Mirage (Mousseau)/Chapitre V

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C. A. Marchand (p. 43-51).

CHAPITRE V



La semaine de Noël avait été une semaine profitable pour le père Beaulieu. Les acheteurs s’étaient rendus en nombre chez lui et avaient laissé, en partant, des sommes plus considérables que d’habitude. On se préparait en effet, dans tous les logis du quartier, chez les pauvres comme chez les plus fortunés, à célébrer dignement la fête dix-neuf fois séculaire de la naissance du Christ. Et comme nous ne sommes après tout que des bêtes pensantes et que nous ne croyons avoir bien célébré un événement que si nous avons à cette occasion bien bu et bien mangé, et si nous nous sommes bien repus, tout le quartier faisait des achats de comestibles, dans toutes les cuisines on rôtissait des viandes et on faisait des pâtisseries, et une bombance formidable se préparait.

Le souffle de mysticisme qui se dégage des grands mystères de la religion chrétienne passait cependant sur ces préparatifs matériels, les idéalisait et amoindrissait ce qu’ils pouvaient avoir de grossier et de choquant. Dans les familles, les enfants parlaient du petit « Jésus », tout en songeant aux étrennes ; leur joie naïve et sincère se communiquait aux grandes personnes, qui en venaient à croire qu’elles ne faisaient que partager la joie des petits, alors qu’elles la ressentaient elles-mêmes véritablement.

C’était, dans la vie soucieuse, agitée, dévorante et vide du siècle, la trêve de Dieu, une de ces haltes rafraîchissantes qu’il faut être reconnaissant à la religion d’avoir établies, car sans cela la vie ne vaudrait certainement pas pour plusieurs la peine de la vivre.

L’adoration de l’Enfant-Dieu allait couronner cette semaine d’attente joyeuse, en la nuit solennelle et poétique où le peuple se groupe au pied des autels pour alterner les muettes contemplations avec les chants retentissants d’allégresse.

On n’était cependant ni aussi gai, ni aussi heureux que d’habitude à pareille époque, chez les Beaulieu. Le départ de Joseph, le travail fatiguant qu’occasionnait l’affluence des acheteurs, l’éloignement des lieux où depuis leur enfance les membres de la famille avaient coutume de fêter la Noël, tout contribuait à empêcher le père Beaulieu, sa femme, Henri et Marie de se mettre à l’unisson du bonheur de ceux qui les entouraient.

La joie débordante des autres ne leur procurait que du travail. Il y avait plusieurs nuits qu’ils se couchaient fort tard, sans pour cela se lever moins matin, et ce surmenage commençait à avoir son effet déprimant sur eux.

Ils avaient formé le projet d’aller à la messe de minuit, mais comment pouvaient-ils abandonner le magasin, quand les commandes à remplir les obligeaient à travailler jusque vers une heure ?

Le père Beaulieu voulait que du moins « les femmes » allassent à la messe de minuit. Mais elles refusèrent de prendre part à la fête si le père Beaulieu et Henri ne pouvaient les accompagner. Leur refus fournit un prétexte pour ne pas faire un réveillon qui aurait été fort triste, elles le savaient.

Tous les quatre montèrent donc se coucher, vers une heure, après avoir jeté un regard furtif du côté de l’église, où des lueurs d’incendie couraient derrière les vitraux animés d’une vie étrange et d’où s’échappaient les accords puissants, assourdis par les murailles, des orgues, et des voix humaines chantant l’hosanna.

Ils s’endormirent d’un profond et bienfaisant sommeil, qui mit fin aux sentiments douloureux qu’ils n’osaient se confier.

Dormez pauvres gens, dormez dans la nuit noire où l’on trouve l’oubli : Dieu a fait le sommeil pour les malheureux.

Sur la route blanche, éclairée par le luminaire des étoiles, sur la route où souvent le père Beaulieu avait conduit sa famille, des familles entières passaient, dans des carrioles aux gaies sonneries. Elles se dirigeaient vers l’église de Saint-Augustin.

Les sonneries des carrioles répondaient au carillon des cloches de Noël. Les échos de la nuit étaient éveillés par des bruits inusités et joyeux.

On s’interpellait d’une voiture à l’autre, car à la campagne tout le monde se connaît. « Belle nuit eh ! Pardonnez-moi si je passe devant, mais « la blanche » est fringante ce soir. Comment va la famille ? Il paraîtrait que nous allons avoir une belle messe de minuit. »

Ces propos s’échangeaient entre hommes. Les femmes, emmitouflées dans leurs « crémones », gardaient un silence digne.

Puis ce fut l’arrivée sur la place de l’église. Il y eut bientôt une longue file de voitures le long des poteaux auxquels on attachait les chevaux et une foule compacte peupla les abords du temple dont les fenêtres ogivales laissaient passer des rayons d’une lumière douteuse provenant de l’éclairage à giorno de l’intérieur avec des lampes à l’huile, — lampes qui luttaient de leur mieux contre l’obscurité de la nef. Mais le chœur était éblouissant de mille cierges et avait fort belle apparence. Un Enfant-Jésus tendait les bras aux humbles et aux petits, sur la paille de sa crèche, dans une des chapelles latérales.

Le vestibule s’emplit de piétinements, de gens qui échangeaient des saints et parlaient à voix basse parce que les portes conduisant à l’intérieur étaient presque constamment ouvertes. La nef s’anima et les bancs continrent bientôt toutes les familles de la paroisse.

De joyeux qu’ils étaient les braves cultivateurs, leurs femmes, leurs filles et leurs fils devinrent sérieux et recueillis. Un souffle d’attente et d’émotion passait sur les fronts inclinés.

Un chant s’éleva alors, un chant de triomphe entonné par un paysan, par un de ceux qui assistèrent, à Bethléem, à la naissance de l’Enfant et qui lui donnèrent, ainsi qu’à sa mère, l’hospitalité que Lui avaient refusé les riches et les superbes. L’orgue vieillot, dont les notes étaient rudes comme la voix du chanteur, frémit sous les doigts de l’organiste ; une clameur d’allégresse s’échappa des tuyaux rouillés.

Cette musique simple alla au cœur des simples qui l’écoutaient.

« Minuit chrétien », disait la voix fruste mais puissante et belle, « c’est l’heure solennelle »

« Où l’Homme-Dieu descendit jusqu’à nous. »

Et ces cœurs purs et droits, vers lesquels le divin Visiteur était descendu et qui l’avaient accueilli, s’ouvraient à la joie, tressaillaient d’une émotion forte et suave.

La messe commença. Les chants liturgiques succédèrent au cantique. La foi est vive dans les campagnes et le nombre des communiants fut grand.

Les mélodies naïves et gaies de la messe de l’Aurore vinrent bientôt annoncer la fin de la cérémonie.

L’Enfant-Jésus était né. La paix et la joie s’étaient répandues sur la terre parmi les hommes de bonne volonté, et cet événement heureux allait maintenant être célébré dans tous les foyers, où il allait procurer aux petits ces joies si vives et si sincères dont, devenus grands, nous nous rappelons tous avec un vague regret, comme on se rappelle les jours de bonheur qu’on ne peut plus revivre.

Arthur Doré, sa mère et sa sœur, et Louis Duverger et sa famille se trouvaient dans la foule qui sortait de l’église, en riant et en causant, après la messe, pendant que les cierges s’éteignaient un à un et que le silence et l’obscurité reprenaient possession du chœur, des jubés, des chapelles et de la nef, où flottaient encore des parfums d’encens.

Les deux étudiants étaient arrivés à Saint-Augustin depuis quelques jours et prenaient à la célébration des fêtes de Noël et du jour de l’An ce plaisir particulier qu’éprouvent ceux qui font trêve au travail et aux soucis de la ville pour venir se retremper dans le calme et le repos de la campagne.

Tous deux avaient été accueillis par leur famille avec les démonstrations d’amitié qu’on peut imaginer, après leur absence de près de quatre mois.

Les enfants de la famille Duverger avaient fait fête à leur grand frère ; le père et la mère de Louis avaient témoigné avec une vive tendresse leurs plaisir de le revoir. Quant à Arthur Doré, sa mère et sa sœur l’avaient accueilli comme s’il eût été l’enfant prodigue revenant au foyer ; elles avaient accablé ce grand enfant un peu fainéant de marques de tendresse et d’attention touchantes et exagérées. Dès qu’il fut arrivé, il devint, comme autrefois, le seul être de la maison qui comptât. On se régla sur ses caprices, on prévint ses moindres désirs. Madame Doré et Marcelle voulaient qu’il se reposât de son mieux, qu’il se remit parfaitement de toutes les fatigues de la vie d’université.

Il se reposa consciencieusement, pendant une semaine, des fatigues qu’il n’avait pas éprouvées ou de celles qu’il s’était imposées uniquement pour ses plaisirs, puis il se lassa de la vie de reclus qu’il menait avec sa mère et sa sœur depuis son arrivée et rechercha la société de Louis. Avec son égoïsme habituel, il ne s’était pas préoccupé de son camarade tant que l’ennui ne l’avait pas poussé vers lui et il n’avait pas songé un seul instant qu’il pourrait faire plaisir à sa sœur et lui procurer un peu de distraction en invitant l’étudiant à venir chez lui. Il ne l’invita que quand il sentit le besoin de sa société pour lui-même.

Louis, toujours bon garçon et ne songeant pas à la petitesse de caractère d’Arthur, vint le soir et invita à son tour le jeune Doré chez lui. Arthur s’arrangea pour aller le moins possible chez son ami, car il se croyait fort au-dessus des cultivateurs et l’intérieur du père Duverger lui déplaisait. Il attira Louis à la maison et le jeune Duverger vint y passer plusieurs soirées, pendant le reste des vacances.

Louis eut ainsi l’occasion de faire plus ample connaissance avec Marcelle, que son frère tenait généralement à l’écart, auparavant, quand un ami venait le voir.

La jeune fille fut heureuse de voir son frère se départir pour une fois de sa rudesse à son égard et l’appeler en tiers dans les conversations qu’il avait avec Louis. La vie retirée qu’elle menait lui faisait trouver un grand charme aux visites de l’étudiant, qui venaient rompre heureusement la monotonie des longues soirées d’hiver. Elle savait fort gré à Arthur de se départir de son égoïsme habituel et de ne pas accaparer son visiteur pour lui seul.

Arthur n’était pas toujours chez lui quand Louis arrivait et il en résultait que Marcelle tint souvent compagnie à Louis en attendant l’arrivée de son frère.

Le première fois, les deux jeunes gens furent un peu intimidés de se trouver en tête-à-tête, puis ils se mirent à causer sans embarras, en bons amis, et ils en virent à trouver délicieuses ces causeries qu’Arthur interrompait toujours trop tôt à leur gré.

Ils parlaient de leurs communs souvenirs d’enfance et leurs retours vers le passé les rapprochaient insensiblement. Car quoi de plus propre à réveiller et à animer l’amitié que d’évoquer les jours d’enfance, alors que l’on courait gaiement le long des routes de campagne, en se disant d’amicaux bonjours, alors que les distances sociales n’existaient pas encore et que l’on était heureux et simples de cœur ?

Marcelle était arrivée fort jeune à Saint-Augustin, où elle était demeurée depuis, excepté pendant les années scolaires qu’elle avait passées au couvent. Elle se rappelait comme si c’était hier ses premières rencontres avec Louis, qui était son aîné de quelques années et qui lui semblait alors un très grand garçon. Lui aussi se rappelait la frimousse éveillée de la fillette. Il se rappelait avec quel plaisir il contemplait ses traits fins et distingués, comme il était plein de respect et de considération pour elle, car elle lui semblait d’une race supérieure.

Leurs jeunes années avaient été marquées par un incident très romanesque, dont l’évocation faisait battre leurs cœurs un peu plus vite. Comme ils se rencontraient, un jour, la fillette fut poursuivie par un chien de forte taille qui sautait après elle, la mordillait et la renversait presque, à chaque bond qu’il faisait. L’animal n’était pas vicieux, mais il était enjoué ; ses caresses trop rudes effrayaient l’enfant qui voulut s’en préserver en fuyant ; mais ce fut pis, le chien crut qu’elle voulait jouer et la poursuivit. Elle était lasse et se sentait près de défaillir ; elle se mit à crier et à pleurer.

Louis accourut et écarta l’animal, qui le mordit cruellement, puis il escorta la fillette chez elle. La mère de Marcelle remercia chaudement le brave garçonnet, qu’elle embrassa à plusieurs reprises et dont elle remplit les poches de friandises, en dépit de ses protestations. Une amitié durable fut la conséquence de l’acte de bravoure de Louis : pendant plusieurs années, Marcelle et lui ne se rencontraient guère sans se dire bonjour et sans échanger quelques paroles. Ils se perdirent un peu de vue quand ils partirent, l’un pour le collège et l’autre pour le couvent. À cette âge, on est timide, et quand ils se revirent, aux vacances suivantes, ils osèrent à peine se saluer. Les années se succédèrent et les enfants grandirent. Marcelle était très jolie et Louis avait peine à croire que cette grande fille fût l’enfant avec laquelle il causait autrefois si familièrement. Marcelle de son côté, rendue plus réservée par son séjour au couvent, n’osait plus lever les yeux sur cet adolescent vigoureux dans lequel elle reconnaissait difficilement l’enfant d’autrefois.

À ces circonstances vinrent se joindre d’autres causes d’éloignement, comme par exemple le deuil de madame Doré. Les jeunes gens devinrent donc presque étrangers l’un à l’autre et ne se saluèrent plus qu’en indifférents, comme on se salue ordinairement dans les campagnes, où chacun se découvre ou s’incline devant les passants qu’il ne connaît pas, avec une courtoisie que nous ont léguée les vieilles traditions françaises.

Louis et Marcelle ne redevinrent des amis que quand Arthur se lia avec Louis, à l’université, mais leur amitié fut d’une sorte nouvelle, superficielle et cérémonieuse, comme entre gens du monde.

Ils revivaient maintenant les jours de leur première amitié et des sentiments inconnus, qui dormaient auparavant dans leurs cœurs, les agitaient. Ils se taisaient quelquefois après avoir évoqué un ancien souvenir, et leur silence était plus troublant que leurs paroles, car il était plein des choses qu’ils pensaient et qu’ils n’osaient se dire. Ils se demandaient, dans ces moments de silence, pourquoi leur première intimité n’avait pas continué et ils en avaient regret. Ils pensaient aussi qu’ils aimeraient à reprendre leurs vieilles habitudes, à se considérer comme des amis, à causer ensemble, sans embarras, de tout ce qui les intéressait. Ils s’acheminaient vers cette amitié d’antan, ils y revenaient peu à peu, mais ils ne se l’avouaient pas encore, pas plus qu’ils n’osaient s’avouer qu’ils étaient bien près d’être amoureux l’un de l’autre.

« Amoureux…… » que de poésie dans ce mot ! que de sentiments forts et puissants il exprime. Et comment ne pas se sentir ému, quand on le prononce, soit qu’il parle d’un sentiment actuel, soit qu’il évoque le passé, soit qu’il ouvre l’avenir.

Et des sentiments divers qu’exprime ce mot, de toutes les émotions chantées par les poètes depuis que le monde est monde et que la loi d’amour y est reconnue, les jeunes gens éprouvaient les plus fines, les plus délicates, les plus adorables, celles qui remuent l’être entier, sans qu’il sache pourquoi, celles qui enveloppent et subjuguent irrésistiblement, celles qui annoncent l’éclosion du sentiment et qui précèdent sa révélation.

Ils cueillaient la fleur de l’amour et ils jouissaient de ce qu’il offre de meilleur, car l’aveu enlève à l’amour son apanage éthéré, sa poésie, pour y substituer la réalité, pour le concrétiser, le transporter dans le domaine matériel et en faire une « chose », qui vieillira et disparaîtra comme toutes les « choses ».

La fleur est plus belle que le fruit et son parfum est plus enivrant que le goût savoureux de celui-ci.

Marcelle était transformée. Elle chantait tout le jour et sa gaieté était si vive que sa mère ne pût s’empêcher de constater que la présence d’Arthur à la maison la rendait très heureuse. — C’était du moins ce que croyait madame Doré, mais elle se trompait ; il ne s’agissait pas d’Arthur.

Cependant les vacances tiraient à leur fin. Louis multipliait ses visites, car il trouvait à la conversation de la jeune fille et à sa présence un charme et une douceur extrêmes.

Il n’avait jamais eu de roman et n’analysait pas très bien les sentiments qu’il éprouvait. Il en jouissait tout simplement, sans arrière-pensée.

Cette inconscience ne pouvait durer bien longtemps. Marcelle et lui devenaient trop troublés quand ils se taisaient ; leurs mains se cherchaient et des aveux allaient sortir de leurs lèvres.

Ce fut Arthur qui empêcha le roman de prendre corps, avec l’insouciance et l’amour du moi si caractéristique chez lui. Il arrivait toujours au mauvais moment, quand les deux amoureux allaient dire le mot qui révèle et qui lie, quand le trop-plein de leur cœur allait s’épancher. Pas une fois il ne songea qu’il dérangeait un tête-à-tête qu’un bon frère aurait prolongé, pas une fois il ne songea que ce grand garçon qui était assis à côté de sa sœur serait pour elle un bon protecteur dans la vie, pas une fois il ne songea au bonheur des autres ; il ne pensa qu’à lui-même.

Il entrait brusquement dans le salon, interpelait familièrement son ami, disait quelque plaisanterie à sa sœur, et son apparition était comme une douche d’eau froide qui transissait les deux jeunes gens. Ils étaient contraints et cérémonieux. Toute la distance qu’ils avaient parcourue pour redevenir des amis s’étendait de nouveau entre eux et ils avaient conscience qu’un obstacle invisible les séparait.

Il en fut ainsi jusqu’à la fin et ils se séparèrent sans s’être dits ce qu’ils avaient le secret désir de se dire, avec un secret mécontentement l’un contre l’autre.

Madame Doré s’aperçut bien, quand Arthur et son ami furent repartis pour Montréal, que Marcelle était triste et que toute sa gaieté était soudain disparue. Mais n’était-ce pas la présence d’Arthur qui l’avait animée ; c’était donc son départ qui l’attristait. Cette conclusion calma les inquiétudes de madame Doré, qui ne pouvait concevoir que Marcelle ne rapportât pas tout à Arthur, comme elle-même.

Le chagrin inavoué de la jeune fille demeura donc sans consolation.

Louis regretta aussi de s’éloigner de Marcelle, sans cependant savoir bien clairement pourquoi : on se rend si difficilement compte d’un premier amour, qui après avoir été plein de promesse ne réserve souvent que des regrets, quand on comprend, trop tard, ce qu’on a perdu.

Souvent, après son retour à la ville, quand il se fut remis à ses études, Louis pensa à Marcelle et se demanda ce qu’elle devenait, dans la solitude de Saint-Augustin. Il ne parla cependant jamais d’elle à Arthur et celui-ci fit de même. Le roman ébauché entre les deux jeunes gens demeura donc en suspens, après avoir été interrompu, au moment psychologique, par des circonstances fâcheuses.

Comme par le passé, Louis sortait peu et travaillait beaucoup. Il n’allait guère que chez le docteur Ducondu et chez l’épicier Beaulieu, attiré au premier endroit par la façon aimable et hospitalière dont on le recevait et poussé vers la demeure de l’épicier par ces mille liens invisibles qui lient entre eux les gens d’un même village et qui font qu’ils se revoient toujours avec plaisir.

Chez les Beaulieu, Louis fréquentait surtout Henri et Marie, avec lesquels il était le compagnon d’autrefois, pas plus « fier » qu’au temps où il courait nu-pied, sur les routes poudreuses de Saint-Augustin, en compagnie du fils et de la fille de l’épicier. Chez le docteur Ducondu, il voyait généralement toute la famille, car le docteur, sa femme et sa fille passaient généralement la soirée ensemble, à moins que le docteur n’eût des patients ou que madame Ducondu ne fût occupée. Cela arrivait quelquefois et Louis passait quelques heures seul au salon avec Ernestine, qui lui faisait de la musique et chantait pour lui.

Quelquefois aussi Arthur était de la partie. N’ayant pu empêcher Louis de se lier avec le docteur et sa famille, il voulait du moins que le jeune Duverger ne fût pas mieux vu que lui-même et il l’accompagnait aussi souvent que possible. Il en résultait bien des blessures pour son amour propre, car on lui faisait poliment comprendre chez le docteur, qu’on lui préférait Louis. Le docteur affectait de s’adresser de préférence à Louis, quand il parlait aux deux étudiants, et madame Ducondu et sa fille réservaient leurs plus gracieux sourires pour le jeune Duverger.

Arthur enrageait alors et Louis se demandait avec inquiétude s’il n’avait pas froissé son ami sans le faire exprès.

Comme il en avait l’habitude en pareille circonstance, Arthur soulageait sa mauvaise humeur en étant aussi désagréable que possible pour Louis et aussi en écrivant chez lui et en racontant les mauvais procédés dont il prétendait avoir à se plaindre de la part de Louis, Madame Doré s’indignait quand elle recevait ces lettres. « Comment », disait-elle, « ce jeune Duverger que nous avons reçu ici, pendant toutes les vacances de Noël, comme un ami de la famille, et le voilà qui se mêle d’être désagréable pour Arthur ! Il ne manquait plus que cela. Nous serons plus réservées avec lui, aux prochaines vacances : il restera chez lui. »

On comprend quels tourments les lettres d’Arthur et les paroles de sa mère faisaient souffrir à Marcelle. Elle ne pouvait comprendre pourquoi Louis, qui était si aimable lorsqu’il était à Saint-Augustin, se conduisait de pareille façon à l’égard de son frère.

Elle eut tout compris si elle n’avait pas été presque aussi aveugle que sa mère sur le détestable caractère d’Arthur.