Mirage (Mousseau)/Chapitre III

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C. A. Marchand (p. 20-31).

CHAPITRE III



Le docteur Ducondu arpentait rapidement la rue Saint-Jacques. Il venait d’assister à une réunion du conseil d’administration d’une société dont il faisait partie et il se hâtait d’aller voir quelques malades, avant souper.

Il croisa, en chemin, un groupe de plaideurs et d’avocats qui sortaient du Palais, après l’audience de l’après-midi. Parmi eux se trouvait Jean Larue, qui aborda familièrement le docteur, en lui disant : « vous faites des affaires ? »

— Oui, répondit le docteur, je viens d’assister à une réunion.

— La profession ne suffit plus à votre activité !

— Au contraire, je commence malheureusement à m’en détacher.

En effet, le docteur Ducondu, qui s’était amassé une jolie fortune, commençait à négliger quelque peu sa clientèle et à se consacrer plus exclusivement à l’administration de sa fortune. Il ne soignait que le jour et ne sortait plus la nuit.

Il dépassait la cinquantaine et il éprouvait le besoin d’un peu de repos. S’étant marié tard à une femme un peu plus jeune que lui, dont il n’avait eu qu’une fille, Ernestine, il considérait qu’il n’avait plus de raison de se surcharger d’un travail inutile, puisqu’il avait assez de biens pour mener une vie large et aisée. Il n’avait gardé que ses anciens clients et quand de nouveaux patients avaient recours à lui il les soignait plutôt par amour de sa profession et ne chargeait que de légers honoraires. Cette manière d’agir lui attirait sans cesse de nouveaux malades, de sorte qu’il était beaucoup plus occupé qu’il ne l’aurait voulu, en dépit, de son désir d’un repos bien mérité.

Il causa un instant avec Larue, puis lui dit au revoir, car l’air était vif et ne convenait pas aux arrêts prolongés. « À propos, » fit Larue comme le docteur se disposait à s’éloigner, « savez-vous que Dulieu a mis à exécution son projet de faire des spéculations à Saint-Augustin ?

— Comment cela, demanda le docteur ?

— Vous rappelez-vous qu’il voulait acheter des terrains, et y construire des cottages, pour les louer ou les revendre ?

— Je m’en rappelle vaguement.

— Eh : bien, il a acheté une terre, celle d’un nommé Josaphat Beaulieu, et il a fait préparer des plans pour la construction de plusieurs villas qui seront prêtes l’été prochain.

— Vraiment ? il est merveilleux !

— Il se propose de publier beaucoup d’annonces, au printemps, et il compte faire une excellente affaire. Comme vous avez une propriété à Saint-Augustin, j’ai cru que la nouvelle vous intéresserait.

— Elle m’intéresse en effet, dit le docteur en souriant ; si ce satané Dulieu remplit l’endroit de bruit et l’encombre de gens nouveaux, je serai obligé d’aller chercher la paix ailleurs. Ces agents d’immeubles ! Il faut qu’ils fassent des affaires partout !

Les deux hommes se séparèrent.

Le soir, le docteur raconta, au souper, ce que Larue lui avait appris.

Ces paroles produisirent une grande impression sur sa femme et sa fille, car elles étaient comme lui très attachées à leur maison de campagne et elles n’auraient pas voulu que rien vînt gâter leurs villégiatures.

« Je me demande qui monsieur Dulieu va nous amener à Saint-Augustin, dit Ernestine… Pourvu que ce soient des gens comme il faut, il vient toute sorte de monde, le samedi et le dimanche, mais s’il fallait que ce soit continuellement comme cela »…

Madame Ducondu avait des habitudes simples ; elle aimait à recevoir quelques intimes, mais elle détestait l’étiquette et la contrainte. Elle émit donc l’opinion que Saint-Augustin exigeait actuellement assez de toilette et de visites et deviendrait intolérable si on en faisait une place en vogue.

« En y réfléchissant, » dit le docteur, « je ne crois pas que nous courions de danger. Dulieu est plus intelligent que cela : il sait bien que si moi et quelques autres nous sommes allés nous installer à Saint-Augustin, c’est pour nous reposer, dans le calme de la campagne, parce que c’est une vraie campagne et non une succursale des clubs et des salons de la ville. Il va probablement tenter d’attirer les gens en proposant notre exemple. Cela ne ferait pas son affaire s’il chassait ceux qui sont rendus à Saint-Augustin. Je crois qu’il est plus fin que cela. En tout cas, il y a un moyen bien simple de remédier au mal : je vais téléphoner à Savard et à nos amis qui villégiaturent à Saint-Augustin ; nous allons voir Dulieu, nous allons nous assurer de ses intentions et nous allons lui faire comprendre que nous pourrions contrecarrer ses projets, s’il n’est pas raisonnable. S’il est raisonnable, nous l’aiderons, ce sera dans notre intérêt autant que dans le sien, et nous tenterons de faire venir des gens que nous connaissons. Justement, mon ami Leblanc avait l’intention de venir acheter une propriété à Saint-Augustin. Il doit y en avoir d’autres aussi. »

— Que je suis contente, papa, dit Ernestine, c’est une bonne idée. Pendant que les Ducondu s’inquiétaient ainsi de ce que deviendrait Saint-Augustin, ils oubliaient complètement de penser au père Josaphat Beaulieu et à sa famille, et de se demander où ils étaient allés.

S’ils s’étaient informés de lui, ils auraient appris qu’il était rendu à la ville.

Comment le père Beaulieu, à l’âge qu’il avait, en était-il venu à abandonner la terre sur laquelle sa famille vivait, de père en fils, depuis trois générations, voilà qui vaut la peine d’être raconté.

Dulieu, qui ne laissait jamais s’écouler longtemps entre la conception d’un projet et sa mise à exécution, était retourné chez Beaulieu, le lendemain du pique-nique qu’avait donné madame Ducondu. Il avait prétexté un objet perdu dans les buissons et le père Beaulieu, fort obligeant, s’était offert à l’accompagner pour l’aider dans ses recherches.

Inutile de dire que Dulieu ne trouva rien, mais il obtint tous les renseignements qu’il désirait obtenir.

La terre du père Beaulieu était coupée en deux par le grand chemin. Sa plus grande moitié se trouvait longée par un autre chemin transversal, qui conduisait dans les « rangs ». Elle était boisée à souhait et située près d’un cours d’eau. Le cultivateur, rendu loquace par la fête de la veille et mis en confiance par les manières engageantes de son interlocuteur, avoua à Dulieu que la vie était dure et qu’il suffisait tout juste à mettre les deux bouts ensemble, à la fin de l’année.

Saint-Augustin est loin des marchés, le sol y est rocailleux et ne produit pas en raison du travail que demande sa culture. Le père Beaulieu, après vingt ans de travail, avait réussi à élever sa famille, composée de deux fils et de trois filles, dont deux étaient mariées, mais il n’avait pu mettre un seul sou de côté. Après une vie de labeur incessant, il devait continuer à travailler sans répit jusqu’au dernier jour.

Cette loi du travail qui courbe le paysan vers le sol depuis sa jeunesse jusqu’à ce que son corps fatigué aille reposer dans la terre qui l’a nourri est acceptée avec résignation par les habitants de nos compagnes. Ils ont des vertus admirables de patience et de résignation, qu’ils puisent dans la contemplation quotidienne d’une nature forte et sereine. Et puis il y a l’espoir d’un monde meilleur, où on ne travaille plus, où on ne peine plus par tous les temps et à toute heure du jour, où l’on est débarrassé des fardeaux pesants, des soucis et des peines. La vue de ce ciel bleu, où les mystères sublimes de la religion chrétienne lui enseignent que son âme se perdra en un bonheur indicible, encourage et soutient le travailleur.

Mais nous sommes avant tout humains : qu’un espoir terrestre survienne, que la richesse et la fortune s’offrent à nous, et nous courons à sa rencontre.

Le père Beaulieu eut accueilli avec plaisir une occasion de s’enrichir. Dulieu, qui trouva la propriété tout à fait à sa convenance, résolut de l’acheter, mais il ne fit pas de proposition immédiate, craignant que le père Beaulieu ne lui demandât un prix exagéré ou ne refusât sa proposition. Il entreprit une campagne savante pour tirer partie des instincts de cupidité qui sommeillaient dans le cœur du cultivateur.

On le vit bientôt presque tous les jours chez le père Beaulieu, avec lequel il venait causer familièrement, le soir, en fumant la pipe, où qu’il hélait dans les champs, le jour, quand il passait en voiture avec des amis. Il mit pleinement à profit les quelques jours pendant lesquels il devait encore séjourner à Saint-Augustin et alluma des convoitises immenses dans le cerveau du cultivateur. Il lui parla argent et transactions financières, lui raconta avec complaisance comment certaines spéculations enrichissent en un jour celui qui les fait. Il insista surtout sur les fortunes rapides et faciles qu’on réalise dans le commerce des immeubles, lui faisant entrevoir, dans un avenir prochain, une augmentation fantastique des prix des propriétés rurales situées dans les environs des villes.

Il parlait sans affectation aucune et avec une bonne foi qui ne laissait pas de doute dans l’esprit du père Beaulieu. Du reste, comment les paroles de Dulieu auraient-elles pu être mises en doute, quand il avait ses poches pleines d’argent et quand il jouissait de la considération générale ?

Peu à peu, Dulieu en vint à parler au père Beaulieu de sa terre et à dire qu’elle pourrait rapporter un joli prix ; il ne lui fit cependant pas d’offres, se contentant de faire de vagues allusions aux cultivateurs qui s’enrichissaient en vendant leurs terres et qui venaient vivre à la ville, pour se livrer à quelque occupation facile et agréable. Les visites de Dulieu n’étaient pas sans attirer l’attention des cultivateurs voisins et le dimanche, pendant que les cultivateurs causaient à la porte de l’église, en fumant leurs pipes et en attendant le dernier coup de la grand’messe, ils discutaient avec curiosité l’intimité du père Beaulieu avec ce monsieur de la ville. Les plus malins prenaient un air avisé, plein de sous-entendus, et disaient : « le père Beaulieu manigance sûrement quelque chose. » Comme question de fait, ils ne savaient pas du tout à quoi s’en tenir et faisaient des compliments au père Beaulieu sur son ami de la ville, dans l’espoir d’obtenir quelque renseignement. Le père Beaulieu se rengorgeait avec orgueil et ne disait rien.

Mais un dimanche, un cultivateur dit pour plaisanter : « je gage que le père Beaulieu va vendre sa terre ». Cette supposition, faite par simple hasard, fut accueillie comme une révélation et on la crut vraie. Dulieu n’était-il pas un agent d’immeubles ?

De ce jour, l’attitude des cultivateurs à l’égard du père Beaulieu changea : quelques-uns lui montrèrent beaucoup de déférence et d’autres laissèrent percer un peu de jalousie. On fit des saluts engageants à Dulieu, comme pour lui dire : « moi aussi, j’ai une terre à vendre ».

Les propos qu’on tenaient parvinrent aux oreilles du père Beaulieu et quand quelqu’un lui dit : « paraîtrait que vous allez vendre votre terre, père Beaulieu ». il fut flatté et répondit, en feignant l’indécision : « eh ! eh ! je ne sais pas… » Il s’étonnait maintenant que Dulieu ne lui fit pas de proposition, mais celui-ci voulait laisser mûrir les désirs du cultivateur et ne pas brusquer les choses.

Il redoubla d’amabilité auprès du père Beaulieu et ce n’est que le jour de son départ, à la gare, qu’il parla au père Beaulieu du sujet dont le cultivateur se retenait à grand’peine de l’entretenir. Il lui dit fort aimablement adieu, puis il ajouta, d’un ton de confidence : « vous savez, vous avez une fort belle terre. Je l’achèterais, si vous me faisiez des conditions raisonnables. Quand vous serez fatigué de travailler dur et que vous voudrez venir vous reposer en ville, en jouissant de votre argent, adressez-vous à moi ; j’aurai une proposition à vous faire. Tenez, voici ma carte. Si vous faites un voyage à Montréal, ne manquez pas de venir me voir. »

Dulieu partit sur ces paroles. Le père Beaulieu revint chez lui, les oreilles bourdonnantes des derniers mots que lui avait dits l’agent d’immeubles.

L’impression laissée dans l’esprit du cultivateur était profonde.

Septembre arriva ; c’était le temps de la moisson ; il fallait abattre le blé et l’avoine, puis ce fut le tour des patates, qu’il fallait arracher au sol : la charrue bouleversait la terre molle où poussaient les précieux tubercules et les fils du cultivateur, sa femme et sa fille fouillaient avec leurs mains, retiraient les grappes de légumes qui semblaient d’énormes raisins bruns, et les jetaient dans des chaudières et des seaux tôt emplis. On vidait ensuite les réceptacles dans de grands barils d’où s’évadait une bonne odeur de terre fraîche, de cette terre généreuse et féconde qui fournissait la subsistance à la famille Beaulieu. Le travail était dur, mais on le faisait gaiement, car le champ contenait de quoi nourrir tous les travailleurs, — et il y en aurait même assez pour en vendre plusieurs minots. Ce n’était pas le moment de s’occuper de transactions financières, mais le père Beaulieu songeait quand même, en conduisant sa charrue, à la fortune que valait cette terre dont il retirait en ce moment une misérable récolte de patates. D’habitude, il était heureux et gai, à une pareille époque, mais cette année, il semblait insensible au fait qu’une saison favorable lui permettrait de ramasser un plus grand nombre de minots de patates qu’il n’en avait jamais ramassé. Il était absorbé et travaillait d’un air distrait. Ses pensées ne le quittaient même pas la nuit.

Il se réveillait quelquefois en sursaut et sa femme, étonnée de le voir nerveux, lui d’habitude si dormeur après une journée aux champs, lui demandait : « es-tu malade ? »

— Non, répondait-il, je rêvais.

Il s’étendait, tranquille, dans le lit, et demeurait les yeux ouverts dans l’obscurité, feignant de s’être rendormi et repassant les incidents de son rêve :

On avait frappé à la porte. Il était allé ouvrir et un étranger qui ressemblait à Dulieu et qui n’était pourtant pas lui avait tendu au père Beaulieu une lourde valise, qui était tombée à terre lorsque le cultivateur l’avait saisie. Elle s’était ouverte et des pièces d’or et d’argent avaient inondé la pièce. Sans transition aucune, le père Beaulieu avait ensuite vu passer devant lui sa terre, couverte de monticules de patates et de gerbes de blé ; elle passait à fleur de sol, comme un long ruban animé d’un mouvement de translation étrange. Il s’était ensuite trouvé au village, au milieu des cultivateurs, qui l’entouraient et le saluaient respectueusement. Tom avait disparu en un clin d’œil et un grand bruit, comme celui d’une locomotive lancée à toute vitesse, l’avait réveillé.

Quand la confusion mentale produite par le rêve se dissipait, il se demandait quel prix pourrait bien lui rapporter sa terre et ce qu’il ferait avec l’argent qu’il retirerait de la vente. Il avait une autre terre, plus petite et moins productive, dans une autre partie du village. Il ne la cultivait pas parce qu’il n’avait pas le temps de travailler sur les deux terres, se contentant d’aller y couper le foin et d’y mener paître ses animaux.

Il pourrait mettre cette autre terre en culture et jouir en paix de l’argent qu’il retirerait ; il prêterait cet argent et deviendrait un rentier, considéré de tous les villageois.

Le poids des pensées qui le tourmentaient devenait pesant et il s’en ouvrit à sa femme. Il eut quelque peine à lui faire comprendre la possibilité de la vente de leur terre, car elle avait l’âme simple et ne pouvait se faire à l’idée que leur terre passât en d’autres mains et rapportât le prix fabuleux de huit mille piastres pour lequel son mari voulait la vendre, ni surtout que toutes les traditions familières fussent rompues. La perspective d’aller cultiver l’autre petite terre lui semblait une déchéance ; son mari la gronda de son peu d’enthousiasme et lui représenta qu’ils seraient plus heureux sur une petite terre, avec plusieurs milliers de piastres à la banque, que dans leur demeure actuelle sans un sou devant eux.

Elle se rendit peu à peu à ses raisons, mais tous deux éprouvaient beaucoup de répugnance à faire la démarche décisive et à entrer en négociations avec Dulieu. Maintenant qu’ils avaient engrangé une bonne récolte et qu’un hiver confortable, au cours duquel ils ne manqueraient de rien, se présentait à eux, ils hésitaient, préférant garder pour l’avenir la somme énorme qu’ils croyaient pouvoir facilement obtenir. Le cultivateur regrettait presque d’avoir converti sa femme à ses idées et elle, de son côté, ne voyait pas de nécessité de se presser.

Mais bientôt des inquiétudes naquirent dans leurs esprits : si Dulieu achetait la terre d’un voisin ou s’il se fatiguait d’attendre et concluait d’autres transactions… Ils n’avaient pas le moindre doute que cette affaire le préoccupât autant qu’eux et qu’il y songeât souvent. « S’il allait changer d’idée, pensait le père Beaulieu… »

D’autre part, les voisins causaient du départ possible du père Beaulieu et, le dimanche, quand on se rencontrait tous ensemble, devant l’église, on continuait d’en parler. Mais il ne partait pas, il ne parlait de rien… Était-il possible qu’après tout Dulieu se fut moqué de lui. Après avoir supposé qu’il allait vendre sa terre, on supposait maintenant aussi facilement et beaucoup moins charitablement qu’il n’avait pu réussir à la vendre, et on se gaussait même un peu de lui.

Il entendit chuchoter, à deux ou trois reprises, quand il passait près d’un groupe : « il ne la vend toujours pas sa terre, le père Beaulieu ». On se gêna moins avec ses enfants et on leur demanda railleusement quand Dulieu venait prendre possession de la terre. Henri et Joseph parlèrent à leur père, qui dut les mettre un peu au courant.

Aiguillonné à la fois par sa convoitise et par les ennuis que lui faisaient éprouver les quolibets des voisins, le père Beaulieu prit une grande décision. Il dit à sa femme : « je vais aller à Montréal ; nous verrons bien ce qui en est. »

Les « travaux » — comme on appelle à la campagne le temps de la moisson — étaient terminés. Il partit donc pour Montréal et se rendit chez Dulieu.

Celui-ci avait ses bureaux sur une des rues principales, en plein centre de l’activité financière et commerciale. Il était absent quand le cultivateur entra et le père Beaulieu dut attendre.

Il n’y a rien de tel que l’attente pour démoraliser un quémandeur et le visiteur passa successivement par toutes les alternatives de l’espoir et du découragement, en contemplant l’enfilade de pièces simplement mais richement meublées où allaient et venaient les clients et les employés. Il était déjà désorienté par une course rapide à travers le kaléidoscope des rues de la ville et il lui fallait une grande tension d’esprit pour se rappeler distinctement ce qu’il désirait et ce qu’il entendait demander.

Dulieu entra bientôt. Ce n’était plus le même Dulieu, affable et enjoué, mais un homme d’affaires pressé, aux traits-durs, à la physionomie sérieuse. Il se dérida cependant en apercevant le père Beaulieu et souhaita aimablement la bienvenue au cultivateur, qui commençait à perdre contenance. Le visiteur se rassura et la confiance lui revint. Il ne savait pas cependant comment exprimer l’objet de sa visite et c’est Dulieu qui lui demanda, après qu’ils eurent échangé quelques paroles de reconnaissance : « êtes-vous venu me voir par affaire, monsieur Beaulieu ?  »

— Oui, répondit en hésitant le cultivateur,… c’est-à-dire que… je voulais vous parler de ma terre.

— Ah ! vous voulez vendre ?

— Bien, j’aimerais à savoir combien vous me donneriez.

— Arthur, cria Dulieu à un de ses commis, apportez donc les offres de terrains que j’ai reçues de Saint-Augustin.

— Ah ! vous avez reçu des offres, dit le père Beaulieu.

— Oui, répondit négligemment l’agent d’immeubles, qui n’en avait reçu aucune, mais qui avait une liasse de papiers lui servant en pareil cas à faire croire aux clients que leurs voisins voulaient vendre leurs propriétés. Il avait constaté plus d’une fois que c’était un excellent stratagème pour faire baisser les prix.

Il feuilleta avec soin les papiers et jeta quelques chiffres sur un carnet, semblant faire un calcul fort compliqué. Pendant ce temps, un garçon stylé expressément pour donner une haute idée de l’importance des transactions qui se faisaient dans le bureau, parlait à un autre garçon, assez haut pour être entendu par le père Beaulieu, de l’achat d’une propriété valant trois cent mille piastres que venait de conclure Dulieu.

Le père Beaulieu avait peine à en croire ses oreilles et il n’osait remuer, devenu tout à coup fort intimidé, dans ce sanctuaire de la haute finance.

Dulieu lui dit enfin, d’un ton de voix fort naturel qui le troubla, cependant : « combien votre terre contient-elle d’arpents ? »

Le père Beaulieu lui donna le chiffre.

« Alors », dit Dulieu, « je pourrais vous donner six mille cinq cents piastres ; c’est mon dernier prix ».

L’énoncé des chiffres fit revenir le père Beaulieu à lui-même et il entama la discussion. Il désirait mille piastres de plus, mais Dulieu ne voulait pas en démordre du chiffre qu’il avait fixé.

Le cultivateur représentait qu’il faudrait faire des frais de déménagement, qu’il venait de faire sa récolte.

« Votre récolte », dit Dulieu ; « mais vous l’emporterez, je n’en ai pas besoin : que voulez-vous que j’en fasse ? »

Finalement, « on coupa la différence par la moitié », — selon le langage employé par un grand nombre de gens d’affaires, — et le père Beaulieu dit qu’il accepterait sept mille piastres.

Dulieu, devenu tout à fait de bonne humeur et même communicatif, rappela au père Beaulieu leurs conversations de l’été, lui parla de ses enfants, s’informa de la santé de sa femme. Il lui dit confidentiellement : « j’ai une bonne affaire pour vous, monsieur Beaulieu, si vous décidez de venir à la ville, une épicerie de première classe, située dans un quartier où il y a une bonne clientèle. Je vous vendrais cela bon marché, vous feriez des affaires d’or et vous auriez encore une jolie somme de reste. C’est un travail facile et agréable : les gens viennent chez vous tous les jours, car on a toujours besoin de quelque chose chez l’épicier. Vous m’en direz des nouvelles ».

Le père Beaulieu représenta qu’il ne connaissait pas le commerce d’épicerie.

« Oh ! c’est facile », dit Dulieu, « vos enfants vous aideraient. Je vous laisserais un de mes employés pendant le temps nécessaire pour vous mettre au courant ».

— Est-ce que vous tenez épicerie, demanda naïvement le père Beaulieu, avec beaucoup de déférence, car dans les campagnes on a une grande considérations pour les marchands, qui sont des personnages importants.

— Non, répondit Dulieu, qui ne put s’empêcher de sourire, c’est un client qui m’a chargé de vendre cette épicerie pour lui. Il se contenterait d’un prix fort modéré.

On comprend que le père Beaulieu était en proie à une excitation intense quand il sortit de chez Dulieu. Sept mille piastres ! Jamais de la vie il n’avait cru qu’il posséderait une pareille somme ! Il se retenait à grand’peine d’accoster les passants pour leur faire part de la joie dont il était transporté. Il avait hâte d’arriver chez lui et de tout raconter à sa femme et à ses enfants. Il se figurait quelle serait leur stupéfaction et leur joie.

Il avait dit par quel train il reviendrait ; à son arrivée à Saint-Augustin, il trouva Henri qui l’attendait à la gare. Quelques curieux qui avaient eu vent de son voyage étaient là aussi. Il les évita et prit avec Henri le chemin de sa demeure.

On l’attendait chez lui avec une vive impatience… Tous étaient dehors, scrutant anxieusement la route par laquelle devait revenir le voyageur. Ce fut Marie qui aperçut la première la voiture dans laquelle étaient les deux hommes. Elle se rendit jusqu’à la route, avec sa mère et son frère Joseph, pour avoir plus vite des nouvelles.

Le père Beaulieu était ému et c’est avec difficulté qu’il dit : « il est prêt à l’acheter ».

« Il » c’était Dulieu, et tous les membres de la famille comprirent. Le père Beaulieu entra silencieusement dans la maison et on le suivit, aussi sérieux que s’il s’était agi d’une mauvaise nouvelle, car on ne s’attendait pas à un succès si prompt. Le père Beaulieu alluma sa pipe et on se mit à causer. Il raconta sa visite chez Dulieu et demanda l’opinion de tous sur le résultat qu’elle avait eue.

Joseph fut le premier à parler. Il aimait l’argent et la mention du chiffre de sept mille piastres l’avait bouleversé. « On peut faire ben de quoi avec ça », dit-il sentencieusement.

Marie regrettait d’avoir à quitter Saint-Augustin et les amies qu’elle y comptait, mais l’idée de faire connaissance avec la ville lui souriait assez.

La mère Beaulieu, elle, avait pris d’avance son parti du changement ; pourvu que « son homme » fût content, elle était satisfaite.

Quant à Henri, cela lui était absolument indifférent. Il était plein de vie, de force et de gaieté, et il était prêt à tout.

Dulieu avait donné un délai d’un mois au père Beaulieu pour accepter son chiffre. Il fallait donc se décider assez vite. La perspective d’être épiciers troubla bien un peu le père Beaulieu et sa famille, mais l’espoir du gain et la crainte du travail considérable qu’exigerait la mise en culture de leur autre terre les décidèrent : ils iraient à Montréal et y feraient fortune comme tant d’autres. Pourquoi pas ?

Au bout de quinze jours, le père Beaulieu, qui ne faisait plus mystères de ses projets ambitieux, partit donc pour Montréal, cette fois dans le but de bâcler définitivement l’affaire.

Il signa une promesse de vente et Dulieu lui donna un à-compte, puis l’agent d’immeubles et lui se rendirent ensemble dans le quartier Saint-Denis, où était située l’épicerie que le père Beaulieu devait acheter. Elle se trouvait à l’angle de la rue Beaubien et de la rue Labelle, dont le nom a depuis été changé en celui plus sonore d’avenue de Châteaubriand.

Le dernier occupant du magasin avait cédé à forfait son fonds de commerce et son bail à Dulieu, qui comptait faire un beau bénéfice et qui demanda trois mille piastres pour ce qu’il n’avait payé que mille piastres. Il avait acheté, depuis, pour trois cents piastres de marchandises, qu’il avait disposées bien en évidence, afin de donner une meilleure apparence au magasin et afin de grossir l’approvisionnement de manière à pouvoir demander un bon prix. Le père Beaulieu se récria un peu, mais le commis que Dulieu avait installé dans l’épicerie fit si bien l’article que le père Beaulieu accepta les conditions de Dulieu moyennant une diminution du prix de quelques cents piastres. Dulieu faisait environ quinze cents piastres de profit et il songeait avec satisfaction que la terre du père Beaulieu ne lui coûterait pas cher.

Le père Beaulieu repartit pour Saint-Augustin avec les clefs du magasin dans ses poches.

Le déménagement traîna en longueur, car on avait tant de choses à emporter. On ne savait ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser. Si le père Beaulieu se fût écouté, il eût emmené à Montréal tous ses animaux de ferme et il eût aussi emporté tous ses meubles et tous ses instruments aratoires. Il fallut les exhortations réunies de sa femme, de ses fils et de sa fille, qui lui représentèrent que les maisons de la ville n’étaient guère spacieuses, pour qu’il se résignât, avec un serrement de cœur indicible, à mettre en vente ses animaux, ne se réservant qu’un cheval et une vache. Il ne garda qu’une voiture légère, qui servirait à livrer les commandes en ville. Tout le reste fut sacrifié, à l’exception des légumes, qu’il devait envoyer à la ville, pour les vendre dans son épicerie. Les voisins se donnèrent le mot et il vendit ses animaux, ses instruments aratoires, ses voitures et une partie du mobilier à des prix dérisoires. Il fit un encan auquel assistait tout le village. Les acheteurs se disaient à voix basse, avec des clignements d’yeux : « il a eu sept mille piastres pour sa terre, il peut bien donner ses effets à bon marché ». Il les « donna » réellement plutôt qu’il ne les vendît.

Cela lui fut très sensible, autant que s’il avait eu besoin d’argent. Ses bons meubles, ses vaches, son cheval de trait vendus à si vil prix ! C’était un véritable sacrilège ! Il pensa en faire une maladie.

On donna plusieurs « veillées », en l’honneur de ceux qu’on appelait déjà les « montréalais » et ce n’est pas sans regrets qu’ils partirent, quoiqu’ils fussent convaincus qu’un sort très heureux les attendait. Marie surtout eut du chagrin, et au dernier moment, elle eût été prête à renoncer aux mirages attirants de la ville, si cela eût encore été possible.

La curiosité qu’elle avait auparavant de voir la ville était maintenant mêlée de crainte. Elle craignait sans savoir pourquoi : c’était l’inconnu qui l’effrayait.

Pourtant c’était un brave cœur : il n’y avait pas plus vive qu’elle, plus gaie, plus ardente au travail, à Saint-Augustin. Mais la ville, ses mystères et ses dangers lui inspiraient une horreur irraisonnée.


Combien plus elle aurait été épouvantée si elle avait connu la grande dévoreuse d’hommes qui boit leur sang, affaiblit leurs muscles, éteint leur énergie et les enveloppe d’une étreinte irrésistible et fatale, dont les monuments sont faits des sueurs et de la moelle des travailleurs qui les ont édifié, qui contient les œuvres d’art et la science et qui demande à ceux qui viennent s’affiner au contact d’une plus haute civilisation une rançon épouvantable, qui reçoit les hommes forts par milliers et qui en fait des miséreux livides, dont les enfants, demain, iront au cimetière. C’est la loi inévitable du progrès : pendant que le peuple tout entier devient plus riche, plus cultivé, plus civilisé et augmente son bien-être matériel, des milliers d’êtres humains qui contribuent à cette marche en avant, à cette poussée de l’humanité, meurent misérablement ; et la race trop affinée perd de sa vigueur et de sa force. Les derniers humains auront au service d’une cérébralité intense un corps débile.

Et au bout de quelques générations l’effort s’arrêterait, l’humanité ferait halte, épuisée, si le flot des travailleurs n’était sans cesse alimenté par ces hommes robustes, aux bras solides, que le soleil a frappés de ses rayons vivifiants et que la nature a bercé sur son sein. Ils viennent renouveler le sang appauvri de la civilisation et l’exode des champs vers les villes est à la fois un malheur et une nécessité. Bienheureux ceux qui, après avoir fait leur part du travail et avoir amassé les biens de ce monde et la sagesse humaine, peuvent retourner aux champs jouir de leur expérience et en faire jouir ceux qui creusent les sillons et nourrissent les villes.

La jeunesse n’est pas l’âge des chagrins profonds et des craintes de longue durée : quand Marie s’éveilla, le premier jour qu’elle se trouva à la ville, elle sourit au soleil matinal qui lui souhaitait la bienvenue et elle se sentit pleine de courage et de gaieté.