le pic-pelle, la pioche sont maintenant en œuvre. Les taupes bleues avancent doucement dans la galerie. Les coups des outils sont lents, assourdis. On dirait que le terrain est grignoté. Nénette, à deux pattes, gratte aussi, tant et si bien qu’à midi, Pas-de-Chance, qui est en avant, peut entendre les Boches manger leurs saucissons, de l’autre côté de la mince cloison de terre qui sépare maintenant leur abri du couloir français.

— Par ici maintenant le moulin à café.

Et la mitrailleuse est amenée jusqu’à cette extrémité du boyau, attendant que les dernières pelletées de terre s’écroulent.

Qui donnera le dernier coup de pioche ? Songez que depuis quatre jours ces hommes sont privés de sommeil, qu’ils sont exténués, et qu’il s’agit là de se jeter, l’outil à la main, dans l’antre du loup. Pas-de-Chance hésite. Loïk a des gouttes de sueur perlant, malgré le froid intense, au bord de son képi. Balandard, pris d’une faiblesse, doit s’accoter à la paroi du couloir. C’est la nature misérable qui défaille un instant.

— La France compte que chaque homme fera son devoir, dit l’adjudant Matheau.

Il n’en faut pas plus. Dans cette phrase il y avait une étincelle. Un visage aux longs yeux de jeune fille surgit. C’est le caporal Minerbe qui empaume un pic.

— Et allez donc !

La cloison tombe. Plus de dix canons de fusil apparaissent dans l’échancrure, avec une longue file de casques à pointe, derrière. Mais aussitôt, la manivelle de la mitrailleuse est en marche, le long chapelet des balles s’égrène, dans la tranchée. En même temps les baïonnettes françaises bondissent là-bas, accourent étincelantes. C’est la grande mêlée.

Un petit clairon s’élève : Nénette, qui sonne la charge.

Voici le bilan : cent soixante-treize ennemis tués, trente-cinq prisonniers, quinze mètres de terre française reconquis, et un nouveau domicile où l’on s’installe.

— Ça sent le Boche ici, fait Pas-de-Chance, en se pinçant le nez à deux doigts.

Des morceaux de saucisson traînent dans le fond durci du boyau : les profits de Nénette.

II

Minerbe a reçu deux balles dans le ventre. Il souffre. Il va mourir. Il ne s’était pas plaint. On ne l’avait pas cru blessé tout d’abord. Maintenant il est couché sur deux capotes réséda, dont on lui a fait un matelas, et la tête appuyée sur le genou de Nida qui lui sert d’oreiller. Les autres, massés autour de lui, le regardent. Le visage aux longs yeux noirs se décompose lentement. Mais sa vie intérieure est encore profonde et ardente. Il se dit qu’il n’a pas fait plus que Crenn, et que d’ailleurs la France attendait qu’il remplît son devoir. Mais, tout à coup, un cri lui sort des lèvres :

— Maman !

Les autres détournent la tête. Ils se souviennent de la photographie : cette femme encore si jeune dont Minerbe disait : « Elle n’a plus que moi. » Alors que va-t-il lui rester maintenant ? Et du revers de leur manche, les camarades s’essuient les yeux.

L’adjudant Matheau est là, impassible, contemplant cet enfant qui meurt. Ses yeux rencontrent les longs yeux déjeune fille. Le petit caporal essaye un sourire douloureux.

— Embrassez-moi, mon adjudant.

On s’écarte. Matheau se penche, glisse son bras sous la tête de Minerbe, l’enveloppe d’une tendresse qui rappelle au mourant la mère absente.

— Mon petit Minerbe, tu es un grand héros.

Ils sont quinze morts, que le soir, avant de regagner le cantonnement, on enterre là, près de la tranchée dont ils représentent le prix magnifique.

XII

Deux jours au cantonnement, ce n’est pas gai. Nénette préfère la tranchée.

— Là, pense-t-elle, on se sent les coudes au milieu de ses hommes.

Tandis qu’ici, les escouades sont logées un peu partout, dans les maisons écroulées. On fait la cuisine au bord de la route, et quand un obus de 77 tombe dans la marmite, comme c’est arrivé hier, « on se brosse », dit Nénette.

Maintenant qu’elle a compris le sens de la guerre, elle ne rêve plus que poursuivre les Boches. Qu’est-ce qu’on fait ici ? On mange. On dort. Mais Nénette n’est pas fatiguée. N’y a-t-il plus d’ouvrage là-haut ? Et elle se livre à l’action individuelle, gravit, en flairant le terrain, le coteau broussailleux, cherchant le Boche, brûlant de le découvrir. Parfois elle s’arrête devant un animal étrange qui descend lentement la pente sur quatre pattes maladroites, en gémissant. Elle tombe en arrêt devant l’être inconnu, ses jarrets se raidissent, un jappement claironne. Mais quoi, ce pantalon rouge ! ce visage baigné de grosses larmes de souffrance ! Un ami sûrement ! Et Nénette laisse passer le pauvre camarade aux pieds gelés.

Il y a au cantonnement une sorte de grand paysan aux sabots pleins de paille, qui inspire tant de respect à tout le monde que Nénette se fait toute petite en passant devant lui. Le lieutenant Fleuriot, le commandant du poste lui-même, ne lui parlent que la main au képi. Nénette, elle, s’en va, le nez à terre, la queue frétillante, par politesse.

Ce soir, il y a grand conciliabule entre les chefs. Le capitaine Delysle, un papier à la main, cause avec nervosité. Et le grand paysan est là en sabots, en veste de cuir ; lorsqu’il dit un mot, tout le monde se tait. L’adjudant Matheau lui aussi est présent. Quant à Nénette, vous ne voudriez pas qu’elle fut ailleurs. Assise sur son petit derrière, la pointe de son museau en l’air, elle dresse l’oreille.

Le grand paysan paraît affectionner l’adjudant Matheau. Il le prend par l’épaule :

— Cette guerre, mon ami, est une guerre de sections.

Mais la conversation est un peu savante pour Nénette. Il est question d’offensive, de grand mouvement, de mines à poser, d’attaque simulée. On est là sur la terre durcie par le gel précoce. Le crépuscule tombe dans la vallée. La lune se lève derrière les taillis, là-haut. C’est l’heure où, naguère, il faisait bon rentrer chez soi pour s’asseoir auprès du feu. Le grand paysan dit :

— Vous m’avez bien compris, adjudant Matheau ? Vous m’avez tout à fait compris ?

— Oui, mon colonel.

Maintenant c’est l’appel des hommes. Et voici la file des deux sections qui s’allonge sur la pente du coteau. Où va-t-on ? Un vent cinglant vous glace. La foudre incessante gronde toujours. On va dans l’inconnu, dans l’obscurité, au massacre, à la mort. Le sac est lourd. Le terrain escarpé. De temps en temps, un homme bute sur une souche. À intervalles, on croise des civières que les brancardiers descendent avec peine, et puis des soldats aux pieds gelés, égarés dans la nuit. Il y a cinq kilomètres à faire, avant de gagner le point assigné du secteur. Nénette, de droite et de gauche, folâtre…

Le clair de lune est devenu splendide. On lirait le journal si on en avait le temps. Mais on chemine à présent dans les boyaux des tranchées. Voici la tranchée de première ligne d’où le mouvement ordonné doit partir. On s’y installe. Un retardataire arrive en soufflant. C’est Balandard qui court ainsi depuis le cantonnement, sans avoir pu rattraper sa section. Il voyait de loin les camarades, et la petite tache blanche de Nénette le guidait lorsqu’ils s’effaçaient dans l’ombre. Tout époumoné, il crie :

— Vous ne savez pas ? je suis cabot ! Oui, les gars, je suis cabot, le colonel vient de me nommer.

— Sacré Balandard ! murmure Pas-de-Chance, émerveillé.

Mais Balandard se trouble : sa voix s’altère.

— Quand ma petite femme saura ça !…

Il n’en peut dire davantage. D’ailleurs, là-bas, à l’extrémité du couloir, l’adjudant donne des ordres qu’on se répète de bouche en bouche :

— Au commandement, vous vous assoirez, tous, au bord arrière de la tranchée.

— D’un bond, vous gagnerez le bord avant.

— Alors vous vous coucherez et vous vous porterez ainsi à cinquante mètres de la tranchée ennemie.

— Et là, vous tiendrez sans tirer un coup de fusil.

Les voix s’étonnent ; elles se troublent, mais elles répètent docilement :

— Et là vous tiendrez sans tirer un coup de fusil.

— Jusqu’à la mort.

D’un bout à l’autre de la tranchée, la phrase circule, glaciale :

— Jusqu’à la mort… Jusqu’à la mort…

— Nénette ! appelle Matheau, viens ici. Tu vas nous suivre, ou même nous précéder. Tu es, Nénette, notre panache, le drapeau de notre insouciance française, et le héraut de notre infrangible ténacité. Viens à la mort avec nous, Nénette, petite âme du régiment, qui sers la France à ta manière légère et folle. Les Boches n’ont pas de petit chien comme toi : ils ne sauront jamais en avoir, et c’est la raison mystérieuse qui fera notre victoire. Notre victoire, nous ne la verrons peut-être pas, Nénette, mais nous travaillons pour que d’autres la remportent. En avant !

Cet « en avant », l’adjudant Matheau l’a si fortement lancé que toute la tranchée l’a entendu. Aussitôt, comme s’il s’agissait d’une partie de barres, une brochette d’hommes assis s’alignent sur le bord arrière du couloir. Un coup de sifflet : les voici en avant. Ensuite les corps s’allongent par terre et progressent en se traînant. Le drap bleu de la capote fait, avec la bosse du sac, deux taches obscures qui disparaissent dans la couleur du terrain. Mais les clous des godillots étincellent au clair de lune, et l’on ne voit pas autre chose que cette longue file de souliers, tirés par saccades, qui avance lentement.

Attention ! des balles sifflent. Oui, mais elles viennent d’une tranchée française, creusée de biais, à droite, et qui s’est méprise sur le mouvement qu’elle distingue mal. L’adjudant Matheau se crispe. Comment ! ses deux sections atteintes, stupidement, par les nôtres ! Et parcourant le front de ce cordon humain, il réclame :

— Un homme de bonne volonté, pour une liaison.

Silence.

Matheau réitère sa demande. Nida fait un geste, mais Pas-de-Chance l’a devancé. Et le voici face à l’adjudant. Les deux hommes, le ventre sur la terre durcie, échangent quelques mots.

— Mon adjudant, dit le soldat, je suis un dégoûtant. J’ai laissé tuer Crenn, puis le caporal Minerbe, l’autre fois. Eux, ils avaient de la famille. C’était à moi de marcher.

Et l’enfant des « Fortifs » lève son front tatoué pour dire qu’il est prêt. C’est bon. Il va se diriger vers la tranchée française, pour avertir les camarades. Ce sera dur !

Pendant ce temps, on gagne du terrain. La tranchée boche est à cent mètres… à quatre-vingts. Soudain, le bouillonnement d’une mitrailleuse, et la course effrénée des balles ennemies au ras de l’herbe…

Mais il y a une erreur de réglage : les projectiles ne blessent que la terre gelée où ils s’enfoncent. Et la ligne des souliers à clous progresse toujours. Nénette bondit dans l’herbe après les balles. L’adjudant, pareil au chien de berger, fait à quatre pattes le tour de son troupeau.

— Hardi ! hardi ! Voyez si Nénette a peur !

La distance n’est plus guère que de soixante mètres. Le tir s’est relevé. Parfois, au long de la ligne, deux godillots s’immobilisent sur le terrain. Mais le reste continue d’avancer régulièrement. N’est-ce pas une chose entendue qu’on tiendra jusqu’au bout ? Les épaules s’aplatissent au ras de terre. Des balles entrent dans les sacs. On les entend résonner sur le fer-blanc du quart. Enfin, voici la halte.

— Abritez-vous ! fortifiez-vous ! crie l’adjudant Matheau.

Et saisissant un pic sur le dos de Nida, il se met à creuser fiévreusement le sol, pour donner l’exemple. Une divine espérance l’anime, celle de sauver sa troupe entière, dont pas un homme encore ne semble atteint mortellement. Et puis ne faut-il pas à tout prix tromper cette effroyable immobilité devant la mort ? Le temps passe. Là-bas, la fusillade fait rage. Mais déjà un petit bourrelet de terre s’édifie.

Soudain l’éclair attendu aveugle Matheau : un choc formidable dans la tête, et la chute de son corps dans la terre qu’il vient de remuer…

Presque au même instant, un épouvantable fracas de cataclysme : en face, le paysage semble se soulever dans un nuage. Des morceaux du sol sautent en l’air ; des casques à pointe, des formes humaines apparaissent parmi le feu, dans l’explosion. Deux cents mètres de tranchée allemande viennent d’être bouleversés par nos mines.

E)t vous comprenez maintenant pourquoi cette hardie, cette invraisemblable diversion de nos coloniaux, pendant laquelle, sournoisement, une escouade du génie creusait la terre et posait ses engins.

XIII

Quand l’adjudant Matheau se réveille, il est confortablement couché sur un matelas, au poste de secours. De jeunes médecins auxiliaires se penchent sur son front emmailloté de bandes. Il pose une question :

— Combien sont revenus sur mes quatre-vingt-dix hommes ?

— Quatre-vingts dont la plupart blessés, mais peu grièvement, dit un brancardier.

C’est la radieuse victoire, celle qui a jugulé même la Mort ; c’est le miracle !

Et confondu, l’adjudant Matheau sourit de bonheur.

Sur un matelas voisin, voici la grosse tête de Balandard. Il lève fièrement ses deux mains gantées de blanc, comme pour un assaut de boxe, et dicte à un jeune infirmier une lettre pour madame Balandard : « Ne lui dis pas que j’ai les deux mains fracassées, mais seulement que je suis caporal. »

Les deux frères Hervé sont côte à côte, sur deux brancards jumeaux, bien contents d’être tombés ensemble, car, l’un sans l’autre, c’eût été triste, n’est-ce pas ? Loïk n’a que l’épaule traversée. Nida, plus atteint, garde une balle dans le poumon, mais on lui a promis de le sauver. Et voici Pas-de-Chance, dont le cou est troué près de la carotide. Il s’en est fallu d’un centimètre qu’il ne soit tué. Un jeune médecin épelle sur son front le tatouage :

— Menteur ! s’écrie-t-il en riant.

Tout à coup l’adjudant Matheau, qui souffre atrocement, aperçoit à ses pieds un petit drapeau belge. Et le brancardier lui explique :

— Lorsqu’on vous a relevé, il y avait près de vous un petit chien mort, un fox blanc, au museau noir, qui portait autour du cou ce drapeau. On a pensé que le chien vous appartenait. On l’a enterré là-haut, avec vos hommes, mais on vous a rapporté le drapeau qui était peut-être un souvenir.

XIV

Voilà l’histoire de Nénette, ainsi que me l’a racontée au cours de sa convalescence un héros de cette folle épopée. Je l’offre aux glorieux soldats de l’Argonne dont beaucoup reconnaîtront ici la silhouette capricieuse et familière du petit chien. Que ce récit soit encore un monument à l’ombre de Nénette, qui fut, dans l’infernale vallée, le symbole de leur gaîté, de leur insouciante témérité, de leur âme française.