Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/La puissance des larmes d’enfant

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LA PUISSANCE DES LARMES D’ENFANT

La Corée a eu autrefois un Roi terriblement antialcoolique. Par des décrets qui punissaient de mort, il entendait interdire le commerce du vin, « poison qui fera sécher lentement nos os et notre cœur ! » disait-il.

L’éxécution et la surveillance de ces fameux décrets royaux antialcooliques avaient été confiées à un jeune fonctionnaire du nom de Liou Jin-Hang. Or un soir, alors que ce dernier se trouvait en famille parmi les siens, le Roi le convoqua au palais royal.

— « Malgré mes décrets, lui dit le Roi d’un ton fort irrité, il y aurait encore la contrebande du vin dans le pays. Et des bruits de source sûre m’apprennent aujourd’hui que dans ma capitale même il y aurait un commerce clandestin d’alcool ! Tout cela est de votre faute et le résultat de votre négligence. Je vous donne trois jours pour découvrir cette contrebande, sinon vous serez tenu pour responsable et vous payerez suivant la rigueur de mes décrets. »

Liou Jin-Hang, ayant reçu cet ordre terrible, revint tout défait chez lui. Sa femme, voyant son mari rentrer pâle et sans force lui demanda :

— « Qu’avez-vous donc, pourquoi êtes-vous si pâle ?… »

Il lui répondit, pour dissimuler son inquiétude et sans aucune arrière-pensée :

— « Vous savez combien j’aime le vin ! La longue et pénible privation de cette boisson affaiblit ma santé et j’en souffre aujourd’hui ! »

— « Ah, il vous faut donc du vin pour retrouver votre santé ! Eh bien ! je sais où en acheter. Mais si je n’y allais pas moi-même il serait difficile d’en obtenir ! » dit-elle tout en sortant de la maison avec une bouteille.

Liou Jin-Hang suivit secrètement sa femme. Celle-ci se dirigea vers un village voisin de l’Est et entra dans une pauvre chaumière. C’était là qu’elle achetait du vin ! Liou Jin-Hang retourna aussitôt chez lui, avant sa femme, et l’attendit. Bientôt elle rentra et offrit à son mari la bouteille remplie du vin. Il en but un bol, d’un air heureux. Puis il boucha la bouteille qu’il mit dans sa poche tout en se préparant tranquillement à sortir. Sa femme très étonnée, vu surtout l’heure tardive, lui demanda où il allait et pourquoi il emportait la bouteille avec lui. Il lui répondit le plus naturellement du monde :

— « Dans la ville j’ai un ami intime qui aime, comme moi, le vin et avec qui j’ai souvent bu du vin. Et aujourd’hui en voyant cette précieuse et rare boisson je ne puis m’empêcher de penser à lui. Je vais le voir pour partager avec lui ce plaisir. »

La femme de Liou, heureuse, d’ailleurs, de voir son mari content, lui souhaita une bonne soirée.

Cependant Liou Jin-Hang se dirigea vers maison contrebandière du village voisin. C’était une très pauvre chaumière qui se composait de trois pièces dont une à l’entrée avait, seule, une lumière. Il s’en approcha donc. Il y avait dans cette pièce un homme d’une trentaine d’années en train de lire sous la lueur d’une faible lampe. Au bruit de pas, il se releva. Et très surpris de recevoir la visite d’un étranger à une heure pareille, il lui demanda ce qu’il voulait de lui. Liou Jin-Hang lui répondit en montrant la bouteille du vin qu’il sortit de sa poche :

— « Voici une marchandise clandestine qui sort de chez vous. Sous la menace de la peine capitale, Sa Majesté m’a ordonné, ce soir, de découvrir les contrebandiers avant trois jours. C’est vous le coupable, suivez-moi donc ! »

L’homme, d’un air stupéfié, resta d’abord interdit.

— « Puisque je suis tombé sous le coup de la loi, dit-il tout à coup, je n’ai plus qu’à vous suivre. Je n’ignore pas que l’infraction à la loi antialcoolique est punie de la peine capitale. Cependant j’ai une vieille mère, permettez-moi, au moins, de lui faire mes adieux. »

Avec le consentement du fonctionnaire, l’homme alla frapper à la porte d’une pièce voisine et appela d’une voix basse sa mère qui dormait dans cette pièce. Elle se réveilla en sursaut et demanda tout affolée :

— « Qu’y a-t-il mon enfant ! Pourquoi ne dormez-vous pas à cette heure-ci ? »

— « Chère mère, j’ai eu déjà l’occasion de vous rappeler qu’un honnête homme doit préférer la mort plutôt que de violer la loi. Vous ne m’avez pas écouté. Me voici aujourd’hui découvert ! et je suis déjà entre les mains de la Justice » termina-t-il en désignant de l’œil le fonctionnaire.

À peine avait-elle écouté cela que la vieille dame éclata en sanglots. Puis en se mettant à genoux devant Liou Jin-Hang, elle dit :

— « Seigneur, j’ai fabriqué clandestinement le vin, non pas pour faire fortune. Depuis que j’ai imposé à mon fils de faire des études pour pouvoir espérer un avenir meilleur, j’ai commencé à violer la loi antialcoolique, et cela pour subvenir simplement aux besoins domestiques. Vous voyez bien, Seigneur, que mon fils n’y est pour rien. Je suis la seule coupable. En tout cas qu’on punisse la coupable, non un innocent ! C’est donc moi qui vais vous suivre et non mon fils… »

Aux bruits de ces sanglots, la femme de ce malheureux homme se réveilla à son tour en sur saut. Ayant appris la terrible nouvelle, elle réclama tout en larmes, au fonctionnaire la peine capitale pour elle.

— « Je ne veux survivre à personne, ni à mon mari, ni à ma belle-mère… » cria-t-elle.

Mais le mari, dominant les sanglots des deux femmes, dit à sa compagne :

— « Ma mie, puisque la Justice a déjà saisi l’affaire, et comme la loi est inviolable et égale pour tous, les sanglots ne serviront à rien ! La Justice me réclame, je vais devant elle avec un cœur noble. Ne l’avilissez pas avec vos sanglots ! Cependant j’ai un regret, celui de n’avoir pas d’enfant qui transmette notre nom à la postérité. Adoptez donc un enfant parmi nos parents lointains qui en ont plusieurs. Ensuite, j’ai une seule et dernière recommandation à vous faire faites tout votre possible pour que le reste des jours de ma mère soit heureux, après ma mort. »

Mais les deux femmes ne voulant rien entendre, continuèrent de plus en plus fort leurs sanglots et leurs supplications désespérées. Et alors à trois, mari, épouse, mère, ils se disputèrent aprement la peine capitale.

Devant ce spectacle pathétique dont la tristesse était augmentée encore par l’obscurité de la nuit, il aurait fallu avoir un cœur de marbre pour n’avoir pas de pitié !

Liou Jin-Hang, des larmes d’émotion dans les yeux, leur dit :

— « Écoutez-moi, Seigneur, je constate que vous avez à remplir deux devoirs sacrés et même trois. D’abord vous avez une vieille mère dont vous devez assurer l’existence et le bien-être, ensuite vous n’avez pas encore d’enfants qui doivent porter votre nom. C’est un des plus grands crimes envers vos aïeux. Enfin vous avez une jeune femme magnanime que vous devez rendre heureuse. Cependant moi, malheureusement je n’ai déjà plus de parents et j’ai deux enfants et puis je suis riche. Je peux mourir aujourd’hui sans regret. Je veux donc mourir à votre place. Vivez honnêtement, voilà tout ce que je vous demande ! » fit-il tout en sortant de la chaumière.

Et malgré toutes les protestations de la famille contrebandière, il s’en alla…

Le délai de trois jours accordé par le Roi expirait dans quelques heures. C’est alors que Liou Jin-Hang raconta à sa femme toute son histoire de contrebandiers et lui fit part de sa ferme décision de mourir à la place du coupable. À cette nouvelle, la pauvre femme effrayée éclata tout à coup en sanglots. Cependant connaissant parfaitement le caractère à la fois terrible et têtu de son mari, elle n’osa pas protester, mais elle se laissa tomber par terre et continua à sangloter désespérément. Pendant ce temps Liou Jin-Hang se rendit tout seul au Palais royal où le Roi devait l’attendre ce jour-là.

— « Où sont vos contrebandiers ? » lui demanda le Roi, à la vue de Liou Jin-Hang.

— « Sire, je n’ai pu remplir avec succès la haute mission que votre majesté a daigné me confier.

— « Alors vous savez ce qui vous attend ! » fit le Roi très en colère. Il ordonna aussitôt l’incarcération de Liou Jin-Hang en attendant son exécution.

Après le départ de son mari, la dame Liou continua toujours à sangloter désespérément. Liou Sounn, fille aînée de Liou Jin-Hang, âgée seulement de sept ans, demanda à sa maman la raison de cette tristesse, tout en la consolant de sa voix caressante. La mère cédant à l’insistance de son enfant chérie, lui raconta en quelques mots que son père n’ayant pu découvrir le contrebandier du vin, suivant l’ordre qu’il avait reçu du Roi, était condamné à la mort.

L’enfant l’écouta silencieusement, puis sortit de la maison, sans mot dire, d’un pas grave, laissant sa mère pleurer seule. La petite fillette se dirigea aussitôt vers le Palais Royal où elle demanda aux sentinelles la permission d’y entrer. Mais les sentinelles très amusées de la naïve audace de cette enfant, lui dirent :

— « Qu’est-ce que tu vas faire là-dedans ? »

— « Je voudrais voir le Roi. »

— « Mais le roi n’a pas besoin de toi, et il ne voudrait pas te voir ! »

— « Mais si, tous les Rois aiment les petits enfants et tous les Rois sont bons. Vous n’avez jamais écouté les contes de fées de ma maman ? Ah ! laissez-moi entrer, je suis certaine que le Roi sera content de me voir. »

Les sentinelles, de plus en plus amusées de la naïveté innocente de cette fillette, la taquinèrent amicalement tout en lui refusant la permission demandée. Après de vaines insistances, l’enfant finit par sangloter. L’accent sincère et douloureux de ce sanglot enfantin émut profondément tous ceux qui l’entendaient. Tous désiraient ardemment satisfaire la curiosité innocente de cette malheureuse enfant. Les courtisans aidant, la nouvelle arriva rapidement jusqu’aux oreilles du souverain, qui fort ému de cette nouvelle, fit aussitôt venir l’enfant.

— « Pour quelle raison vous voudriez me voir ? lui demanda le Roi.

— « Sire, répondit la petite fillette, je sais que les Rois aiment les enfants et leur peuple. Je sais aussi que vous ne savez que faire du bien. Or ma mère, ce matin m’a dit en pleurant que mon père avait été condamné par le roi, parce que mon père n’a pu découvrir les contrebandiers. Je ne puis pas croire qu’un Roi ait condamné mon père, car un Roi est toujours assez bon pour comprendre que les contrebandiers sont difficiles à découvrir, surtout ceux du vin qui savent que leur crime est puni de mort. Et puis je n’ai jamais vu dans les contes de fées qu’un Roi condamne un homme innocent et bon comme mon père. Mon père aime beaucoup maman et moi. Il me raconte souvent des contes de fées, que les Rois envoient chez nous pour s’informer de notre conduite à la maison. Je sais que vous n’aimez pas les enfants désobéissants. Je serai désormais plus sage que jamais, rendez-moi mon père ! dit-elle tout en se mettant à genoux.

Le Roi, généralement inexorable aux plus touchantes supplications, ne put s’empêcher de se laisser attendrir par ces bavardages innocents et naïfs d’une toute petite fillette.

— « Quel âge avez-vous ? et qui est votre père ? » demanda-t-il avec un sourire amusé.

— « Sire, j’ai sept ans et je suis la fille aînée de Liou Jin-Hang. »

— « Liou Jin-Hang ! Il est déjà condamné ! et je n’y puis plus rien » dit le Roi tout à coup rouge de colère.

À cette nouvelle terrible, la petite fillette éclata en sanglots si douloureux qu’il semblait fendre le cœur de tous ceux qui l’écoutaient. Le Roi lui-même en fut fort ému et ordonna la mise en liberté immédiate de Liou Jin-Hang en disant que :

— « Les larmes naïves et innocentes d’un enfant sont plus puissantes que la loi d’un Roi de la Corée. »