Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/A-Mi-Ta-Boul

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A-MI-TA-BOUL

Un riche commerçant perdit presque toute sa fortune dans une malheureuse affaire contractée au cours de son dernier voyage en Chine. Désespéré de sa malchance, il alla consulter le célèbre Devin coréen dont la sainte réputation était alors connue de tout le monde.

— « Saint homme, lui dit-il, je viens de perdre toute ma fortune dans une malheureuse affaire. Quel commerce dois-je entreprendre pour redevenir riche ? »

— « Donnez-moi d’abord 3.000 liangs d’honoraires ! » répondit le Devin.

Le commerçant lui remit aussitôt cette somme. Mais le Devin après une pause demanda encore trois mille liangs. Le commerçant n’hésita pas de lui donner encore la satisfaction.

— « L’affaire est trop importante, repartit soudain le Devin d’un ton froid, donnez-moi encore trois mille liangs. »

Le commerçant les lui donna toujours sans aucune hésitation.

— « Vous reviendrez me voir dans trois jours, fit-il encore au malheureux commerçant qui n’avait plus d’autre ressource que d’obéir à cet arrogant saint homme.

Au bout de trois jours impatiemment passés, le commerçant se présenta de nouveau chez le Devin.

— « Enfin voici ma réponse, dit le saint homme, tout en lui remettant un petit rouleau de papier soigneusement enveloppé. Surtout gardez-vous bien de l’ouvrir, continua-t-il. Il faut que vous alliez de ce pas au pied du mont Kai-Lion. Là vous convierez le plus de monde possible à un festin monstre. Montrez leur ce rouleau en leur disant que c’est toute votre fortune que vous avez gagnée en Chine. Et quand tous les regards seront fixés sur ce paquet vous n’avez qu’à l’ouvrir lentement et votre fortune sera faite. »

Le malheureux commerçant rentra aussitôt chez lui et réalisa tout ce qu’il avait de vendable. En suite il alla au pied du mont Kai-Lion où, suivant le conseil du Devin, il convia toute la population du pays à un festin monstre. À un moment jugé opportun le marchand monta sur une table pour dominer la foule et tout en brandissant le fameux rouleau de papier, il déclara à ses convives :

— « Voici toute ma fortune que j’ai gagnée en Chine ! Vous allez voir, je vais le défaire devant vous ! »

Tout le monde se demandait ce que pouvait contenir ce petit paquet qui constituait toute la fortune de ce riche commerçant. Leur curiosité était telle que leurs regards suivaient avidement les doigts du commerçant qui déroulait son paquet avec une lenteur désespérante. À la fin on trouva inscrite sur le papier cette pieuse prière A-MI-TA-BOUL. Machinalement tout le monde lut cette prière à haute voix. Et en la répétant les uns déclaraient que le marchand était fou, d’autres se fâchaient en disant qu’il se moquait d’eux. Bref la foule mécontente se dispersa rapidement en répétant sans cesse cette insipide prière soit par ironie soit surtout par colère.

Resté seul au pied de cette montagne, célèbre d’ailleurs depuis des siècles par ses innombrables légendes, frustré de ses derniers sous, ne sachant plus où et comment finir désormais les derniers jours de sa vie, le pauvre marchand se lamentait amèrement de son malheureux destin. Il cherchait à noyer ses chagrins dans des vins généreux, dernier refuge d’une âme désespérée. Il en but tellement qu’il se laissa choir dans un profond sommeil. Soudain il se réveilla surpris par la fraîcheur piquante de cette nuit d’automne. L’air était rempli d’un parfum suave des chèvres-feuilles en fleurs. Une magnifique constellation d’étoiles clignotait dans un ciel pur. Et au milieu d’un silence religieux, les invisibles insectes combinaient un concert sublime. Juste à ce moment il vit venir un vieux bonze qui lui demanda ce qu’il faisait là seul. Le marchand lui raconta alors toute sa malheureuse histoire et se plaignit de la mauvaise plaisanterie du Devin.

Le bonze à peine l’eut-il écouté s’écria :

— « C’est vous qui avez donc sauvé ma vie. Je suis l’Esprit gardien de cette sainte montagne. Par mon inattention un temple de Dieu a été brûlé. Le Grand Ok-Whang-Sang-Jay, fort mécontent, me convoqua au ciel. « Si avant le coucher du soleil, m’a dit le Tout Puissant Maître de l’Univers, cent mille prières en mon honneur ne montent pas du mont Kai-Lion, tu iras finir tes jours dans l’Enfer ! » Que pouvais-je faire sinon attendre le coucher du soleil pour entrer dans le terrible Enfer. Or au grand étonnement d’Ok-Whang-Sang-Jay lui-même une immense prière cent mille fois répétée, monta au Ciel du pied de cette montagne, apaisant ainsi la colère divine. Ayant bénéficié de la clémence du Tout Puissant, je viens reprendre mon poste dans cette montagne. Vous voudriez refaire votre fortune, n’est-ce pas ? Alors voilà un veau d’or qui vaut certainement plus que votre fortune d’autrefois continua-t-il tout en lui remettant un magnifique veau d’or.

Heureux de cette fortune inattendue, le marchand rentra dans la capitale avec son veau d’or dont il trouva un acquéreur en la personne du Roi.