Mirages (Renée de Brimont)/Sœurs marines

La bibliothèque libre.

MiragesEmile-Paul Frères (p. 33-36).

SŒURS MARINES

L’île rocheuse émerge — solitaire oasis
parmi les mille vagues qui déferlent,
bruissantes de mousse et d’éphémères perles.
À l’horizon, nulle voile penchant
sa silhouette errante ; mais les ailes qui passent
de mille mouettes voraces,
et la lune cernée des lueurs du couchant.
Trouble attente !…
Car c’est l’heure imprécise dont va naître le chant
que modulent là-bas les Sirènes…

Nef, demeurez captive à ces rives sereines
où des pêcheurs ont tendu leurs filets !

Or voici la merveille pareille aux mille notes
des flûtes : c’est un rire frais ; c’est un appel ;
c’est un chant embaumé de varech et de sel,
un rauque chant étrange qui soulève
les tuniques du soir, du désir et du rêve !
Ô ce chant ! — Ô ces lèvres d’humide corail
de la chanteuse indolente et sauvage !
Je la vois… Ses cheveux tombent en mille grappes
sur le hâle uni de son front ;

son regard luit dans son maigre visage,
ses dents ont la blancheur laiteuse des nuages
et des lunes ; l’écume inquiète des mers,
sans relâche a baisé de blancs flocons amers
les fleurs jumelles de ses seins de vierge.

Ô ce chant qui s’élève, qui plane, qui rassemble
toutes les Sœurs musiciennes ! — Cheveux d’ambre,
cheveux d’or fauve, de pâle argent ; cheveux
entremêlant leurs ondes molles ; cheveux qui semblent
des sillages aussi, tandis qu’Elles, glissant
souples, de vague en vague, et poursuivant chacune
sa compagne, et se quittant, et se reprenant,
en des jeux délicats et puérils confondent
leurs féminines chairs avec les molles ondes.
Et chacune, mêlant sa voix aux proches voix
de chacune, et chacune innombrable à la fois
et seule, et sœur des vagues, et sœur des vents nocturnes,
chacune dit la glauque ardeur des eaux,
les yeux phosphorescents qui luisent dans les sables,
les forêts d’algues insaisissables,
les mille méandres, les mille réseaux,
et les secrets jardins où sont écloses,
orangées, violettes, roses,

perle, opale, aventurine,
les fleurs d’ombre, les fleurs sous-marines.

Ô ce chant ! — Il trouble la nuit, il la déchire,
pareil aux mille notes des lyres
qui jadis ont connu la nuit des bois sacrés…
Chacune dit les grâces de chacune,
mêlée à la vague opportune,
au rythme de la houle qui monte, qui descend,
flux et reflux bruissant, incessant,
ouvert pour l’éternelle et suprême venue
d’Astarté blonde, ruisselante et nue !
Chacune dit
les miracles de nacre, les tapis
spongieux sur lesquels gisent des coquillages ;
les opulents contours des monstres assoupis,
vieux de la grande vieillesse des âges ;
chacune dit l’ébauche multiforme
des êtres, la splendeur des abîmes sans fond
veillés par les poulpes camuses,
et les espaces bleus et lumineux où vont,
fleurs transparentes,
les flottantes, les vaines, les blanchâtres méduses…

Ô ce chant ! — Chacune dit le lit d’amour

préparé pour ceux-là que ce chant ensorcelle,
doux voyageurs égarés par Elles…
Chacune dit, caresse éternelle,
la tenace caresse de l’eau,
plaisir délectable et morose,
et des paumes de chair, et des chairs glissant, roses,
sous l’aile déployée ou l’éventail déclos
de mille nageoires
dans les nuances des immensités noires !
— Et de mille lueurs, et de mille reflets,
la lune, nef céleste, est lentement montée
vers le mirage des nuées
lentement remuées ;
et jusqu’à l’aube, et tel une fleur d’été,
le chant multiple, illimité,
viendra s’épanouir aux lèvres des Sirènes…

Nef, demeurez captive à ces rives sereines
où des pêcheurs ont tendu leurs filets !