Mirage (Mousseau)/Chapitre II

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C. A. Marchand (p. 11-20).


CHAPITRE II



Marcelle vivait à Saint-Augustin, avec sa mère, veuve d’un fonctionnaire du nom de Gustave Doré, et son frère Arthur, qui étudiait le droit à l’Université Laval et qui était comme Louis Duverger à la veille de commencer sa seconde année de cours.

Monsieur Doré s’était fixé à Saint-Augustin pour tâcher de rétablir sa santé fort compromise, mais il n’avait pu y réussir et il mourut au bout de deux ans, comme Arthur venait de sortir du collège. Il laissait peu de fortune à sa veuve, juste de quoi vivre bien modestement. Aussi madame Doré résolut-elle de continuer à demeurer à Saint-Augustin, avec sa fille. Quant à son garçon, pour lequel elle avait une grande tendresse, mêlée de beaucoup de faiblesse, elle l’envoya à l’université, ne voulant pas tenter de lui trouver de situation et voulant au contraire lui faire faire des études qui le conduiraient, elle en était persuadée, à un avenir brillant.

Arthur avait assez bon caractère, mais il était fort égoïste et d’une insouciance complète, avec cela aimant à s’amuser et n’observant pas la tempérance d’une façon bien sévère. Il lui eut fallu une direction ferme et de bons conseils qui lui manquèrent. Madame Doré avait beaucoup de jugement, mais elle ne connaissait pas la vie et n’avait pas du tout l’expérience des choses du monde. Elle n’était donc guère à même de maîtriser et de diriger le jeune homme. Au contraire, sa tendresse extrême, qu’Arthur connaissait trop bien et dont il abusait, la rendait absolument incapable de le contrôler.

Au reste, il est peu de mères qui soient douées des qualités nécessaires pour diriger un fils et les vertus héroïques des mères de Lacédémone et de Sparte, et, plus près de vous, des mères des guerriers des Balkans, qui ont étonné le monde, ne se trouvent pas souvent chez les femmes de nos sociétés modernes.

Et puis la mère, devenue veuve, est trop souvent désarmée en face de celui en qui elle croit voir la survivance d’un être aimé ; elle ne sait plus que chérir et choyer.

Arthur bénéficiait de cet état de choses. Il savait sa mère prête à toutes les indulgences et s’il n’avait eu un bon naturel et si l’amitié de sa sœur n’avait été mêlée d’un peu plus d’énergie que les sentiments d’affection de sa mère, il se fût probablement laissé entraîner à de malheureux excès.

Il était la raison d’être de sa mère et il jouait le premier rôle dans le modeste logis, où toutes les attentions, tous les soins et toutes les admirations convergeaient vers lui. Avec une cruauté inconsciente, madame Doré sacrifiait sa fille pour lui et ne s’occupait que de ce qui le concernait. Marcelle, qui était encore fort jeune et qui ne se rendait pas nettement compte des joies et des avantages dont elle était privée, jouait avec bonne grâce le second rôle et s’effaçait avec humilité devant son frère, de la supériorité duquel elle était convaincue. Les deux femmes ne vivaient que par lui et pour lui, et Arthur acceptait avec un égoisme satisfait ce sacrifice et ce dévouement.

Le départ d’Arthur pour l’université causa donc un grand vide à la maison et l’impression pénible due à son absence fut encore accentuée par l’approche des longues soirées d’automne et par le fait que la plupart des touristes avaient quitté le village, devenu solitaire et morne, en dépit du paysage riant et gracieux qui l’environnait, de la verdure des arbres, des collines, des champs et des horizons, qui semblait mettre au défit les premiers souffles froids de l’automne.

L’étudiant partit, un matin de septembre ; sa mère et sa sœur l’accompagnèrent à la gare, le cœur gros, car plusieurs mois s’écouleraient avant qu’elles ne le revissent. Elles rencontrèrent à la gare la famille Duverger, qui venait reconduire Louis, également sur le point de rentrer à l’université.

Plusieurs autres enfants accompagnaient le père Duverger et sa femme, et madame Doré eut un serrement de cœur, à leur vue, en pensant que quand elle retournerait au logis, elle n’y trouverait personne et qu’elle serait en tête-à-tête avec sa fille, à laquelle elle tâcherait de cacher son chagrin, mais qui le devinerait et ferait pour la distraire de vains efforts.

Les deux familles s’abordèrent et le père Duverger et sa femme, qui avaient beaucoup de déférence pour madame Doré, dont ils voyaient la peine, mirent dans leur accueil toute la bonté des cœurs simples et forts. Sans affecter de s’adresser à elle, le père Duverger eût pour madame Doré des paroles d’encouragement et de réconfort qui lui firent du bien. Il n’était pas peu fier de voir son garçon au même rang qu’Arthur Duverger et de voir Marcelle le traiter en camarade ; il songeait avec infiniment de satisfaction que ses labeurs n’avaient pas été vains, que son fils lui faisait honneur, gravissait un échelon de l’échelle sociale, grâce à lui, et lui en était reconnaissant. Il ne faisait cependant rien voir de ses sentiments, avec une délicatesse touchante.

L’entretien ne dura pas longtemps. Le train approchait et l’on se dit adieu. Louis embrassa sa mère, ses frères et ses sœurs et serra cordialement la main à son père, pendant que Marcelle et sa mère disaient adieu à Arthur et que madame Doré, qui commençait à s’inquiéter de son peu de succès à l’université, lui disait avec sollicitude : « travaille bien, mais ne te fatigue pas, prends soin de ta santé. » Arthur promit de travailler et de prendre soin de santé, qui n’était nullement en danger. « Écris-nous souvent », lui cria Marcelle, comme le train s’ébranlait.

Un coup de sifflet retentit ; les wagons s’enfuirent, dans un tourbillon de poussière, et diminuèrent rapidement dans le lointain, puis se perdirent tout-à-fait à l’horizon, où un léger nuage de fumée flotta un instant.

C’était tout ; ils étaient partis.

Les deux familles se séparèrent, après avoir échangé des salutations, et Marcelle et sa mère rentrèrent au logis.

« Je suis content que cela soit terminé » dit Arthur Doré à Louis Duverger, quand le train se mit en marche ; « c’est toujours une scène quand je pars. On dirait que je m’en vais au bout du monde. Pourtant, Montréal n’est pas loin et je ne vois pas pourquoi maman se désole tant. »

— Tu es fils unique, dit en souriant Louis.

— C’est ça, continua Arthur, et on voudrait tout le temps me tenir en sûreté, comme un objet précieux. Je suis continuellement accablé de recommandations. J’avoue que je ne suis pas fâché de redevenir libre.

— Ça n’est pas pareil chez moi, fit Louis : mon père et ma mère n’ont pas le temps de me gâter.

Cette allusion de Louis à son père et à sa mère, pour lesquels Arthur n’avait qu’une médiocre estime, parce qu’ils n’étaient que de simples cultivateurs et qu’il lui déplaisait que Louis fît un rapprochement entre eux et sa mère, le rendit silencieux. Il ne daigna pas répondre ; il alluma une cigarette et se mit à fumer.

Son silence n’offensa pas Louis, qui avait pour lui l’indulgence des caractères forts pour ceux qu’ils sentent inférieurs à eux. Et puis Arthur était un ami d’enfance de Louis et celui-ci avait trop bon caractère pour se formaliser de ses brusqueries et de ses manières un peu lestes.

— « Il va falloir que je passe mes examens, » dit tout à coup Arthur. Il avait plusieurs examens trimestriels en retard et cette pensée, surgissant tout-à-coup, troubla sa quiétude.

— Ce n’est pas un gros travail, dit Louis.

— Non, j’ai le temps.

Et avec la mobilité d’esprit qui le caractérisait, Arthur s’exclama : « je ne sais si Jeanne Legris est revenue en ville ! »

Jeanne Legris, c’était la fille d’un employée du Palais à laquelle cet employé l’avait présenté, croyant que les bonnes manières d’Arthur le destinaient à devenir un homme fort distingué. Monsieur et madame Legris l’invitaient chez eux, le choyaient et le cajolaient. Arthur ne demandait pas mieux que de retrouver à leur foyer l’atmosphère d’admiration et de sollicitude à laquelle l’avait habitué sa mère. Et il passait son temps là, éloignant de Jeanne Legris les prétendants sérieux et négligeant de revoir les leçons du jour.

Quand il n’était pas chez les Legris, il s’amusait ailleurs et il trouvait rarement le temps de feuilleter son code.

Le trajet entre Saint-Augustin et Montréal n’est pas long. Les deux étudiants furent vite arrivés.

Ils logeaient ensemble, dans la même pension, chez un couple qui demeurait rue Saint-Denis, dans une maison située près de la rue de Montigny et qui est maintenant transformée en magasin.

Il y a d’innombrables pensions à proximité de l’université Laval et plusieurs reçoivent un nombre considérable d’étudiants. Le couple chez qui logeaient Arthur et Louis n’avait qu’une chambre à louer et les époux ne voulaient pas se donner trop de trouble ; ils n’avaient donc pris que les deux étudiants comme pensionnaires, ce qui assurait aux jeunes gens une paix et une tranquillité fort appréciables pour leurs études. La chambre où ils habitaient tous les deux était sous le toit et les locataires du logis, qui ne faisaient pas plus de bruit que deux souris grises, logeaient à l’étage inférieur. Un calme quasi-monastique régnait dans la maison quand les étudiants n’y étaient pas et ne l’animaient pas de leurs rires sonores. Quand ils montaient à leur chambre, le vieux les suivait et s’asseyait au milieu de l’escalier, d’où il écoutait en souriant silencieusement, le bruit jeune de leurs voix.

Arthur et Louis étaient arrivés la veille de l’ouverture des cours, de sorte qu’ils n’eurent que le temps d’ouvrir leurs valises et de s’installer.

Ils ne virent personne jusqu’au lendemain matin, car ils ne sortirent pas. Mais le lendemain, de bonne heure, ils étaient rendus à l’université, pour renouer connaissance avec les camarades et les revoir, après trois mois de séparation.

Malgré l’heure matinale à laquelle ils se rendirent, beaucoup d’étudiants étaient déjà là, heureux de reprendre leurs études et de recommencer la vie libre de tout soucis de l’université, où on oublie trop facilement qu’on est venu pour travailler et se créer un avenir.

L’université est un carrefour d’où partent les chemins qui conduisent dans la vie et c’est là qu’on choisit définitivement sa voie et qu’on se fait ce qu’on doit être plus tard. C’est là que les caractères s’affirment et s’affermissent ; c’est là que les énergies et les ambitions se font jour, que les rêves et les illusions se dissipent et que l’on s’oriente définitivement. C’est là que quelques-uns s’arment pour la lutte de la vie et que d’autres font misérablement naufrage.

La rentrée des cours est véritablement un événement solennel et redoutable, auquel trop peu se préparent et qu’un trop petit nombre envisagent sérieusement. Pour beaucoup, la joie d’être libres et sans discipline et le mirage des plaisirs universitaires constituent la note dominante de la première journée et en masquent l’importance extrême.

Plusieurs arrivent avec de bonnes dispositions et perdent, en même temps que ces bonnes dispositions, tout le reste de leur vie. D’autres ne commencent qu’à l’université à envisager sérieusement la vie et à s’y préparer consciencieusement à remplir les devoirs que leur profession leur imposera à l’égard du public et à faire honneur aux responsabilités qu’ils assumeront.

Si les conseils et les leçons des professeurs ont une grande influence sur les étudiants, le caractère de chacun et la situation où il se trouve modifient beaucoup ces influences. Les jeunes gens de la ville qui sortent d’un externat pour entrer à l’université et qui demeurent dans leurs familles ne courent assurément pas grand danger ; ils ne font que garder les défauts ou les qualités qu’ils ont, car ils ne changent guère de milieu. Mais il n’en est pas de même des jeunes gens des campagnes. Ces derniers apportent la sève vive du soi ; ils viennent mêler leur sang pur et fécond au sang appauvri des fils des cités ; ils ont l’appoint d’énergie précieuse et de forces qui constituent une richesse inestimable. — Comme toutes les richesses, ces trésors sont souvent gaspillés.

L’université expose en effet aux tentations d’une grande ville ces jeunes gens éloignés de leur foyer, pleins de la joie de vivre et grisés de liberté. Ils n’ont d’autre protection que la force de leur caractère et les bonnes habitudes prises au collège. Que ces préservatifs sont fragiles devant tant de dangers, dont quelques-uns sont encore plus grands parce qu’ils sont inconnus !

Ceux qui résistent sont doublement trempés ; ils sont prêts pour la lutte.

Les professeurs, qui ont vu passer tant de jeunes gens, savent les tempêtes et les orages qui assailliront cette belle jeunesse et le discours d’ouverture du doyen, dans chaque faculté, est généralement une sorte de petite homélie laïque au cours de laquelle il exhorte ses auditeurs à bien faire et leur donne les conseils que lui inspire son expérience. C’est des exhortations de ce genre qu’entendirent Louis Duverger et Arthur Doré, quand l’appariteur convia à la salle des cours les étudiants qui causaient et riaient, en se racontant leurs aventures et leurs plaisirs de l’été.

Le doyen répéta, comme il le faisait chaque année, à pareille époque, que l’ennemi des étudiants c’était surtout l’alcool, puis les flâneries et les cartes. Arthur écouta d’une oreille distraite ces recommandations et ces conseils dont il aurait eu grand besoin, car il jouait souvent aux cartes des nuits entières et profitait vraiment trop peu de l’exemple que lui donnait Louis par ses habitudes sages et rangées. Pourtant, celui-ci n’était pas de ceux qui font détester la vertu, car il n’était pas méticuleux et ne s’astreignait à aucune règle ridicule ou forcée ; il travaillait simplement continuellement, prenant de temps à autre le repos et les récréations dont il avait besoin. C’était sa seule règle.

La vie d’université s’ouvrit donc, avec ses journées bien remplies de besognes diverses, car les étudiants qui veulent travailler ont tous l’ouvrage qu’ils veulent, comme aussi ceux qui veulent perdre leur temps et fainéanter le peuvent facilement. On commence en effet à pratiquer l’apprentissage de la vie, à l’université ; on n’a plus une règle prévoyant l’emploi de chaque instant et on est absolument libre, — en apparence, car l’esclavage du travail quotidien est bien plus dur que les règles des communautés et des écoles. Ces règles enlèvent en effet presque toute responsabilité à celui qui les suit et lui épargnent presque tout effort ; il n’a qu’à se laisser conduire et à accomplir, à l’heure dite, la besogne qu’on lui présente, tandis que dans la vie il faut se faire violence et se commander à soi-même d’exécuter tel travail à telle heure ; il faut faire un effort continuel et dompter souvent des répugnances ou même un malaise physique qui rend presque impropre au travail. La nécessité de la vie est là qui nous pousse et nous harcèle, sans nous laisser de répit : un homme qui cesse de travailler, qui ne poursuit pas la tâche commencée, devient inutile et il est un fardeau pour lui-même et pour la société. Le flot de la vie le rejette, comme une rivière jette sur ses rives l’écume et les épaves qui ne peuvent suivre son cours rapide.

L’étudiant indolent n’a d’autre aiguillon que la déconsidération auprès de ses professeurs mais son inertie a pour saction l’échec à la fin de ses cours.

Le nombre de ceux dont le courage n’est pas à la hauteur de l’effort quotidien est heureusement peu considérable et le déchet qu’un cours universitaire jette dans la société n’est pas aussi considérable que pourrait le faire croire la vue d’une de ces épaves de la rue Saint-Jacques, d’un de ces quelques universitaires qui n’ont pu ou qui n’ont pas voulu réussir et qui maintenant, attachés quand même à une profession dont ils ne se sont pas rendus maîtres, hantent les bureaux d’avocats et fréquentent encore leurs anciens camarades d’université, trop heureux quand, faute d’un client ou d’une affaire, ils peuvent au moins se faire payer une consommation.

Mais on voit aussi, rue Saint-Jacques et aux abords du Palais, des jeunes gens qui courent souvent plutôt qu’ils ne marchent, des dossiers entre les mains et l’air si affairé qu’on les prendrait pour quelque « savant maître », si leur jeunesse ne rendait cette idée improbable. Ce sont les étudiants en droit qui travaillent et qui se préparent consciencieusement à la profession d’avocat en parcourant les dédales du palais et aussi ceux non moins compliqués de la procédure. Ils sont fort occupés, car la chicane ne chôme guère, et les formalités qu’il faut remplir pour mener à bien un procès sont innombrables.

Louis Duverger était du nombre de ceux qu’on rencontrait régulièrement chaque jour au palais et il n’avait pas une minute à lui, pendant toute la semaine. Les cours commençaient à huit heures du matin et se terminaient à dix heures. De ce moment il appartenait au bureau, où on lui laissait à peine le temps de prendre le lunch et où on lui faisait faire mille courses, quand on ne l’occupait pas à rédiger les pièces de procédure. Cela durait ainsi, sans répit, jusqu’à ce que l’heure du cours de l’après-midi le ramenât à l’université, d’où il ne sortait qu’à six heures.

Il avait donc trois heures de cours par jour et ses soirées lui suffisaient à peine pour repasser ces cours et lire les auteurs traitant des sujets dont parlaient les professeurs. Il eut même pu consacrer ses samedis et ses dimanches à l’étude sans parvenir à tout apprendre, car la science du droit est comme toutes les autres branches du savoir humain : un seul cerveau ne peut la contenir toute et on l’étudie toute sa vie en ayant toujours quelque chose à apprendre. Aussi un étudiant est-il forcément obligé de suivre d’abord le texte de ses manuels et de ses codes, quitte à se renseigner ensuite, autant qu’il le peut sans se surmener, sur les questions de pratique et sur la jurisprudence.

Louis, faisait de son mieux. C’est à la vérité tout ce qu’on est tenu de faire dans la vie, mais on n’arrive souvent au succès qu’en se prodiguant davantage et en se faisant réellement violence pour accomplir plus qu’un effort ordinaire ne peut produire. Quand arrivaient les examens, le jeune étudiant ne dormait pas beaucoup et il s’acharnait souvent passé minuit sur quelque texte de loi dont le sens lui échappait.

Celui qui n’a pas su pâlir sur les livres, dans le calme et le recueillement d’une chambrette d’étudiant, pendant que dans la cité illuminée par la clarté brillante mais blafarde des réverbères passe le tourbillon des plaisirs, pendant que la foule s’amuse et jouit, celui-là n’est pas prêt pour la vie, et n’est pas digne du succès. Mais celui qui a lu à longs traits à la source du savoir, celui qui a négligé les plaisirs et qui a recherché l’austère compagnie du devoir et de l’étude, celui-là est fort : les obstacles ne l’effraient pas et il est digne de confiance et d’estime. Il est prêt à jouer, sur la scène du monde, le rôle qui lui convient.

Si les pensées graves et le travail assidu plaisaient à Louis Duverger, il n’en était pas de même d’Arthur Doré : Louis l’avait fort peu souvent comme compagnon, quoiqu’ils partageassent la même chambre ; ils n’étaient guère ensemble que les jours où Louis prenait congé et se donnait un peu de récréation. Ils ne se voyaient qu’aux cours du matin, où Arthur se rendait assez régulièrement, parce qu’il faut en avoir suivi un certain nombre pour être admis à prendre part aux concours de fin d’année et aux examens finaux.

Souvent, après le cours, Arthur retournait se coucher, fatigué par une nuit de plaisir. Il faisait sa cléricature dans le bureau d’un ami et il ne se rendait que rarement à ce bureau. Quand il travaillait avec Louis, c’était à la veille des examens et il devait à la complaisance de son ami, qui se faisait son répétiteur, de n’être pas plus en retard qu’il l’était. Il faisait le calcul qui réussit à quelques-uns, mais qui en fait échouer un plus grand nombre, et il attendait les derniers six mois de la dernière année pour se préparer à l’épreuve de la licence. En attendant, il s’amusait, jouant aux cartes, fréquentant les théâtres, buvant un peu d’alcool et fumant beaucoup, menant une vie de nature à l’amollir et à le rendre absolument impropre au grand effort qu’il se proposait de faire, à la fin, pour rattraper le temps perdu.

Un mois s’était écoulé depuis l’ouverture des cours. Louis et Arthur avaient, au cours de ce mois, rencontré le docteur Ducondu, qui les avait courtoisement invités à venir chez lui. Tous deux songèrent à ces rencontres, un dimanche matin, comme ils revenaient de Notre-Dame-de-Lourdes, où ils avaient assisté à la messe des étudiants.

« Je vais faire des visites, cet après-midi, » déclara Arthur, qui sortait beaucoup plus dans le monde que Louis, à cause des nombreux loisirs qu’il se donnait. Louis sortait aussi quelque peu, mais il oubliait trop qu’on ne peut réussir dans une profession si on n’a beaucoup d’amis et de relations et il ne songeait pas souvent à cette partie pourtant importante de la préparation de son avenir. Il ne répondit donc pas immédiatement à Arthur, se demandant s’il n’avait pas lui aussi quelqu’un à aller voir. Il pensa tout à coup au docteur Ducondu et à sa fille, qui lui avait fait promettre d’aller la voir, quand il serait de retour à Montréal, — par simple amabilité, du reste, car elle connaissait à peine Louis avant de l’avoir rencontré au pique-nique, à Saint-Augustin.

« Si nous allions ensemble voir mademoiselle Ducondu, » dit Louis : « elle nous avait invités, à Saint-Augustin. »

— Oh ! c’était par politesse, répondit Arthur, qui avait lui aussi pensé à cette visite et qui n’en avait pas parlé, justement pour éviter la suggestion que Louis venait de faire.

Ce n’était pas qu’il tînt particulièrement à être seul dans les bonnes grâces d’Ernestine Ducondu, mais il n’aimait pas à paraître dans le monde avec Louis, auquel il consentait bien à reconnaître la supériorité dans les études, mais qu’il voulait maintenir à un rang social inférieur, faisant par là preuve d’un égoïsme et d’une petitesse d’esprit méprisables. « Je n’irai probablement pas chez mademoiselle Ducondu, » dit-il dédaigneusement ; « je n’aurai pas le temps. »

Louis vit bien que sa proposition déplaisait à son camarade, sans soupçonner pourquoi, et il dit : « j’irai tout seul alors. J’avais trouvé mademoiselle Ducondu aimable et sans prétention aucune ; j’aimerais à la revoir. »

Arthur partit le premier, puis, vers trois heures et demie, Louis se rendit chez Ernestine. Une bonne vint lui ouvrir et le fit entrer. À sa grande surprise, il trouva Arthur en compagnie de mademoiselle Ducondu. Il cacha poliment son étonnement et Arthur lui-même ne laissa pas paraître son mécontentement, il dit seulement à Louis, d’un ton bourru, quand ils sortirent ensemble : « tu y tenais décidément à cette visite. »

— Oui, répondit Louis, très simplement. Mais je croyais que tu ne viendrais pas.

— Je suis allé ailleurs d’abord, mais je n’ai pas trouvé chez eux les gens que j’allais voir.

C’était un mensonge, car Arthur s’était rendu tout droit chez le docteur Ducondu, mais il aurait été humilié d’avouer la vérité.

Ernestine avait été très aimable pour les deux jeunes gens. Elle était en même temps étonnée et charmée de constater que si Louis ne faisait pas de phrases et ne contait pas de fadaises, par contre il causait très bien, sans affectation, et se montrait aussi intéressant qu’Arthur était emprunté et guindé. Elle fit part à son père de ces observations et le docteur lui dit : « ce jeune Doré me semble un bon garçon, mais je ne crois pas qu’il fasse jamais grand chose. Le jeune Duverger à l’air sérieux et bien élevé ; si tu veux le recevoir, je n’y ai pas d’objection, au contraire. »

— Il est très intelligent, dit Ernestine, qui sans être bas-bleu était fatiguée d’entendre parler bals et réceptions par les jeunes gens qu’elle recevait. J’aime cela pouvoir parler des choses ordinaires de la vie, de temps à autre.

Elle n’en dit pas davantage, car Louis n’avait éveillé en elle aucun autre sentiment que celui de la curiosité.

Le soir, Arthur, furieux d’avoir été relancé chez mademoiselle Ducondu par Louis, ne sortit pas ; il écrivit chez lui, pour la première fois depuis qu’il était à Montréal, afin de soulager un peu sa mauvaise humeur.

C’est à sœur qu’il écrivit et il lui dit à quel point cela l’ennuyait « de voir Louis se donner des airs de fréquenter la bonne société. » Cette phrase fit mal à Marcelle, qui était accoutumée à voir son frère jouer au personnage et qui l’en plaisantait même un peu mais qui se fit difficilement à l’idée que Louis Duverger allait voir mademoiselle Ducondu.

Pendant que madame Doré se réjouissait qu’Arthur eût écrit, la pauvre jeune fille subissait la crise morale qui accompagne souvent la découverte d’un sentiment nouveau et éprouvait les tourments que cause la naissance de l’amour quand la lumière se fait dans un coin inexploré du cœur et qu’on se surprend à penser à un absent au moment où il pense à une autre.

Si Arthur eût dit à Louis qu’il écrivait à sa sœur, Louis lui aurait certainement demandé de le rappeler à son souvenir, car il avait pour elle une amitié sincère. Mais Arthur n’en fit rien, avec son égoïsme et son indifférence habituelle, et l’absence de toute allusion à Louis, excepté pour dire qu’il était allé chez mademoiselle Ducondu, prit pour Marcelle une signification toute autre que celle qu’avait voulu lui donner Arthur. Louis connaissait à peine Ernestine et n’était allé chez elle que par besoin de distraction, mais Marcelle, qui le connaissait depuis des années, qui le savait bon, intelligent et studieux, qui aimait sa physionomie franche et sérieuse, et dans l’existence de laquelle il tenait une place considérable, crut avoir perdu son ami d’enfance et elle en fut chagrinée.

Une jeune fille ne sent jamais si bien qu’elle s’intéresse à un jeune homme que quand elle suppose qu’il a des attentions pour une autre femme. Quand on découvre qu’on est jalouse, on découvre qu’on est amoureuse ou bien près de l’être. La pauvre Marcelle fit cette triste découverte et elle pleura.