Mirages (Renée de Brimont)/Berceuse

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MiragesEmile-Paul Frères (p. 119-122).
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BERCEUSE

Dormez, enfant. À travers les courtines j’épie
le rythme égal de votre haleine ; la veilleuse
dans la chambre secrète brûle… Dormez, dormez.
L’oreiller de plumes sous votre front se creuse
comme une paume ; devant vos yeux fermés
passent les belles images menteuses…

Peut-être vous souvient-il encore des choses
qui bientôt se dissiperont une à une ?…
Rêvez, enfant, rêvez des jardins immatériels
où luisent de pâles et tièdes lunes,
où s’épanouissent tant de divines roses,
où dansent en rond des anges aux lèvres de miel !

Dormez… Rêvez… Nulle fée brune, blonde ou rousse,
ne lancera sur vous les miracles de sa corbeille ;
les fées sont mortes un beau soir, je ne sais comment.
Ont-elles fui, légères, sur les molles mousses ?
Sont-elles retournées à leur Passé charmant ?
… Mais le Destin vous a baisé sur la bouche.


Dans ses doigts, enfant, dans ses doigts gît votre vie.
Désormais — sachez-le, petite parcelle éphémère —
vous serez un homme parmi les humains ;
vos pas laisseront des sillages d’envie,
vous mordrez à des grappes douces-amères,
vous verrez se disjoindre peu à peu des mains.

Vous apprendrez les aubes, les jours, les crépuscules,
et les nocturnes voix, et les musiques du silence,
et l’étreinte inquiète de notre Occident ;
vous dépouillerez l’arbre de la science,
et tour à tour séduit, ardent, imprudent,
vous chercherez la porte des nouvelles Jouvences…

Dormez, enfant ! Vous déchirerez la brume chaste
pour suivre les bleus feux-follets sous les aunes,
au bord des étangs glauques et pervers ;
et vous vous éprendrez de soleil et d’espace,
et les mille visages de l’univers
dans vos prunelles se refléteront, fugaces ;

vous serez vainqueur et vous serez esclave :
vous embarquerez sur la nef de joie,
cette nef sans pilote et sans avirons

dont la houle caresse les parois étroites ;
des désirs en vous soudain glisseront,
pareils aux reptiles qu’un charmeur déploie ;

vous gaspillerez de vos deux mains prodigues
les fleurs d’avril et les moissons d’automne…
Dormez… Rêvez, petit enfant !
Vous connaîtrez l’effort et puis la fatigue,
et que la gloire saoule aux mille tuniques
a mille charmes décevants.

Et les heures d’hiver, les longues heures givrées
vous diront à l’oreille la mélancolie
cachée derrière le décor.
Sous ses vains masques, l’âme vous sera livrée…
Dormez sans crainte, dormez ! — Alors
votre âme chantera comme un violon triste !

Las pèlerin de l’incertitude
dont les pieds saignent dans la poussière
vous tomberez près d’un seuil inconnu,
et la dernière amante avec sa berceuse funèbre,
petit enfant dormant et nu,
la Mort vous conduira jusqu’aux rives de ténèbres…


Dormez. Vous ne sauriez entendre ces choses,
et ce sont là folles paroles nulles !
— Dormez, ce soir. Rêvez des jardins immatériels
où luisent les pâles et tièdes lunes,
où s’épanouissent tant de divines roses,
où dansent en rond des anges aux lèvres de miel…