Mirage (Mousseau)/Chapitre IV

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C. A. Marchand (p. 31-43).

CHAPITRE IV



Elle descendit au rez-de-chaussée, où son père et sa mère étaient déjà rendus, car ils n’avaient guère dormi. Les deux frères reposaient encore, accablés de fatigue après le travail éreintant du déménagement. Le père Beaulieu ne voulut pas les réveiller tout de suite ; il attendit quelque temps. Puis comme ils ne se décidaient pas à descendre, on procéda sans eux à l’ouverture du magasin.

Le père Beaulieu était fort ému ; sa femme et sa fille ne l’étaient pas moins : c’était le commencement de leur vie nouvelle. Il vérifia si tout était en ordre et si le magasin avait bonne apparence et était prêt pour la réception des clients ; il rangea quelques menus objets, puis il ouvrit la porte et enleva, avec des mains tremblantes, la grille cadenassée qui assurait la sécurité du magasin et le défendait contre toute entreprise des voleurs.

Il sortit dans la rue et sa femme et sa fille le suivirent. Le calme le plus profond régnait et les passants étaient rares ; on les entendait venir de loin, sur les trottoirs en pierre, dans le silence du matin. Les fenêtres étaient closes partout et l’air était plutôt vif. Le père Beaulieu entendit du bruit à l’autre coin de la rue et il vit l’épicier dont le magasin est à l’angle des rues Beaubien et Saint-Hubert ouvrir lui aussi sa porte : c’était la concurrence qui commençait entre les deux hommes, avant même que les acheteurs ne fussent sortis du lit. Le père Beaulieu n’eut cependant pas de pensée d’envie ou de jalousie ; il était trop heureux, dans le moment pour avoir aucun sentiment malveillant, il avait plutôt envie d’adresser un salut cordial à son voisin du coin. Il fut émerveillé, quand il porta les yeux du côté opposé, de la beauté du quartier où il se trouvait. Il avait devant lui la rue Chateaubriand, bordée des deux côtés de maisonnettes en brique fort jolies, et la rue Beaubien ouvrait une belle perspective. Un couvent occupait le coin opposé des rues Châteaubriand et Beaubien. À cent pieds, plus loin, c’était le joli presbytère en pierre à bosses de la paroisse Saint-Edouard ; à côté, au-dessus d’un groupe de beaux arbres, se dressaient les tours jumelles de l’église, dominant la rue pleine d’ombre.

Le ciel était remarquablement pur, car il n’y avait pas d’usines dans cette partie du quartier Saint-Denis et on n’a que quelques pas à faire pour se trouver en pleine campagne.

« C’est beau ici », dit la mère Beaulieu, exprimant l’opinion que partageait le trio en contemplation à la porte de l’épicerie devant ce qui était pour eux un monde nouveau.

« Je vais aller réveiller Joseph et Henri », dit Marie, qui n’était pas égoïste et qui avait hâte de voir ses frères partager son admiration pour les alentours de l’épicerie.

Elle courut vivement, car elle craignait que quelqu’un n’entrât pendant son absence et elle tenait à aider son père et sa mère à servir le « premier client » qui se présenterait.

Il passait six heures et personne n’était encore venu, mais le nombre des passants augmentait beaucoup. Bientôt ce fut une procession continue et les nouveaux arrivés en restèrent ébahis. « Où va tout ce monde ? » demanda le père Beaulieu. « Miséricorde ! » s’exclama sa femme, « il y en a plus qu’à la grand’messe à Saint-Augustin ! »

Pourtant c’était un jour de semaine et personne ne portait de livre de messe, à l’exception de quelques femmes qui se rendaient à l’église pour la messe de six heures et demie.

Le père Beaulieu n’avait jamais vu tant de monde, excepté aux assemblées politiques. Tous se dirigeaient vers la rue Saint-Denis et le père Beaulieu se rendit bientôt compte, en les voyant s’empiler dans les tramways qui descendaient à la ville que c’étaient des travailleurs qui s’en allaient à leur ouvrage. Il se dit avec plaisir que les affaires devaient être bonnes, dans un quartier où il y avait tant de monde.

Le premier client se présenta enfin, sous la forme d’un enfant qui venait, avec un pot en terre cuite à la main, chercher du lait pour le déjeuner de sa famille. Malheureusement, dans l’excitation du déménagement et de l’installation, le père Beaulieu avait oublié de s’assurer les services d’un laitier et il dut, avec regret, envoyer le petit chez l’épicier voisin. Il fut profondément contrarié. Marie, qui avait vu passer deux ou trois laitiers, arrêta le suivant et on lui commanda immédiatement une certaine quantité de lait pour chaque matin.

Le défilé des piétons continuait toujours, les portes et les fenêtres s’ouvraient et se refermaient, les enfants criaient et couraient dans la rue, le forgeron de la rue Beaubien qui avait son échoppe près de la rue Saint-Hubert commençait à battre l’enclume, les voitures passaient et repassaient avec des roulements sonores ; des sifflements aiguës venant de l’atelier de la compagnie des tramways qui est à proximité déchiraient l’air ; les locomotives passant sur la voie du Pacifique, à quelques arpents de distance, sonnaient leurs cloches à toutes volées ; jamais le père Beaulieu et sa famille n’avaient entendu autant de bruit et n’avaient vu autant d’animation. Et de minute en minute, du côté de la rue Saint-Denis, un vacarme assourdissant s’élevait : une course folle soudain arrêtée, des coups frappés sur un gong sonore, puis un démarrage soudain dont le bruit se changeait en un rondement sourd qui se perdait au loin : c’était le tramway.

Marie eut la vision d’une maison cachée entre des arbres, loin de la route, dans une campagne où il n’y avait pas d’autre bruit que le souffle léger et berceur du vent d’une belle journée d’automne, où il n’y avait pas d’autres passants qu’un homme marchant paisiblement dans les guérêts derrière sa charrue, où il n’y avait pas de trottoirs en pierre et en asphalte, pas de pavages, pas de voitures roulant dans la poussière, pas de charretiers conduisant leurs chevaux avec des jurons, pas de toits tout autour de l’horizon : elle aperçut la belle plaine moissonnée, les pentes vertes couvertes de sapins, les maisonnettes du village groupées autour du clocher et les montagnes qui s’élevaient plus loin, aussi loin que la vue pouvait porter, le tableau admirable peint par l’Auteur de la nature, les scènes rafraîchissantes qu’elle avait contemplées pendant toute sa jeunesse et dont il était demeuré un reflet pur et profond dans ses yeux ; elle vit tout cela, puis le décor changea et elle se trouva dans la réalité des choses, dans une petite épicerie située en pleine ville et qui était loin, bien loin de Saint-Augustin, autant que les époques successives de la vie sont loin les unes des autres, séparées par cet obstacle infranchissable qui est le Passé et qui ne permet pas de retour en arrière.

La jeune fille faiblit un instant et une larme vint à sa paupière. Mais elle réagit énergiquement contre cet accès soudain de nostalgie et s’empressa de se mettre au travail pour changer le cours de ses idées.

L’ouvrage ne manquait pas : Dulieu n’avait fait mettre qu’un ordre relatif dans l’épicerie. Le dernier occupant avait laissé la cave pleine de caisses éventrées et de débris de toutes sortes. Ces restes d’un commerce abandonné devaient être sortis et jetés dans la ruelle avant qu’on pût ranger les marchandises, les quarts de mêlasse et d’huile de charbon. Les deux garçons s’employèrent à cette tâche, pendant que les trois autres membres de la famille époussetaient et nettoyaient en haut et servaient la clientèle.

On avait eu vent de l’arrivée des Beaulieu, dans le quartier, et les commères s’étaient rendues en nombre chez le nouvel épicier, pour se livrer à des observations qui pussent leur permettre ensuite de faire des cancans sur le compte des nouveaux arrivants. Elles feignaient d’être très étonnées de se rencontrer, alors qu’elles s’étaient donné rendez-vous la veille au soir. « Ah ! bonjour madame Leblanc », disait la Fournier, — comme on l’appelait dans le quartier — « comment êtes-vous ? »

« Madame Leblanc », qui était bien, mais dont les enfants n’étaient jamais peignés ni lavés, parce que leur mère était toujours dans la rue, à jaser avec les voisines et à dire du mal de celles qui s’occupaient paisiblement de leurs maris et de leurs enfants et qui ne goûtaient pas ses commérages, « madame Leblanc » faisait force amabilités à « madame Fournier » dont les mauvaises langues disaient qu’elle recherchait l’amitié de « madame Leblanc » pour que celle-ci ne fît pas part à monsieur Fournier des visites que recevait « madame Fournier » en son absence.

« Madame Leblanc » achetait une pinte de mêlasse et « madame Fournier » se munissait d’une « barre » de savon. Les deux commères causaient avec volubilité et elles s’informèrent sans façon de la mère Beaulieu d’où elle venait, combien son mari avait payé l’épicerie, si c’était la première fois qu’il faisait le commerce d’épicerie. La mère Beaulieu, qui n’était pas folle, laissa les questions sans réponse, ce qui contraria beaucoup les questionneuses. « Ces habitants », dit la Leblanc, en sortant, « ça pense que c’est quelque chose, parce que ça a un peu d’argent ! »

La Fournier n’était pas une méchante âme, quoiqu’elle fût souvent en compagnie de l’autre commère, qui avait du fiel plein le cœur. Elle ne répondit donc pas et la Leblanc continua : « ils ne feront pas fortune ici, avec ces grandes airs-là ».

« Si toutes les femmes sont comme celles-ci », disait pendant ce temps Marie à sa mère, « ça ne sera pas amusant ». Mais toutes les mères de famille et les ménagères du quartier n’étaient pas ainsi : il y avait parmi elles de bonnes mères et de bonnes épouses, et la mère Beaulieu et sa fille reprirent courage quand vinrent les acheteuses sérieuses, dont la visite n’avait pas uniquement pour but de lier connaissance avec elles et d’aller ensuite faire des potins et des cancans.

Quand le père Beaulieu ferma son magasin, le soir, et compta son gain de la journée, il constata qu’il avait vendu pour trois piastres de marchandises. Ce n’était certainement pas autant qu’il s’attendait à vendre, mais on ne peut faire fortune en un jour et il était convaincu que c’était un bon début. En effet les ventes augmentèrent toute la semaine, jusqu’au samedi, où elles atteignirent pour cette seule journée le total de vingt piastres. Le quartier Saint-Denis, dans la partie nord, est en effet habité surtout par des salariés qui travaillent à la semaine et qui font leurs principaux achats à chaque paie. C’est le jour où l’on dépense le plus dans ce quartier.

Peu à peu, le père Beaulieu et ses fils s’accoutumèrent à leur nouvelle occupation. Ils se partagèrent la besogne : le père Beaulieu et Joseph servaient la clientèle, Henri portait les paquets et soignait le cheval. La mère Beaulieu et sa fille s’occupaient de la maison, où elles se trouvaient singulièrement à l’étroit, accoutumées qu’elles étaient aux grandes demeures hospitalières de la campagne. Marie, qui était vive pour servir, descendait à l’épicerie quand ses frères ou son père s’absentaient.

Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le père Beaulieu descendait au marché de la Place Jacques-Cartier, pour acheter des légumes pour sa clientèle. C’était pour lui les jours les plus heureux de la semaine : il causait avec les cultivateurs et parlait récoltes, bestiaux et température. Mais il était fort scandalisé, quand venait le moment d’acheter et de remonter chez lui, des prix qu’on lui faisait. Il était obligé de payer littéralement au poids de l’or les carottes, les navets, les choux qu’il avait en abondance eu pour rien quand il était à Saint-Augustin. Et les oignons ! qu’on lui vendait par petites quantités, pour des prix déraisonnables !… Il n’en revenait pas.

En dépit du prix fabuleux qu’il payait pour tout et des prix encore plus élevés auxquels il était obligé de revendre ses marchandises, il remuait beaucoup d’argent, sans cependant faire des bénéfices bien considérables. Il avait un gros loyer à payer, des impôts, des réparations à sa voiture et une foule de dépenses imprévues à faire. Il commençait donc à comprendre pourquoi les gens de la ville se plaignent de la cherté de la vie et il n’était pas loin de s’en plaindre lui-même.

Dulieu se présenta à l’épicerie, un jour, comme le père Beaulieu se livrait à ces réflexions. Il était en automobile et son chauffeur fit bruyamment résonner la corne de la voiture, en arrêtant devant la porte, vers laquelle le père Beaulieu se précipita, effaré par ce vacarme. L’agent d’immeubles venait s’enquérir comment allaient les affaires. Il ne fut pas longtemps et ne laissa pas le père Beaulieu dire un seul mot, l’accablant de félicitations sur la bonne tenue de son épicerie et sur sa mine prospère. Il s’excusa de n’être pas venu plus tôt, prétextant ses nombreuses affaires, puis il dit au père Beaulieu qu’il avait besoin d’épiceries et qu’il était venu lui donner une commande. « Il faut encourager le commerce », s’exclama-t-il, avec un bon gros rire.

Il acheta du sucre, de la farine, des patates et des conserves, — qu’il eut bien soin de choisir dans le lot nouveau qu’il avait placé dans l’épicerie, — puis s’en alla, en promettant de revenir et d’envoyer ses amis acheter chez le père Beaulieu. Il laissa six piastres en partant et l’épicier se coucha fort content de sa journée et flatté de constater que Dulieu lui conservait son amitié.

— L’agent d’immeubles revint à intervalles réguliers, faisant chaque fois des achats, et s’implantant de nouveau dans la confiance du père Beaulieu.

Des gens qui se disaient envoyés par lui venaient aussi faire des emplettes chez le père Beaulieu, qui était charmé des bons procédés de Dulieu. Les affaires allaient bien à l’épicerie et avec les quatre mille dollars qui avaient été mis à la banque après le dernier paiment de Dulieu, la famille Beaulieu jouissait de la plus grande prospérité et se croyait à l’abri de tous les coups du sort. Ils auraient été parfaitement heureux si l’apprentissage des coutumes et des usages de la ville ne les avait souvent exposés à des désagréments imprévus.

Ce fut d’abord le policier de service dans leur rue qui survint et regarda d’un air mécontent le bel étalage de marchandises que Joseph et Henri avaient fait sur le trottoir, pour attirer la clientèle. Le père Beaulieu courut à la porte, en voyant le policier, croyant avoir trouvé un acheteur, mais ce n’était pas cela du tout : le policier lui ordonna poliment mais avec fermeté d’avoir à rentrer ses marchandises dans son magasin, sans quoi on le mettrait à l’amende. Le père Beaulieu s’empressa d’obéir.

Puis les querelles avec les voisins commencèrent. Ils se plaignirent du bruit que l’épicier et sa famille, très matinaux et très âpres au gain, faisaient en ouvrant leur magasin à des heures vraiment inusitées : le père Beaulieu descendait quelquefois à l’épicerie à cinq heures et demie ! Naturellement, ses fils le suivaient de près, réveillés par les craquements du plancher sous ses pieds. Accoutumés aux grands espaces et n’ayant jamais eu de voisins qu’ils pussent gêner, ils parlaient à tue-tête, chantaient et faisaient un vacarme d’enfer. Ils causaient dans la rue, en face de l’épicerie. On entendait alors des voix irritées qui disaient : « laissez donc dormir le monde, si vous ne voulez pas dormir ! vous n’êtes pas à l’Abord-à-Plouffe, ici ». Et même, une fois, Joseph, qui s’était innocemment appuyé à une muraille, juste sous une fenêtre, reçut sur la tête le contenu d’un récipient qui aurait plutôt dû être versé à l’égout.

Ils se levèrent donc en tapinois avec d’infinies et risibles précautions et n’osèrent plus parler à voix haute dans la rue avant que le bruit n’y fût devenu assez grand pour dominer le son de leurs voix, car non seulement ils ne voulaient pas s’exposer à des désagréments, mais ils craignaient aussi de mécontenter des clients possibles.

Les enfants étaient nombreux dans le quartier, et ils étaient souvent aussi turbulents et quelquefois fort mal élevés. Ceux de la Leblanc et de la Fournier brisèrent une des vitrines en jouant à la balle devant l’épicerie, en dépit de la défense du père Beaulieu. Il fut très contrarié de cet accident et il se fit injurier de la belle façon par la Leblanc, lorsqu’il essaya de gronder les enfants.

« Elle était craquée d’avance votre vitre, vieil avare », lui dit-elle. « Il faut bien que les enfants jouent. Je voudrais bien savoir ce que faisaient les vôtres quand ils étaient petits ? » Tant de véhémence déconcerta le père Beaulieu, qui fit remplacer la vitre sans protester davantage, craignant de se faire une mauvaise réputation dans le quartier s’il intentait un procès. Il fut mal récompensé de sa longanimité, car à l’instigation de leur mère les petits Leblanc l’insultèrent en pleine rue et il fut finalement obligé de les menacer de la police et de faire écrire une lettre d’avocat à leur mère pour avoir la paix.

Il oubliait toutes ces contrariétés, le samedi, quand il faisait sa caisse et qu’il comptait, avec l’aide de Marie, les bénéfices de la semaine.

Somme toute les Beaulieu n’étaient pas malheureux et ils se faisaient peu à peu à leur existence nouvelle. La mère Beaulieu était une épouse et une mère dévouée ; il lui était indifférent de vivre n’importe où, pourvu que ce fût avec les siens. Marie commençait à lier connaissance avec quelques jeunes filles du quartier et Joseph et Henri commençaient aussi à avoir des amis. Quant au père Beaulieu, il se trouvait trop vieux pour faire des amis et il ne se liait pas aussi vite.

Les deux jeunes gens et leur sœur allaient de découverte en découverte. Ils visitaient la ville, le dimanche, et les spectacles nouveaux qu’ils voyaient les plongeaient dans le plus profond étonnement et dans la plus grande admiration. Ils n’avaient jamais cru qu’un aussi grand nombre de belles maison pût se trouver réuni ni que d’aussi belles rues existassent. Chez Henri l’admiration dominait, chez Marie l’étonnement et chez Joseph un autre sentiment éveillé par les annonces dont étaient remplis les journaux et par les nombreux récits de fortunes rapides faites au moyen des spéculations sur les immeubles : il voyait surtout dans les maisons et les édifices superbes la valeur monétaire qu’ils représentaient, l’argent qu’ils devaient rapporter à leurs propriétaires.

En effet, on parlait beaucoup d’immeubles parmi les clients et les connaissances des Beaulieu, et ces discours où on prononçait souvent le mot de « piastre », où l’on mentionnait négligemment et familièrement des chiffres incroyables, frappaient vivement l’imagination de Joseph et émouvaient même le père Beaulieu. Ce dernier ne disait rien, mais il écoutait avidement et il calculait à part lui les beaux bénéfices qu’il pourrait réaliser s’il faisait comme ceux qu’il écoutait et s’il plaçait son argent sur des « lots ».

On ne s’en douterait guère, mais les gens qui font actuellement le plus de spéculations sur les immeubles, après les gens très riches, sont les gens très pauvres ou au moins ayant des ressources très restreintes. La partie du quartier Saint-Dénis où les Beaulieu étaient venus s’établir offre un exemple frappant de cet état de choses : elle n’était pas bâtie, il y a vingt ans ; il n’y avait que quelques pauvres cabanes en planches par ci par là ; l’église Saint-Édouard, dont le sous-sol seul était affecté au culte, parce que le reste de l’édifice n’était pas terminé, se trouvait au milieu d’un champ quasi-désert. Les vieux citoyens du quartier se rapellent encore de l’aspect étrange que présentait l’église, avec son toit à fleur de sol et son clocher rudimentaire, qui ne dépassait le toit que d’une quinzaine de pieds et où le curé n’avait pu loger qu’une unique cloche, qu’on n’entendait pas de bien loin.

Aujourd’hui, tout cela est changé : une église, de fort belle allure domine une mer de toits, qui montent comme une vague vers le nord et qui couvriront bientôt les champs qui bordent la route conduisant au Sault-au-Récollet ; et quand les cloches tintent dans le clocher qui a remplacé le petit clocheton de jadis, le pasteur de la paroisse s’enorgueillit à son droit du nombre des fidèles qui répondent pieusement à leur appel.

C’est la spéculation sur les immeubles qui a opéré ce changement presque magique. Des capitalistes entreprenants ont acheté les champs qui verdoyaient au nord de la ligne du Pacifique ; ils ont tracé des rues et ils ont préparé des plans, puis ils ont appelé les ouvriers, les travailleurs, par la voix des journaux. Ils offraient des « homes » aux hommes de cœur désireux d’assurer l’avenir de leurs familles. Ils n’avaient d’autre but que la spéculation, mais ils ont obtenu, incidemment, des résultats éminemment bienfaisants pour tous. Ceux qui ont répondu à leur appel étaient des braves, qui ne craignaient pas les longs trajets pour se rendre au travail, qui ne craignaient pas d’entreprendre de leurs propres mains, une fois leur journée terminée à l’usine ou à l’atelier ou sur les chantiers de construction, le creusage des fondations destinées à asseoir un nouveau foyer. On vit s’élever de nombreux abris temporaires où se logeait toute une famille, en attendant qu’on pût construire une meilleure habitation. Il y eut bien des souffrances dans ces maisons improvisées, où on ne payait plus de loyer, où l’on était chez soi, mais où le froid et l’humidité se faisaient sentir. Qu’importe ! On endura, on souffrit, mais on tint bon, jusqu’à ce qu’au prix de privations continuelles et de labeurs touchants on eût réalisé le rêve de sa vie, être propriétaire — et posséder non seulement un « lot » et une « maison », mais aussi un ou deux autres « lots », car, ils étaient bon marché à cette époque et on en avait acheté plus qu’il ne fallait. Ces autres « lots » augmentèrent de valeur et leur vente rapporta de beaux bénéfices.

Toute une population ouvrière se trouva ainsi installée, en quelques années, dans un beau quartier sain, où il y avait de l’air et du soleil en abondance pour les petits, pour les enfants, qui sont la richesse du pauvre. Ces enfants grandiront dans la demeure acquise par leurs parents aux prix de privations qui leur seront à eux-mêmes épargnées. Puissent ces privations, puissent ces travaux longs et patients ne pas être inutiles et puissent les parents enseigner aux enfants à perpétuer les vertus familiales d’ordres, d’économie et de travail ; puissent-ils leur enseigner le respect des autres et d’eux-mêmes et toutes ces fortes vertus qui contribuent plus encore que la seule santé physique à la croissance et au prestige d’une race.

J’ai parlé là des bienfaits réels de la spéculation intelligente et réfléchie, de celle dont les vieux du quartier entretenaient quelquefois le père Beaulieu, en causant au coin de la rue ou devant la porte de l’épicerie ; mais en toutes choses il y a des excès et on ne causait pas seulement de cette manière lente et sûre de s’enrichir. On racontait comment certains « lots » avaient doublé et triplé de valeur en quelques années. Certains propriétaires avaient vendu les maisons qu’ils avaient construites, avaient racheté d’autres « lots », avaient construit d’autres maisons et s’enrichissaient rapidement. D’autres, se rappelant la valeur énorme qu’avaient prise les premiers lots achetés par eux en avaient acheté d’autres, loin dans la campagne, comme si l’expansion de la ville devait aller encore plus rapidement qu’elle n’était allée jusque là, et ils escomptaient déjà leurs profits.

L’argent fait rapidement se dépense facilement ; les plus hasardeux agissaient comme s’ils eussent été des richards et on parlait de tel propriétaire qui, voyant son voisin acheter une automobile, avait vendu sa maison pour en acheter une lui aussi. La machine s’était tout de suite détraquée ; après l’avoir payée deux mille piastres, il avait dû la sacrifier pour cinq cents !

Tous ces propos semblaient étranges aux cultivateurs, habitués à réfléchir longuement, avant de faire la moindre dépense et de risquer la plus petite somme. Ils en étaient très émus, mais, ils se demandaient parfois s’ils étaient dans un monde réel et si tous ces chiffres et toutes ces fortunes réalisées en si peu de temps n’étaient pas des fantasmagories.

On était au commencement de l’hiver et le père Beaulieu songeait qu’à Saint-Augustin les cultivateurs se reposaient, à cette époque, après les labeurs d’automne et le battage du grain, en attendant la neige pour les charroyages. Il comparait avec les paisibles travaux des cultivateurs la besogne d’un épicier, qui lui semblait exiger une activité fiévreuse, et il se demandait si, après tout, leur lot n’était pas le meilleur.

Il en était là dans ses réflexions quand il reçut la visite du père Duverger, de Saint-Augustin, au commencement de décembre.

Louis Duverger était venu à plusieurs reprises voir ses concitoyens de Saint-Augustin. Il n’était pas enorgueilli de son titre d’étudiant et il était venu causer familièrement avec le père Beaulieu et ses amis d’enfance, Henri, Joseph et Marie, Son père avait acheté une couple de maison à Montréal et il venait retirer ses loyers, à l’automne ; c’était la raison de son voyage à Montréal. Louis avait accompagné le père Duverger chez l’épicier, qui les reçut tous deux avec un vif plaisir. Le père Beaulieu aimait toujours à recevoir Louis, dont la conversation amusait ses enfants et qu’il voyait avec un secret espoir causer avec Marie, mais la visite du père Duverger était pour lui un événement particulièrement heureux, car il allait pouvoir s’entretenir des gens et des choses de Saint-Augustin, choses et gens auxquels il s’intéressait encore beaucoup plus qu’à tous les événements de la grande ville où il demeurait.

Le père Beaulieu ne voulut pas que son concitoyen se retirât ailleurs que chez lui en dépit de la gêne que cela imposait, car s’il y a toujours de la place pour un de plus à la campagne, ce n’est pas la même chose à la ville, où les maisons ne sont guère aménagées au point de vue de l’hospitalité.

Le père Duverger accepta l’invitation qu’on lui faisait avec tant d’insistance. Le soir venu, on s’installa dans l’épicerie, comme autrefois, à la veillée, après le « train » fait, et on parla du bon vieux temps. Le père Duverger dut renseigner son hôte sur tout ce qui se passait au village et le père Beaulieu apprit avec intérêt que « Joséphine à Catherine » était morte, qu’Amanda Perreault s’était mariée avec « Joseph à  Pierre Plante », que Philias Ladouceur avait eu deux beaux poulins de sa jument blanche, que Pierre Lacroix avait vendu son cheval rouge qu’il ne voulait pas nourrir pendant l’hiver, que Jean-Baptiste Blanchard avait « foutu une volée » à sa femme, un jour qu’il s’était enivré, avec le résultat qu’elle s’en était allée chez sa mère.

Il avait beaucoup plu, à Saint-Augustin, et le père Duverger craignait que cela n’eût « abimé la terre ».

Chaque question du père Beaulieu et chaque réponse de son interlocuteur faisait surgir une figure familière ; l’épicier se taisait, de temps à autre, et fermait les yeux, pour voir en imagination celui ou celle dont ils parlaient.

Marie s’informa de Madame Doré et de Marcelle. « Elles doivent s’ennuyer toutes seules, tout l’hiver », dit-elle au père Duverger. « Elles ne sortent avec personne. »

— Elles attendent monsieur Arthur, répondit le cultivateur.

— Mais il n’ira chez lui qu’à Noël.

— Cela ne fait rien ; elle se préparent à le recevoir.

— Elles l’aiment beaucoup.

— Oui, il est bien chanceux. Je ne sais pas ce qu’il ferait s’il n’avait pas quelqu’un qui prenne soin de lui comme cela. Elles ne vivent que pour lui.

« Quand allez-vous venir nous voir ? » demanda ensuite le père Duverger à l’épicier. « Je n’en sais rien », répondit celui-ci ; je ne viens que d’arriver, je craindrais de m’absenter maintenant.

— Vos enfants peuvent garder le magasin, dit le père Duverger. Vous devriez venir chez nous pour les fêtes.

— Je crois que je serai obligé de passer la Noël ici.

— C’est dommage, les amis auraient aimé à vous voir au village.

Le père Beaulieu eût bien aimé, lui aussi, à revoir ses amis du village, mais il ne le pouvait pas. Il poussa un soupir de regret et le père Duverger n’insista pas, voyant qu’il lui causait inutilement du chagrin.

Le visiteur repartit le lendemain ; Louis vint le prendre pour le reconduire à la gare. On avait un peu la nostalgie de Saint-Augustin chez les Beaulieu, après en avoir causé pendant toute une soirée, et on fit promettre à Louis de revenir le lendemain. Le jeune homme était un ami, un concitoyen, et sa présence faisait du bien aux nouveaux montréalais, qui le considéraient comme un souvenir vivant de leur village natal et qui recherchaient particulièrement sa compagnie quand leurs pensées se tournaient vers la vieille maison en bois et les champs un peu parsemés de pierres mais si beaux quand même de Saint-Augustin.

Louis revint donc chez Beaulieu, où il prenait autant plaisir à venir qu’on en avait à le recevoir. Étant absorbé par ses études et ne fréquentant guère les salons, il aimait du moins à se trouver dans un intérieur ami, où il pouvait se délasser un peu.

Joseph et Henri avaient été ses compagnons de jeux, à l’école, et il avait « marché au catéchisme » avec eux. Quant à Marie, il la considérait aussi comme une camarade et les saillies originales et spirituelles de la jeune fille le divertissaient fort. C’était surtout sa compagnie et celle d’Henri qu’il recherchait, car le père Beaulieu n’était pas toujours d’humeur à plaisanter et Joseph avait une mentalité qui lui déplaisait, ne parlait que d’argent et ne songeait qu’à en amasser. Avec Henri et Marie, c’était autre chose : ils étaient toujours de bonne humeur et n’avaient aucun souci, quoiqu’ils travaillassent avec autant d’ardeur que les autres membres de la famille. Ils étaient, par intuition, de vrais philosophes, ne demandant pas à la vie ce qu’elle ne peut donner et se contentant de faire face aux tâches et aux évènements du jour sans appréhender ce que réservait le lendemain.

Marie aimait beaucoup aussi la compagnie de Louis. Ce n’était pas qu’elle fût sentimentale : la sentimentalité, la langueur est le fait des désœuvrés et elle n’était pas précisément désœuvrée. Il lui fallait partager avec sa mère les soins du ménage, apprêter les aliments, aider au raccommodage et, quand elle en avait le temps, servir les clients. Elle avait pour Louis une sincère et franche amitié, qu’elle lui témoignait sans rougir.

Son esprit naturel suppléait à la supériorité que l’instruction avait donnée à Louis et ils faisaient une fort bonne paire d’amis. De la part du jeune homme, il n’y avait non plus aucun sentiment tendre et il aurait été étonné qu’on lui parlât de la possibilité d’un pareil sentiment, car il était accoutumé à considérer Marie comme une demi-sœur.

Si la jeune fille eût été plus raffinée et plus instruite, elle aurait peut-être songé à la possibilité d’une union avec Louis, mais son esprit ne s’arrêtait à aucun semblable projet. Elle était encore très jeune et elle avait peu lu, de sorte que les idées romanesque lui étaient inconnues. Elle était beaucoup plus heureuse ainsi, différente en cela de ces jeunes filles de la campagne qui gâtent leur vie, parce qu’elles ont reçu trop d’instruction, qui deviennent des déclassées et qui sont absolument malheureuses. Marie pouvait épouser un homme ayant peu d’instruction et d’une situation sociale égale à la sienne et être heureuse, tandis certaines jeunes filles de la campagne qui passent cinq ou six ans au couvent, après un premier stage à l’école élémentaire, trouvent difficilement des compagnons avec qui elles soient en communauté d’idées. Elles se sont élevées au-dessus de leur milieu et il leur est pénible d’y redescendre en épousant un homme qui est leur égal au point de vue social, mais qui est leur inférieur au point de vue de la culture intellectuelle. Les unions entre des personnes si mal assorties ont quelquefois de désastreux résultats.

L’instruction a du bon, mais quand elle aboutit à rendre une femme malheureuse, atteint-elle un but désirable ? C’est là le problème délicat qui se pose…

L’homme profite plus facilement de son instruction pour s’élever, pour améliorer sa situation. Mais la femme dont les parents, dont les frères, dont les voisins n’ont que peu ou point d’instruction, regrette souvent de n’être pas comprise par eux et souvent elle ne peut, dans l’état actuel de la société, tirer grand parti de son instruction.

Faudrait-il ne donner l’instruction qu’à celles qui seraient certaines de pouvoir en tirer parti ? — Assurément non : ce serait rétrograder dans la voie du progrès ; mais n’empêche que la science fait bien des malheureuses. Il est éternellement vrai que le fruit de l’arbre de la science est amer.

Marie n’avait que peu goûté à ce fruit et elle était heureuse. Sa bonne humeur et son enjouement ne contribuaient pas peu au bonheur de la famille. Le père Beaulieu et sa femme avaient besoin de son appui et de son dévouement, car tout n’allait pas à leur gré : les affaires étaient assez bonnes, mais il fallait beaucoup de travail pour parvenir à réaliser un peu de profit. Le père Beaulieu et sa femme avaient aussi une autre cause d’ennuis : Joseph voulait les quitter. C’était l’aîné des enfants qui restaient à la maison ; il devait partir un jour ou l’autre. Mais ses parents entendaient que ce fût pour se marier et s’établir à son compte. Lui ne l’entendait pas ainsi : il voulait s’en aller pour gagner de l’argent. Il était affolé par les discours que lui avaient tenu des amis, depuis son arrivée à Montréal. Il voulait gagner de l’argent, faire des spéculations comme les autres et s’enrichir.

On approchait des fêtes et l’épicier du coin, qui avait besoin d’un second commis pour ce temps, lui avait offert, quinze piastres par semaine, s’il voulait entrer immédiatement à son service, en lui promettant de le garder, au même salaire, après les fêtes.

Quinze piastres par semaine ! c’était un Klondyke pour le jeune homme ! Cela représentait, en un an, plus que son père ne gagnait à Saint-Augustin. Il fut complètement ébloui et décida d’accepter.

Il était peu dépensier. Il aurait vite un petit capital qu’il pourrait placer avantageusement.

C’était un beau projet, mais il fallait en parler à son père, et c’était la partie difficile. Il hésita quelques jours, sachant bien quel chagrin il allait causer au père Beaulieu ; mais il ne pouvait retarder longtemps : l’épicier qui voulait l’engager le pressait de se décider, sans quoi il en engagerait un autre.

Joseph se décida donc.

L’explication qui suivit l’annonce de son projet fut des plus pénibles. Le père Beaulieu commença d’abord par se fâcher. Mais que pouvait-il faire : Joseph était majeur et n’avait pas besoin de sa permission pour s’en aller. Le chagrin fit donc vite place à la colère, dans le cœur, du père Beaulieu. Il représenta à son fils que le moment était mal choisi, à la veille des fêtes, mais c’était justement pour ce temps-là que l’épicier voisin avait besoin de lui.

Le père Beaulieu était très sensible au fait que son fils allait travailler pour son concurrent. Il se résigna pourtant, se disant que Joseph pourrait demeurer chez lui, payer pension et lui enseigner les secrets du métier qu’il apprendrait chez le voisin.

Mais le voisin ne voulait pas se faire jouer de cette façon-là et exigea que Joseph ne continuât pas à demeurer chez son père.

Ce que voyant, Joseph, qui ne voulait rien laisser à l’imprévu, demanda avant de partir, sa « part » d’héritage.

La loi de notre province reconnaît à un père le droit de léguer ses biens à qui il veut et même de déshériter ses enfants, mais l’usage établi sous l’empire de l’ancien droit français est souvent encore suivi dans les campagnes et chaque enfant considère qu’il a droit à une part de l’héritage, « part » qu’il n’hésite pas à demander s’il quitte le logis paternel du vivant de son père. Joseph ne faisait que suivre cet usage en réclamant la sienne.

Le père Beaulieu fut absolument accablé par la demande de son fils, qui le plongea dans la plus grande consternation. Il en perdit le sommeil pendant plusieurs nuits et il devint si changé que les clients lui demandaient s’il était malade.

Il crut cependant qu’il ne pouvait refuser : Joseph avait toujours été un bon fils. Les quatre mille dollars qui restaient du prix de vente de la ferme enlevaient tout prétexte au père Beaulieu pour ne pas se rendre à la demande de son garçon. Il lui donna donc mille piastres, se réservant de lui donner davantage plus tard, si les affaires allaient bien.

La donation fut faite pardevant notaire..

Le père Beaulieu remplit toutes les formalités, donna les signatures nécessaires, mais il sortit de chez le notaire plus vieux de dix ans.