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Mirifiques Aventures de maître Antifer/Première partie/Chapitre IX

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IX

Dans lequel un point de l’une des cartes de l’Atlas de maître Antifer est minutieusement marqué au crayon rouge.

Tandis que leur oncle se démenait dans cette farandole à deux, Énogate et Juhel s’étaient rendus de conserve à la mairie et à l’église. À la mairie, l’employé de l’état civil, préposé aux mariages — vieux rond de cuir chargé de fabriquer des lunes de miel, — leur avait montré leurs bans affichés dans le cadre des publications. À la cathédrale, le vicaire avait promis une messe chantée, prône, orgue, sonneries, toutes les herbes de la Saint-Jean matrimoniale.

S’ils seraient heureux, ce cousin et cette cousine, grâce à la dispense obtenue de Monseigneur ! S’ils attendaient avec une impatience, peu dissimulée chez Juhel, plus réservée chez Énogate, la date du 5 avril, arrachée aux hésitations de leur oncle ! S’ils s’occupaient de leurs préparatifs, trousseau de mariée, nippes et meubles, pour la belle chambre du premier étage que le généreux Trégomain embellissait chaque jour de quelques babioles, recueillies autrefois chez les riverains de la Rance — entre autres une petite statuette de la Vierge, laquelle ornait la cabine de la Charmante-Amélie et dont il voulut faire cadeau aux nouveaux époux ! N’était-il pas leur confident, et eussent-ils trouvé un meilleur, un plus sûr dépositaire de leurs espérances, de leurs projets d’avenir ? Et vingt fois par jour, à tout propos, le digne gabarier leur répétait :

« Je donnerais gros pour que le mariage fût fait… pour que le maire et le curé y eussent passé…

— Et la raison, mon bon Gildas ?… demandait la jeune fille, un peu inquiète.

— Il est si singulier, l’ami Antifer, aussitôt qu’il enfourche son dada et cavalcade au milieu de ses millions !… »

C’était bien l’opinion de Juhel. Lorsque l’on dépend d’un oncle, excellent homme mais quelque peu détraqué, on n’est sûr de rien, tant que le oui sacramentel n’a pas été prononcé devant le maire.

Et puis, quand il s’agit de ces familles de marins, il n’y a pas de temps à perdre. Ou il faut rester célibataires, comme l’étaient le maître au cabotage et le patron de gabare, ou il faut se marier dès que cela est permis et possible. Juhel devait embarquer, on le sait, en qualité de second sur un trois-mâts de la maison Le Baillif. Alors que de mois, que d’années même à travers les mers, à des mille lieues de sa femme, de ses enfants, si Dieu bénissait leur union, et l’on n’ignore pas qu’il ne marchande guère sa bénédiction aux conjoints des ports de guerre et de commerce ! Sans doute, fille de marin, Énogate était faite à cette idée que de longues navigations entraîneraient son mari loin d’elle, n’imaginant pas qu’il pût en être autrement ? Raison de plus pour ne pas perdre un seul jour, puisque leur existence en compterait tant pendant lesquels ils seraient séparés…

C’est de cet avenir que causaient le jeune capitaine et sa fiancée, lorsqu’ils rentrèrent ce matin-là, après avoir achevé leurs courses. Ils furent assez surpris en voyant deux étrangers sortir de la maison de la rue des Hautes-Salles, et qui s’éloignaient avec de grands gestes de fureur. Qu’est-ce que ces gens-là étaient venus chercher chez maître Antifer ? Juhel eut le pressentiment qu’il avait dû se passer quelque chose d’anormal.

Et il en fut bien autrement certain, lorsque Énogate et lui entendirent le bruit qui se faisait en haut, la chanson improvisée, dont le refrain retentissait jusqu’à l’extrémité du rempart.

Est-ce que leur oncle avait perdu l’esprit ? Est-ce que l’obsession de cette longitude avait déterminé chez lui une lésion cérébrale ? Est-ce qu’il était pris, sinon de la folie des grandeurs, du moins de la folie des richesses !…

« Qu’est-ce qu’il y a donc, ma tante ? demanda Juhel à Nanon.

— C’est votre oncle qui danse, mes enfants.

— Mais ce n’est pas lui qui est capable d’ébranler la maison avec tant de violence ?…

— Non ! c’est Trégomain.

— Comment, Trégomain danse aussi ?…

— Sans doute, pour ne pas contrarier notre oncle ! » fit observer Énogate.

Tous trois montèrent au premier étage, et ils durent penser, à voir maître Antifer capricant de cette façon, qu’il venait d’être frappé d’aliénation mentale, l’entendant répéter à tue-tête :

J’ai ma lon…

Lon la !

J’ai ma gi…

Lon li !

Et, à l’unisson, rouge, fumant, menacé d’un coup d’apoplexie, le bon Trégomain entonnant :

Oui… sa gi… Oui sa longitude !…

Une révélation éclaira soudain le cerveau de Juhel. Ces deux étrangers qu’il avait vus sortir de la maison ?… Est-ce que le malencontreux messager de Kamylk-Pacha était enfin arrivé ?…

Le jeune homme avait pâli, et, arrêtant maître Antifer au milieu d’une volte :

« Mon oncle, s’écria-t-il, vous l’avez ?…

— Je l’ai, mon neveu !

— Il l’a, » murmura Gildas Trégomain.

Et il se laissa choir sur une chaise, qui, ne pouvant opposer une résistance impossible, s’écrasa sous lui.

Quelques instants après, dès que la respiration fut revenue à leur oncle, Énogate et Juhel savaient tout ce qui s’était passé depuis la veille, l’arrivée de Ben-Omar et de son principal clerc, la tentative d’extorsion relative à la lettre de Kamylk-Pacha, la teneur du testament, l’exacte détermination de la longitude pour le gisement de l’îlot où était enfoui le trésor… Maître Antifer n’avait qu’à se baisser pour le prendre !

« Eh ! mon oncle, à présent qu’ils savent où est le nid, ces deux individus vont pouvoir le dénicher avant vous !

— Minute, mon neveu ! s’écria maître Antifer en haussant les épaules. Me crois-tu donc assez niais pour leur avoir livré la clef du coffre-fort ?… »

Ce que Gildas Trégomain appuya d’un geste négatif.

« … Un coffre-fort qui renferme une fortune de cent millions ! »

Et ce mot « millions » s’enflait dans la bouche de Pierre-Servan-Malo au point qu’il faillit l’étrangler.

Quoi qu’il en soit, s’il s’attendait à ce que cette déclaration allait être accueillie par des cris d’enthousiasme, il fut promptement détrompé. Comment ! une pluie d’or dont Danaé eût été jalouse, une averse de diamants et de pierres précieuses tombait sur cette humble maison de la rue des Hautes-Salles, et on ne tendait pas la main pour la recevoir, et on ne défonçait pas le toit pour qu’elle y pénétrât jusqu’à la dernière goutte ?

Oui ! ce fut ainsi. Un silence glacial succéda à la phrase truffée de millions, si triomphalement déclamée par son auteur.

« Ah çà ! s’écria-t-il, en regardant l’un après l’autre sa sœur, son neveu, sa nièce et son ami, qu’avez-vous donc à me montrer des figures de vent debout ? »

Malgré ces objurgations, les figures ne modifièrent pas leur aire de vent.

« Comment, reprit maître Antifer, je vous annonce que me voilà riche comme Crésus, que je reviens de l’Eldorado, lesté d’or à couler bas, qu’on n’en trouverait pas tant chez le plus nababissime des nababs, et vous ne me sautez pas même au cou pour me féliciter ?… »

Aucune réponse. Rien que des yeux baissés, des faces qui se détournent.

« Eh bien, Nanon ?…

— Oui, mon frère, répondit la sœur, c’est une belle aisance.

— Une belle aisance ! Plus de trois cent mille francs à manger par jour pendant un an, si l’on veut ! Et toi, Énogate, trouves-tu aussi que c’est une belle aisance ?

— Mon Dieu, mon oncle, répondit la jeune fille, il n’est pas nécessaire d’être si riche que cela…

— Oui, je sais… je connais le refrain !… La richesse ne fait pas le bonheur ! — Est-ce que c’est également votre avis, monsieur le capitaine au long cours ? demanda l’oncle en interrogeant directement son neveu.

— Mon avis, répondit Juhel, est que cet Égyptien aurait dû vous léguer le titre de pacha par-dessus le marché, car tant d’argent et pas de titre…

— Hé !… hé !… Antifer-Pacha !… dit en souriant le gabarier.

— Dis un peu, s’écria maître Antifer du ton dont on commande de mettre les huniers au bas ris, dis, ex-patron de la Charmante-Amélie, est-ce que tu aurais la prétention de blaguer ?…

— Moi, mon digne ami ! répliqua Gildas Trégomain. À Dieu ne plaise, et, puisque tu es si ravi d’être cent fois millionnaire, je te présente mes cent millions de compliments. »

En définitive, pourquoi la famille accueillait-elle de si froide mine les exultations de son chef ? Peut-être, après tout, ne songeait-il plus à son projet d’alliances superbes pour sa nièce et son neveu ? Peut-être avait-il renoncé à rompre ou tout au moins à retarder le mariage de Juhel et d’Énogate, bien que sa longitude lui fût arrivée avant le 6 avril ? À vrai dire, c’était cette crainte qui chagrinait si fort Énogate et Juhel, Nanon et Gildas Trégomain.

Celui-ci voulut mettre son ami en demeure de s’expliquer… Mieux valait savoir à quoi s’en tenir. Au moins pourrait-on discuter, et, à force de discussions, faire entendre raison à cet oncle terrible, au lieu de le laisser mariner dans son jus.

« Voyons, mon ami, dit-il, en arrondissant le dos, supposons que tu les aies, ces millions…

— Supposons, gabarier ?… Et pourquoi supposer ?…

— Eh bien, prenons que tu les aies… Un brave homme comme toi, habitué à une vie modeste, qu’en feras-tu ?

— Ce qui me plaira, répondit sèchement maître Antifer.

— Tu ne vas pas acheter tout Saint-Malo, j’imagine…

— Tout Saint-Malo, et tout Saint-Servan, et tout Dinard, si cela me convient, et même ce ridicule ruisseau de la Rance, qui n’a d’eau que lorsque la marée veut bien lui en apporter ! »

Il savait qu’en insultant la Rance, il piquait au vif un homme qui avait remonté et redescendu cette charmante rivière pendant vingt ans de son existence.

« Soit ! répliqua Gildas Trégomain, les lèvres pincées. Mais tu n’en mangeras pas un morceau de plus, tu n’en boiras pas un coup de plus, à moins d’acheter un estomac supplémentaire…

— J’achèterai ce qui me conviendra, navigateur d’eau douce, et si l’on me contrarie, si je trouve de l’opposition jusque parmi les miens… »

Cela fut à l’adresse des deux fiancés.

« … Je les mangerai, mes cent millions, je les dissiperai, j’en ferai de la fumée, j’en ferai de la poussière, et Juhel et Énogate n’auront rien des cinquante que je comptais léguer un jour à chacun…

— Autant dire cent à eux deux, mon ami…

— Pourquoi ?…

— Puisqu’ils vont se marier… »

On touchait à la question brûlante.

« Ohé, gabarier ! cria maître Antifer d’une voix de stentor. Grimpe donc au capelage du grand cacatois pour voir si j’y suis ! »

C’était une manière d’envoyer promener Gildas Trégomain, — au figuré, s’entend, — car, de hisser sa masse en tête d’un mât quelconque, cela eût été impossible sans le secours d’un cabestan.

Ni Nanon, ni Juhel, ni Énogate n’osaient intervenir dans la conversation. À la pâleur du jeune capitaine, on comprenait qu’il ne maîtrisait pas sans peine une colère prête à déborder.

Mais le gabarier n’était pas homme à les abandonner en pleine mer, et, s’approchant de son ami :

« Cependant, tu as fais la promesse…

— Quelle promesse ?…

— De consentir à leur mariage…

— Oui… si la longitude n’arrivait pas, et, comme la longitude est arrivée…

— Raison de plus pour assurer leur bonheur…

— Parfaitement, gabarier, parfaitement… C’est pourquoi Énogate épousera un prince…

— S’il s’en trouve…

— Et Juhel une princesse…

— Il n’y en a plus à marier ! répliqua Gildas Trégomain, qui était à bout d’arguments.

— Il y en a toujours quand on apporte cinquante beaux millions de dot !

— Cherche donc…

— Je chercherai… et je trouverai… et dans l’almanach de Gothon encore !… »

Il voulait dire l’almanach de Gotha, cet entêté et intraitable cabochard, féru de l’idée d’associer au sang des potentats le sang des Antifers.

D’ailleurs, ne voulant pas prolonger une conversation qui pouvait tourner mal, résolu à ne point céder sur la question du mariage, il fit comprendre — oh ! très nettement — qu’il désirait rester seul dans sa chambre, en ajoutant qu’il n’y serait pour personne avant le dîner.

Gildas Trégomain jugea prudent de ne pas le contrarier, et tous regagnèrent la salle du rez-de-chaussée.

En vérité, tout ce petit monde était désespéré, et des larmes coulaient des jolis yeux de la jeune fille. Cela mettait Gildas Trégomain hors de lui.

« Je n’aime pas qu’on pleure, dit-il, non… même quand on a du chagrin, petite !

— Mais, bon ami, dit-elle, tout est perdu !… Notre oncle n’en démordra pas !… Cette énorme fortune lui a tourné la tête…

— Oui, appuya Nanon, et lorsque mon frère s’est fourré une idée… »

Juhel ne parlait pas. Il allait et venait à travers la salle, croisant et décroisant ses bras, ouvrant et refermant ses mains. Soudain, le voici qui s’écrie :

« Après tout, il n’est pas le maître !… Je n’ai pas besoin de sa permission pour mon mariage !… Je suis majeur…

— Mais Énogate ne l’est pas, fit observer le gabarier, et, en sa qualité de tuteur, il peut s’opposer…

— Oui… et nous dépendons tous de lui ! ajouta Nanon qui baissa la tête.

— Aussi m’est avis, conseilla Gildas Trégomain, que mieux vaut ne pas lui résister de front… Il n’est pas impossible que cette manie lui passe, surtout si on a l’air de s’y prêter…

— Vous devez avoir raison, monsieur Trégomain, dit Énogate, et nous obtiendrons davantage, je l’espère du moins, par la douceur que par la violence.

— Du reste, remarqua le gabarier, il ne les tient pas encore, ses millions !…

— Non, insista Juhel, et, en dépit de sa latitude et de sa longitude, il aura peut-être quelque mal à mettre la main dessus ! Il faudra beaucoup de temps…

— Beaucoup !… murmura la jeune fille.

— Hélas ! oui, ma chère Énogate, et ce sont des retards !… Ah ! le maudit oncle…

— Et les maudites bêtes qui sont venus de la part de ce maudit pacha ! gronda Nanon. J’aurais dû les recevoir à coups de balai…

— Ils auraient toujours fini par s’aboucher avec lui, répliqua Juhel, et ce Ben-Omar, qui a une commission sur l’affaire, ne lui eût pas laissé de répit !

— Alors, mon oncle va partir ?… demanda Énogate.

— C’est probable, répondit Gildas Trégomain, puisqu’il va connaître le gisement de l’îlot !

— Je l’accompagnerai, déclara Juhel.

— Toi, mon Juhel ?… s’écria la jeune fille.

— Oui… c’est indispensable… Je veux être là pour l’empêcher de commettre quelque sottise… pour le ramener… s’il s’attarde au loin…

— Bien raisonné, mon garçon, dit le gabarier.

— Qui sait où il se laissera entraîner en courant après ce trésor et à quels dangers il s’expose !… »

Énogate restait toute triste ; mais elle l’avait compris : c’était le bon sens même qui inspirait à Juhel cette résolution, et peut-être les longueurs du voyage en seraient-elles abrégées ?…

Le jeune capitaine la consola de son mieux. Il lui écrirait souvent… Il la tiendrait au courant de tout ce qui arriverait… Nanon ne la quitterait pas, ni M. Trégomain… qui la verrait tous les jours… qui lui enseignerait la résignation…

« Compte sur moi, ma fille, répondit le gabarier très ému. Je tâcherai de te distraire !… Tu ne connais pas les campagnes de la Charmante-Amélie ?… »

Non, Énogate ne les connaissait pas, car il n’avait pas encore osé les raconter par peur de maître Antifer.

« Eh bien, je te les dirai… C’est très intéressant… Le temps s’écoulera… Un jour, nous verrons revenir notre ami avec ses millions sous le bras… ou le sac vide… et notre brave Juhel, qui ne fera qu’un saut de la maison à la cathédrale de Saint-Malo… et ce n’est pas moi qui vous retarderai… Si tu veux, pendant leur absence, on me confectionnera mon habit de noces, et je le mettrai tous les matins…

— Ohé !… gabarier ? »

Cette voix bien connue fit tressauter l’assistance.

« Le voici qui m’appelle, dit Gildas Trégomain.

— Que vous veut-il ?… demanda Nanon.

— Ce n’est pas la voix qu’il prend, lorsqu’il est en colère, suggéra Énogate.

— Non, répondit Juhel, et, cette fois, elle dénote plus d’impatience que de fureur…

— Trégomain… viendras-tu ?…

— Je vais… » cria Gildas Trégomain.

Et l’escalier ne tarda pas à gémir sous les pas du gabarier.

Un instant après, maître Antifer le poussa à travers la porte de sa chambre qu’il referma soigneusement. Puis, l’entraînant devant la table sur laquelle l’atlas étalait la carte planisphérique, et, lui tendant un compas :

« Prends ! dit-il.

— Ce compas ?…

— Oui ! répondit maître Antifer d’une voix saccadée. Cet îlot… l’îlot aux millions… j’ai voulu reconnaître le gisement sur la carte…

— Et il n’y est pas ?… s’écria Gildas Trégomain, d’un ton qui dénotait moins de surprise que de satisfaction.

— Qui te dit cela ? riposta maître Antifer. Et pourquoi cet îlot n’y serait-il pas, gabarier de malheur ?

— Alors… il y est ?…

— S’il y est, je te crois… qu’il y est… Mais je suis si énervé… ma main tremble… ce compas me brûle les doigts… Je ne puis le promener sur la carte…

— Et tu veux que je le promène, mon ami ?…

— Si tu en es capable…

— Oh ! fit Gildas Trégomain.

— Dame ! pour un ex-marinier de la Rance !… Enfin, essaie… nous verrons… Tiens bien le compas… et suis avec la pointe le cinquante-quatrième méridien, — autant dire le cinquante-cinquième, puisque l’îlot est par cinquante-quatre degrés et cinquante-sept minutes… »

Ces chiffres de la longitude commencèrent à troubler la tête de l’excellent homme.

« Cinquante-sept degrés et cinquante-quatre minutes ?… répéta-t-il en écarquillant les yeux.

— Non… animal ! s’écria maître Antifer… C’est le contraire. Allons… va donc ! »

Gildas Trégomain posa la pointe du compas sur la carte du côté de l’ouest.

« Non ! hurla son ami. Pas dans l’ouest !… À l’est du méridien de Paris… entends-tu… maladroit !… À l’est… à l’est ! »

Gildas Trégomain, abasourdi par ces récriminations et objurgations, était incapable de mener ce travail à bonne fin. Ses yeux se voilaient d’une ombre troublante ; des gouttes de sueur perlaient sur son front, et, entre ses doigts, le compas frémissait comme un trembleur de sonnerie électrique.

« Mais attrape donc le cinquante-cinquième méridien ! vociféra maître Antifer. Commence par le haut de la carte… et descends jusqu’à l’endroit où tu rencontreras le vingt-quatrième parallèle !

— Le vingt-quatrième parallèle ?… balbutia Gildas Trégomain.

— Oui !… Il me fera damner avant l’âge, le misérable ! Oui… et le point où ils se couperont sera le gisement de l’îlot…

— Le gisement…

— Eh bien… descends-tu ?…

— Je descends…

— Oh ! le gueux !… Il remonte ! »

La vérité est que le gabarier ne savait plus où il en était, et il semblait encore moins propre que son ami à résoudre le problème en question. Tous deux se trouvaient dans un invraisemblable état d’agitation, et leurs nerfs vibraient tels que des cordes de contrebasse dans un finale d’ouverture.

Maître Antifer eut la pensée qu’il allait devenir fou. Aussi, prenant le seul parti qu’il y eut à prendre :

« Juhel ! » cria-t-il d’une voix qui retentit comme s’il se fût servi d’un porte-voix.

Le jeune capitaine parut presque aussitôt.

« Que voulez-vous, mon oncle ?

— Juhel… où est l’îlot de Kamylk-Pacha ?

— Au point où se croisent la longitude et la latitude…

— Eh bien… cherche… »

C’était à croire que maître Antifer allait compléter la formule connue en ajoutant :

« Et apporte ! »

Juhel ne demanda aucune explication. Le trouble de son oncle lui indiqua ce qui se passait. Après avoir pris le compas d’une main qui ne tremblait pas, il en posa la pointe à la naissance du cinquante-cinquième méridien au nord de la carte, et commença à suivre le tracé en descendant.

« Dis par où il passe ! commanda maître Antifer.

— Oui, mon oncle, » répondit Juhel.

Et il s’exprima ainsi :

« La terre François-Joseph dans la mer Arctique.

— Bon.

— La mer de Barentz.

— Bien !

— La Nouvelle-Zemble.

— Après ?…

— La mer de Kara.

— Et puis ?…

— La Russie septentrionale d’Asie.

— Quelles villes traverse-t-il ?…

— Ekaterinbourg, d’abord.

— Ensuite ?…

— Le lac d’Aral.

— Va toujours !

— Khiva en Turkestan.

— Arrivons-nous ?…

— Presque ! Hérat en Perse.

— Sommes-nous rendus ?…

— Oui ! Mascate, à l’extrémité sud-est de l’Arabie.

— Mascate ! » s’écria maître Antifer qui vint se pencher sur la carte.

En effet, le croisement du cinquante-cinquième méridien et du vingt-quatrième parallèle s’opérait sur le territoire de l’iman de Mascate, dans la partie du golfe d’Oman en avant du golfe Persique, lequel sépare l’Arabie de la Perse.

« Mascate ! répétait maître Antifer.

— Mascote ? répétait Gildas Trégomain, qui avait mal entendu.

— Pas Mascote… Mascate, gabarier ! » hurla son ami dont les épaules se haussèrent jusqu’à ses oreilles.

En somme, on n’avait encore qu’une coordonnée approximative, puisqu’elle n’était indiquée que par les degrés, sans avoir été poussée jusqu’aux minutes d’arc.

« Ainsi, Juhel, c’est à Mascate ?…

— Oui, mon oncle… à une centaine de kilomètres près.

— Et ne peux-tu préciser davantage ?…

— Si, mon oncle.

— Va donc, Juhel… va donc ! Ne vois-tu pas que je bous d’impatience ! »

Et, pour sûr, une chaudière qu’on aurait chauffée à ce point eût été menacée d’explosion prochaine.

Juhel reprit le compas ; puis, en tenant compte des minutes de la longitude et de la latitude, il parvint à déterminer le gisement avec une telle approximation que l’écart ne devait pas être supérieur à quelques kilomètres.

« Eh bien ?… demanda maître Antifer.

— Eh bien, mon oncle, ce gisement n’est pas sur le territoire même de l’iman de Mascate, dit-il. C’est un peu plus à l’est, dans le golfe d’Oman…

— Parbleu !

— Pourquoi… parbleu ? demanda Gildas Trégomain.

— Puisqu’il s’agit d’un îlot, il ne peut pas être en plein continent, ex-chalandou de la Charmante-Amélie ! »

Et ceci fut envoyé d’un ton impossible à rendre, et bien injustement, car enfin une gabare n’est pas un chaland.

« Demain, ajouta maître Antifer, nous commencerons nos préparatifs de départ.

— Vous aurez raison, répondit Juhel, très décidé à ne pas contrarier son oncle.

— Nous verrons s’il n’y a pas à Saint-Malo quelque navire en partance pour Port-Saïd.

— Ce sera le meilleur mode de transport, puisque nous ne sommes pas à un jour près…

— Non !… On ne me le volera pas, mon îlot !

— Ou il faudrait être un fameux filou ! » fit observer Gildas Trégomain, dont la remarque fut accueillie par un nouveau haussement d’épaules de maître Antifer.

« Tu m’accompagneras, Juhel, dit ce dernier.

— Oui, mon oncle, répondit le jeune capitaine, conformément à ce qu’il avait résolu.

— Et toi aussi, gabarier…

— Moi ?… s’écria Gildas Trégomain.

— Oui… toi !… »

Ces deux mots furent articulés d’un ton si impératif, que la tête de l’excellent homme dut se baisser de haut en bas en signe d’acquiescement.

Et lui qui comptait profiter de l’absence de Pierre-Servan-Malo pour distraire la pauvre Énogate, en lui racontant les campagnes de la Charmante-Amélie sur les eaux douces de la Rance !