Mirifiques Aventures de maître Antifer/Première partie/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre VII Première partie Chapitre IX   ►


VIII

Où l’on assiste à l’exécution d’un quatuor sans musique, dans lequel Gildas Trégomain consent à faire sa partie.

Lorsque maître Antifer fut arrivé devant la porte de sa maison, il l’ouvrit, entra dans la salle à manger, s’assit au coin de la cheminée, et se chauffa les pieds sans prononcer une parole.

Énogate et Juhel causaient près de la fenêtre ; il ne remarqua même pas leur présence.

Nanon s’occupait du souper dans la cuisine, et il ne demanda pas dix fois, suivant son habitude, si « ce serait bientôt prêt ? »

Pierre-Servan-Malo était évidemment absorbé. Sans doute, il ne lui convenait pas de raconter à sa sœur, à son neveu et à sa nièce ce qui était advenu de sa rencontre avec Ben-Omar, le notaire de Kamylk-Pacha.

Pendant le souper, maître Antifer, si loquace d’habitude, resta taciturne. Oubliant même de revenir à chacun des plats, il se contenta de prolonger son dessert, en avalant machinalement quelques douzaines de bigorneaux qu’il extrayait de leur coquille verdâtre au moyen d’une longue épingle à tête de cuivre.

À plusieurs reprises, Juhel lui adressa la parole : il ne répondit pas.

Énogate lui demanda ce qu’il avait : il ne sembla pas entendre.

« Voyons, frère, qu’as-tu ?… dit Nanon, au moment où il se levait pour regagner sa chambre.

— Une dent de sagesse qui me pousse ! » répondit-il.

Et chacun en soi-même, de penser que ce n’était pas trop tôt, si cela pouvait le rendre sage sur ses vieux jours.

Puis, sans même allumer sa pipe qu’il aimait si volontiers à fumer soir et matin sur le rempart, il remonta l’escalier, n’ayant dit bonne nuit à personne.

« L’oncle est bien préoccupé ! remarqua Énogate.

— Est-ce qu’il y aurait du nouveau ? murmura Nanon en desservant la table.

— Peut-être faudra-t-il aller chercher monsieur Trégomain ? » répliqua Juhel.

La vérité est que maître Antifer était plus obsédé, tourmenté, dévoré d’inquiétudes, qu’il ne l’avait jamais été depuis qu’il attendait l’indispensable messager. N’avait-il pas manqué de présence d’esprit, de finesse, dans son entretien avec Ben-Omar ? Avait-il eu raison de se montrer aussi catégorique, de se raidir contre ce bonhomme, au lieu de l’amadouer, de disputer sur les points principaux de l’affaire, de chercher à transiger ? Était-ce bien adroit de l’avoir traité de filou, de coquin, de crocodile, et autres qualifications intempestives ? N’eût-il pas mieux valu, sans se montrer si soigneux de ses intérêts, négocier, temporiser au besoin, paraître disposé à livrer cette lettre, en feignant d’ignorer son importance, et n’en point demander cinquante millions dans un moment de colère ? Certes, elle les valait, ce n’était pas douteux. Mais il eût été sage d’agir avec plus d’adresse. Et si le notaire, par trop maltraité, refusait de s’exposer de nouveau à un pareil accueil ? S’il bouclait ses malles, s’il quittait Saint-Malo, s’il s’en retournait à Alexandrie, que deviendrait la solution du problème ? Maître Antifer irait-il courir après sa longitude jusqu’en Égypte ?…

Aussi, en se couchant, s’administra-t-il une volée de coups de poing bien mérités. Il ne ferma pas l’œil de la nuit. Le lendemain, il avait pris la ferme résolution de changer ses armures, de se lancer sur les traces de Ben-Omar, de le dédommager par quelques bonnes paroles des brutalités de la veille, d’entrer en arrangement au prix de légères concessions…

Mais, comme il réfléchissait à tout cela, en s’habillant vers les huit heures du matin, voici que le gabarier poussa doucement la porte de la chambre.

Nanon l’avait envoyé chercher, et il était venu, l’excellent homme, s’offrir aux coups de son voisin.

« Qu’est-ce qui ramène, patron ?…

— C’est le flot, mon ami, répondit Gildas Trégomain, avec l’espoir que cette locution maritime provoquerait le sourire de son interlocuteur.

— Le flot ?… répliqua celui-ci d’un ton rude. Eh bien, moi, c’est le jusant qui va m’emmener et plus vite que ça !

— Tu te prépares à sortir ?…

— Oui, — avec ou sans ta permission, gabarier.

— Où vas-tu ?…

— Où il me convient d’aller.

— Pas ailleurs, c’est entendu, et tu ne veux pas me dire ce que tu as à faire…

— Je vais essayer de réparer une sottise…

— Et risquer de l’aggraver peut-être ? »

Cette réponse, bien qu’elle eût été formulée en thèse générale, ne laissa pas d’inquiéter maître Antifer. Aussi, se décida-t-il à mettre son ami au courant de la situation. Donc, tout en continuant sa toilette, il lui raconta sa rencontre avec Ben-Omar, les tentatives du notaire pour lui arracher sa latitude, et son offre, évidemment fantaisiste, de vendre cinquante millions la lettre de Kamylk-Pacha.

« Il a dû marchander, répondit Gildas Trégomain.

— Il n’en a pas même eu le temps, car je lui ai tourné le dos — en quoi j’ai eu tort.

— C’est mon avis. Ainsi ce notaire est venu exprès à Saint-Malo pour essayer de te soutirer cette lettre ?…

— Tout exprès, au lieu de s’acquitter de la communication dont il est chargé pour moi. Ce Ben-Omar est le messager annoncé par Kamylk-Pacha et attendu depuis vingt ans…

— Ah çà ! c’est donc sérieux, cette affaire-là ? » ne put s’empêcher de dire Gildas Trégomain.

Cette observation lui valut un si terrible regard, et Pierre-Servan-Malo lui détacha une si méprisante épithète qu’il baissa les yeux et fit tourner ses pouces, après avoir joint les mains sur la vaste rotondité de son abdomen.

En un instant, maître Antifer eut fini de s’habiller, et il prenait son chapeau, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit de nouveau.

Nanon parut.

« Qu’y a-t-il encore ?… lui demanda son frère.

— Il y a un étranger qui est en bas… Il désire te parler.

— Son nom ?…

— Le voici. »

Et Nanon remit une carte sur laquelle étaient gravés ces mots : Ben-Omar, notaire à Alexandrie.

« Lui ! s’écria maître Antifer.

— Qui ?… demanda Gildas Trégomain.

— L’Omar en question… Ah ! j’aime mieux cela !… Puisqu’il revient, c’est bon signe !… Fais-le monter, Nanon.

— Mais il n’est pas seul.

— Il n’est pas seul ?… s’écria maître Antifer. Et qui donc est avec lui ?…

— Un homme plus jeune… que je ne connais pas… et qui a aussi l’air d’un étranger…

— Ah ! ils sont deux ?… Eh bien, nous serons deux pour les recevoir !… Reste avec moi, gabarier !

— Quoi… tu veux ?… »

Un geste impérieux cloua à sa place le digne voisin. Un autre geste indiqua à Nanon qu’elle eût à faire monter les visiteurs.

Une minute après, ceux-ci étaient introduits dans la chambre, dont la porte fut soigneusement refermée. Si les secrets qui allaient être dévoilés s’en échappaient, c’est qu’ils auraient passé par le trou de la serrure.

« Ah ! c’est vous, monsieur Ben-Omar ? dit maître Antifer d’un ton dégagé et hautain qu’il n’aurait pas pris, sans doute, si c’eût été de lui que fussent venues les premières avances en se présentant à l’Hôtel de l’Union.

— Moi-même, monsieur Antifer.

— Et la personne qui vous accompagne ?…

— C’est mon principal clerc. »

Maître Antifer et Saouk, qui fut présenté sous le nom de Nazim, échangèrent un regard assez indifférent.

« Votre clerc est au courant ?… demanda le Malouin.

— Au courant, et son assistance m’est indispensable dans toute cette affaire.

— Soit, monsieur Ben-Omar. — Me direz-vous à quel propos j’ai l’honneur de votre visite ?

— Un nouvel entretien que je désire avoir avec vous, monsieur Antifer… avec vous seul, ajouta-t-il en jetant un regard oblique sur Gildas Trégomain, dont les pouces accomplissaient toujours leur innocente rotation.

— Gildas Trégomain, mon ami, répondit maître Antifer, ex-patron de la gabare la Charmante-Amélie, qui, lui aussi, est au courant de cette affaire, et dont l’assistance est non moins indispensable que celle de votre clerc Nazim… »

C’était la réplique du Trégomain au Saouk. Ben-Omar ne pouvait y opposer aucune objection.

Aussitôt, les quatre personnages s’assirent autour de la table, sur laquelle le notaire déposa son portefeuille. Puis, un certain silence régna dans la chambre en attendant qu’il plût à l’un ou à l’autre de prendre la parole.

Ce fut maître Antifer qui rompit enfin ce silence en s’adressant à Ben-Omar :

« Votre clerc parle le français, je suppose ?

— Non, répondit le notaire.

— Il le comprend, du moins ?…

— Pas davantage. »

Cela avait été convenu entre Saouk et Ben-Omar, avec l’espoir que le Malouin, n’ayant pas à craindre d’être compris du faux Nazim, laisserait peut-être échapper quelques paroles dont il y aurait lieu de profiter.

« Et maintenant, allez-y, monsieur Ben-Omar, dit négligemment maître Antifer. Votre intention est-elle de reprendre l’entretien au point où nous l’avons interrompu hier ?

— Sans doute.

— Alors vous m’apportez les cinquante millions…

— Soyons sérieux, monsieur…

— Oui, soyons sérieux, monsieur Ben-Omar. Mon ami Trégomain n’est pas de ces gens qui consentent à perdre du temps en plaisanteries inutiles. N’est-il pas vrai, Trégomain ? »

Jamais le gabarier n’avait eu une contenance plus grave, un maintien plus composé, et, lorsqu’il enveloppa son appendice nasal sous les plis de son pavillon, — nous voulons dire son mouchoir, — jamais il n’en tira des éclats plus magistraux.

« Monsieur Ben-Omar, reprit maître Antifer, en affectant de parler de ce ton sec dont ses lèvres n’avaient guère l’habitude, je crains qu’il n’y ait eu entre nous un malentendu… Il convient de le dissiper, ou nous n’arriverons à rien de bon. Vous savez qui je suis, et je sais qui vous êtes.

— Un notaire…

— Un notaire, qui est aussi un envoyé de défunt Kamylk-Pacha, et dont ma famille attend l’arrivée depuis vingt ans.

— Vous m’excuserez, monsieur Antifer, mais, en admettant que cela soit, il ne m’était pas permis de venir plus tôt…

— Et pourquoi ?

— Parce que, c’est depuis quinze jours seulement que je sais, par l’ouverture du testament, dans quelles conditions votre père avait reçu cette lettre.

— Ah ! la lettre au double K ?… Nous y revenons, monsieur Ben-Omar ?

— Oui, et mon unique pensée, en me rendant à Saint-Malo, était d’en avoir communication…

— C’est uniquement dans ce but que vous avez entrepris ce voyage ?

— Uniquement. »

Pendant cet échange de demandes et de réponses, Saouk demeurait impassible, n’ayant pas l’air de comprendre un traître mot à ce qui se disait. Il jouait son jeu avec tant de naturel que Gildas Trégomain, dont l’œil le regardait en-dessous, ne put rien surprendre de suspect dans son attitude.

« Allons, monsieur Ben-Omar, reprit Pierre-Servan-Malo, j’ai pour vous le plus profond respect, et, vous le savez, je ne me permettrais pas de vous adresser une parole malsonnante… »

Vraiment, il affirmait cela avec un aplomb renversant, lui qui, la veille, avait traité le bonhomme de fripon, de gredin, de momie, de crocodile, etc.

« Cependant, ajouta-t-il, je ne puis m’empêcher de vous faire observer que vous venez de mentir…

— Monsieur !…

— Oui… de mentir comme un cambusier, quand vous avez avancé que votre voyage n’avait d’autre but que d’obtenir la communication de ma lettre !

— Je vous le jure, fit le notaire en levant la main.

— À bas les pinces, vieil Omar ! s’écria maître Antifer, qui recommençait à s’animer en dépit de ses belles résolutions. Je sais parfaitement pourquoi vous êtes venu…

— Croyez…

— Et de la part de qui vous êtes venu…

— Personne, je vous assure…

— Si… de la part de défunt Kamylk-Pacha…

— Il est mort depuis dix ans !

— N’importe ! C’est en exécution de ses dernières volontés que vous êtes aujourd’hui chez Pierre-Servan-Malo, fils de Thomas Antifer, à qui vous avez ordre, non point de demander la lettre en question, mais de communiquer certains chiffres…

— Certains chiffres ?…

— Oui… les chiffres d’une longitude dont il a besoin pour compléter la latitude que Kamylk-Pacha avait fait parvenir, il y a quelque vingt ans, à son brave homme de père !

— Joliment riposté ! » dit tranquillement Gildas Trégomain en secouant son mouchoir comme s’il eût envoyé un signal maritime aux sémaphores de la côte.

Et toujours même impassibilité du soi-disant clerc, bien qu’il ne pût douter maintenant que maître Antifer ne fût au courant de la situation.

« Et c’est vous, monsieur Ben-Omar, vous qui avez voulu changer les rôles, qui avez essayé de me voler ma latitude…

— Voler !

— Oui !… voler !… Et probablement pour en faire un usage qui n’appartient qu’à moi !

— Monsieur Antifer, reprit Ben-Omar très décontenancé, croyez-le bien… dès que vous m’auriez eu donné cette lettre… je vous aurais donné les chiffres…

— Vous avouez donc les avoir ?… »

Le notaire était collé au mur. Si habitué qu’il fût à imaginer des échappatoires, il sentit que son adversaire le tenait et que le mieux consistait à se soumettre, ainsi que cela avait été convenu la veille entre Saouk et lui. Aussi, lorsque maître Antifer lui dit :

« Allons, franc jeu, monsieur Ben-Omar ! Assez louvoyé comme cela, et laissez arriver !

— Soit ! » répondit-il.

Il ouvrit son portefeuille, il en tira une feuille de parchemin, sillonnée par les lignes d’une grosse écriture.

C’était le testament de Kamylk-Pacha, rédigé, on le sait, en langue française, et dont maître Antifer prit aussitôt connaissance. Après l’avoir lu en entier, à voix haute, de manière que Gildas Trégomain ne perdît pas un mot de ce que ledit testament contenait, il tira son calepin de sa poche afin d’y inscrire les chiffres indiquant la longitude de l’îlot — ces quatre chiffres pour chacun desquels il aurait donné un des doigts de sa main droite. Puis, comme s’il eût été sur son navire, occupé à prendre hauteur :

« Attention, gabarier ! cria-t-il.

— Attention ! répéta Gildas Trégomain, qui, lui aussi, venait de tirer un carnet des profondeurs de son veston.

— Pique !… »

Et, c’est le cas de dire que cette précieuse longitude — 54° 57’ à l’est du méridien de Paris — fut « piquée » avec un soin tout spécial.

Le parchemin revint alors au notaire, qui l’introduisit entre les plis de son portefeuille, lequel passa sous le bras du faux principal clerc Nazim, aussi indifférent que l’eût pu être un vieil Hébreu du temps d’Abraham au milieu de l’Académie française.

Cependant l’entretien arrivait au point qui intéressait particulièrement Ben-Omar et Saouk. Maître Antifer, connaissant le méridien et le parallèle de l’îlot, n’avait plus qu’à croiser ces deux lignes sur la carte pour trouver le gisement à leur point de rencontre. C’est même ce à quoi il avait une hâte très légitime de procéder. Aussi se leva-t-il, et il n’y eut pas à se méprendre sur le demi-salut qu’il esquissa ni sur le geste qui indiquait l’escalier. Nul doute que Saouk et Ben-Omar fussent invités à se retirer.

Le gabarier suivait ce manège d’un regard attentif et souriant. Néanmoins ni le notaire ni Nazim ne semblaient disposés à se lever. Qu’il fût manifeste que leur hôte les mettait à la porte, cela sautait aux yeux. Mais ou ils ne l’avaient pas compris, ou ils ne voulaient pas le comprendre. Ben-Omar, assez embarrassé, sentait bien que Saouk lui intimait du regard l’ordre exprès de poser une dernière question.

Il dut donc s’exécuter, et dit :

« Maintenant que j’ai rempli la mission dont m’a chargé le testament de Kamylk-Pacha…

— Nous n’avons plus qu’à prendre poliment congé les uns des autres, répondit Pierre-Servan-Malo, et le premier train étant pour dix heures trente-sept…

— Dix heures vingt-trois depuis hier, rectifia Gildas Trégomain.

— Dix heures vingt-trois, en effet, et je ne voudrais pas, mon cher monsieur Ben-Omar, vous exposer, ainsi que votre clerc Nazim, à manquer cet express… »

Le pied de Saouk commença de battre sur le plancher une rapide mesure à deux quatre, et, comme il consulta sa montre, on put croire qu’il s’inquiétait du départ.

« Si vous avez des bagages à faire enregistrer, poursuivit maître Antifer, il n’est que temps…

— D’autant plus, ajouta le gabarier, que l’on n’en finit pas à cette gare. »

Ben-Omar se décida alors à reprendre la parole, et, se levant à demi :

« Pardon, fit-il en baissant les yeux, mais il me semble que nous ne nous sommes pas dit tout ce que nous avions à nous dire…

— Tout, au contraire, monsieur Ben-Omar, et, pour mon compte, je n’ai plus rien à vous demander.

— Il me reste cependant une question à vous soumettre, monsieur Antifer…

— Cela m’étonne, monsieur Ben-Omar, mais enfin, si c’est votre avis, soumettez.

— Je vous ai communiqué les chiffres de la longitude indiquée dans le testament de Kamylk-Pacha…

— D’accord, et mon ami Trégomain et moi, nous les avons inscrits en double sur notre carnet.

— À présent, vous avez à me faire connaître ceux de la latitude qui sont inscrits dans la lettre…

— La lettre adressée à mon père ?…

— Elle-même.

— Pardon, monsieur Ben-Omar ! répondit maître Antifer en fronçant le sourcil. Aviez-vous pour mandat de m’apporter la longitude en question ?…

— Oui, et ce mandat je l’ai rempli…

— Avec autant de bonne volonté que de zèle, je l’avoue. Mais, en ce qui me concerne, je n’ai vu nulle part, ni dans le testament ni dans la lettre, que je dusse révéler à qui que ce soit les chiffres de la latitude qui ont été envoyés à mon père ?

— Cependant…

— Cependant si vous aviez quelque indication à ce sujet, peut-être pourrions-nous discuter…

— Il me semble… répliqua le notaire, qu’entre gens qui s’estiment…

— Il vous semble à tort, monsieur Ben-Omar. L’estime n’a rien à voir en tout ceci, si tant est que nous en éprouvions l’un pour l’autre. »

Évidemment l’irritation, qui faisait place à l’impatience chez maître Antifer, n’allait pas tarder à se manifester. Aussi, désireux d’éviter un éclat, Gildas Trégomain alla-t-il ouvrir la porte afin de faciliter la sortie des deux personnages. Saouk n’avait pas bougé. Il ne lui appartenait pas, d’ailleurs, en sa double qualité de clerc et d’étranger ne comprenant pas le français, de se mettre en mouvement, tant que son patron ne lui en aurait pas donné l’ordre.

Ben-Omar quitta sa chaise, se frotta le crâne, rajusta ses lunettes sur son nez, et, du ton d’un homme qui prend son parti de ce qu’il ne peut empêcher :

— Pardon, monsieur Antifer, dit-il, vous êtes bien décidé à ne point me confier…

— D’autant plus décidé, monsieur Ben-Omar, que la lettre de Kamylk-Pacha imposait à mon père un secret absolu à cet égard, et que, ce secret, mon père me l’a imposé à son tour.

— Eh bien, monsieur Antifer, dit alors Ben-Omar, voulez-vous accepter un bon conseil ?…

— Lequel ?

— Ce serait de ne pas donner suite à cette affaire.

— Et pourquoi ?…

— Parce que vous pourriez rencontrer sur votre route certaine personne capable de vous en faire repentir…

— Et qui donc ?…

— Saouk, le propre fils du cousin de Kamylk-Pacha, déshérité à votre profit, et qui n’est point homme…

— Connaissez-vous ce propre fils, monsieur Ben-Omar ?

— Non… répondit le notaire, mais je sais que c’est un adversaire redoutable…

— Eh bien, si vous le rencontrez jamais, ce Saouk, dites-lui de ma part que je me fiche de lui et de toute la saoukaille de l’Égypte ! »

Nazim ne sourcilla pas. Là-dessus, Pierre-Servan-Malo s’avançant sur le palier :

« Nanon ! » cria-t-il.

Le notaire se dirigea vers la porte, et, cette fois, Saouk, qui venait de renverser une chaise par maladresse, le suivit, non sans une furieuse envie d’activer sa marche en lui faisant dégringoler l’escalier.

Mais, au moment de franchir la porte de la chambre, voici que Ben-Omar s’arrête, et s’adressant à maître Antifer qu’il n’osait regarder en face :

« Vous n’avez point oublié, monsieur, dit-il, une des clauses du testament de Kamylk-Pacha ?…

— Laquelle, monsieur Ben-Omar ?

— Celle qui m’impose l’obligation de vous accompagner jusqu’au moment où vous aurez pris possession du legs, d’être là lorsque les trois barils seront exhumés…

— Eh bien, vous m’accompagnerez, monsieur Ben-Omar.

— Encore faut-il que je sache où vous irez…

— Vous le saurez, quand nous serons arrivés.

— Et si c’est au bout du monde ?…

— Ce sera au bout du monde.

— Soit… Mais souvenez-vous que je ne puis me passer de mon principal clerc…

— Ce sera comme vous voudrez, et je serai non moins honoré de voyager en sa compagnie qu’en la vôtre. »

Puis, se penchant au-dessus du palier :

« Nanon ! » cria-t-il une seconde fois d’une voix rude, témoignant qu’il était à bout.

Nanon parut.

« Éclaire ces messieurs ! dit maître Antifer.

— Bon !… il est grand jour ! répondit Nanon.

— Éclaire tout de même ! »

Et, après une telle mise en demeure de vider les lieux, Saouk et Ben-Omar quittèrent cette maison peu hospitalière, dont la porte se referma avec fracas.

Alors maître Antifer fut pris d’une de ces joies délirantes, dont il n’avait eu que de rares accès dans sa vie. Mais, en vérité, s’il n’eût pas été joyeux, ce jour-là, quand aurait-il jamais trouvé l’occasion de l’être ?

Il la tenait, sa fameuse longitude si impatiemment attendue ! Il allait pouvoir changer en réalité ce qui jusque-là n’avait été pour lui qu’un rêve ! La possession de cette invraisemblable fortune ne dépendrait plus que de l’empressement qu’il mettrait à l’aller chercher sur l’îlot où elle l’attendait !

« Cent millions… cent millions ! répétait-il.

— C’est-à-dire mille fois cent mille francs ! » ajouta le gabarier.

Et, en ce moment, maître Antifer, ne se maîtrisant plus, sauta sur un pied, sauta sur l’autre, s’accroupit, se releva, se balança des hanches, tourna comme un simple gyroscope mais pas dans le même plan, enfin exécuta une de ces danses de matelot, dont le répertoire des gaillards d’avant fournit une nomenclature aussi variée qu’expressive.

Puis, entraînant dans ce mouvement giratoire la masse de son ami Gildas Trégomain, il l’obligea à se mouvoir avec une telle impétuosité que la maison en fut ébranlée jusque dans ses dernières fondations.

Et il clamait d’une voix qui faisait grelotter les vitres :

J’ai ma lon…

Lon la !

J’ai ma gi…

Lon li !

J’ai ma gi… j’ai ma longitude !