Mirages (Renée de Brimont)/Dialogue

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MiragesEmile-Paul Frères (p. 123-126).
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DIALOGUE

Se pourra-t-il qu’un jour ressemblant comme un frère
au jour qui nous étreint, dans ses tuniques sombres,
dans ses robes de paix, de brume et de mystère,
elle vienne, et sur moi pèse du poids des Ombres…

se pourra-t-il ! — Déjà, de l’ombre des phalènes,
elle, la Mort qui guette — ô sournoise, ô fatale !
— elle aux vagues échos, elle aux fades haleines
murmure… Et j’ai frémi d’entendre sa sandale.

Or elle dit : « J’attends mon heure et ma victoire.
« Un jour comme aujourd’hui qui frôle ta fenêtre,
« un jour comme aujourd’hui, ma longue forme noire
« sur toi se penchera pour te mieux reconnaître.

« Sur tes membres figés, sur ta rigide couche
« j’inclinerai mon front chargé des nuits futures,
« et ma bouche viendra se clore sur ta bouche
« avec le froid baiser qui s’impose et qui dure !…

« Tu me crains ? C’est la Vie et l’Amour qu’il faut craindre !
« C’est ce tumulte vain, ce désordre prodigue,
« et ces liens légers que tes doigts veulent joindre,
« et ce fuyant plaisir qui connaît la fatigue ;


« c’est l’odorant verger qu’un essaim blond torture,
« c’est le trésor croulant des moissons fortunées,
« c’est le bleu crépuscule errant, c’est la ceinture
« qu’enroulent les saisons aux dansantes années…

« Crains la Vie : elle est femme avec les toisons rousses
« pleines d’acres parfums sur ses reins épandues ;
« ah ! ne respire pas ses forêts et ses mousses,
« n’écoute pas ses chants qui vont tenter les nues ;

« garde, garde tes pieds du repli de ses ondes,
« crains de mêler au sien les grappes de ton rire,
« et crains de t’abreuver à ses vasques profondes
« ou de trop partager son magique délire…

« Crains l’Amour ! Crains l’Amour souple comme un esclave
« mais plus que d’autres dieux trompeur et despotique ;
« sa lèvre est sinueuse et sa parole grave,
« dans ses doigts, mollement, vibre la lyre antique ;

« et du désert, voici des souffles chauds qui rampent
« parmi les voluptés flottantes de ses voiles ;
« des pampres et des fleurs émerveillent ses tempes,
« dans ses yeux infinis s’allument des étoiles…


« Crains l’Amour éloquent, beau prometteur de joies,
« l’Amour aux jeux divins dont s’anime ta joue,
« mais dont l’aube est un lac perfide où l’on se noie,
« mais dont le souvenir continue et bafoue !

« Préfère-moi. Préfère aux grands périls des choses
« mes étranges lueurs et mes ombres fidèles.
« Nous prendrons des chemins jonchés de pâles roses,
« je fleurirai ton sein de chastes asphodèles ;

« tu me suivras le long des longs espaces calmes,
« jusqu’aux fleuves d’oubli que franchissent les Ombres,
« et nous voyagerons à l’abri de mes palmes
« sous des astres nouveaux, sous des lunes sans nombre ;

« puis j’ouvrirai pour toi la retraite éternelle !
« Ombre, des superflus à jamais dépouillée,
« Ombre, tu connaîtras si ma demeure est belle
« que baigne le Léthé sous ces lunes brouillées ;

« tu verras des jardins où nul vent ne balance
« mes cyprès nébuleux et mes hauts lys de gloire,
« et tu t’allongeras sur des lits de silence,
« et tes rêves sereins n’auront plus de mémoire… »


Et moi j’ai répondu : « Prépare mon suaire,
« ô Mort, mais qu’après toi passe une main d’artiste
« pour graver un Éros dormant aux ailes tristes
« sur la stèle érigée en stèle funéraire ! »