Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/La bille magique

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LA BILLE MAGIQUE

Il était une fois un brave vieillard qui avait pour toute famille un chien et un chat à la maison. Bon et gai de nature il adorait boire. Aussi pas un jour il ne rentrait chez lui sans être ivre.

Ce soir-là, après une journée assez chaude, il faisait un temps délicieux. Le féerique clair de la lune, la douce brise caressante, le concert lointain des insectes invisibles, tout cela l’incitait à sortir. Il invita donc ses deux amis quadrupèdes à une promenade nocturne. Bien entendu il n’oublia pas d’emporter avec lui une immense bouteille pleine de vin.

— « Je vais savourer ce délicieux nectar au bord d’un charmant ruisseau que je connais ! » murmura-t-il d’un air voluptueux.

Après avoir erré longtemps à travers les champs, il arriva enfin au bord d’un infatigable petit ruisseau. Là il s’installa confortablement face à l’eau courante. Ivre de joie et de vin il fredonnait mille airs populaires tout en remplissant son gobelet à mesure qu’il le vidait, tandis que ses deux amis fidèles, le chien et le chat couchés côte à côte, regardaient paisiblement leur maître égayé. Tant qu’il y avait du vin dans sa bouteille, rien ne pouvait arrêter le libre cours de la joie de ce vieillard insouciant. Mais hélas, si immense que fut cette bouteille, elle se vida à force d’en verser.

— « Point de vin, point de joie ! » soupira-t-il d’une voix mélancolique. Il s’apprêtait déjà à s’en aller quand soudain une voix inconnue l’interpella derrière lui :

— « De grâce, restez avec moi encore un peu. Comment pouvez-vous rentrer déjà par une pareille soirée ! » criait en effet un autre vieillard comme lui à la barbe blanche tout en accourant vers lui.

— « Assurément c’est une excellente idée. Mais je n’ai plus de vin. Ma bouteille est vide. Comment égayer alors notre soirée sans ce nectar divin. »

— « Soyez tranquille, dit l’autre, nous en aurons à volonté. Reprenez seulement votre place au bord de cet agréable ruisseau. Et puis maintenant, prêtez-moi un instant votre bouteille vide, continua le nouvel arrivant tout en sortant ce sa poche une petite bille en pierre transparente qu’il introduisit dans la bouteille. Aussitôt ô miracle ! la bouteille se remplit toute seule d’un vin délicieux.

Au comble de joie, nos deux vieillards se passaient sans cesse à tour de rôle tantôt le gobelet tantôt la bouteille devenue soudain inépuisable, jusqu’à ce que la lune pâlit dans une aube lointaine.

— « Voyez-vous, noble ami, il suffit de verser la bouteille pour obtenir autant de vin que vous voulez. En souvenir de notre charmante soirée je vous laisse la bille ! »

À peine eut-il dit cela que le mystérieux vieillard disparut sans laisser aucune trace. Ivre de vin et de joie, il rentra chez lui avec sa précieuse bille qui le comblait désormais d’un immense bonheur.

— « Puisque j’ai maintenant une source intarissable de bonheur, pourquoi n’en ferais-je pas profiter un peu autour de moi ! pensa-t-il. Il invitait tous les jours ses amis à boire. Et lorsque, au moment de moisson, il faisait chaud, il se promenait volontiers à travers les champs avec sa bouteille, dans l’intention de calmer la soif des paysans. Bref, il était heureux d’avoir du vin à volonté, plus heureux encore de partager son bonheur avec ses amis.

Un jour à la grande surprise de notre brave vieillard, la bouteille ne donna plus du vin et du coup il constata qu’on lui avait enlevé sa précieuse bille. Très affecté par cette disparition, il devint inconsolable. Or ses deux fidèles pensionnaires, le chien et le chat, s’aperçurent de la cause de ce malheur inattendu. Ils se concertèrent en secret pour retrouver la bille magique.

— « D’après toi, mon cher Toutou, qui aurait pu nous la voler ? » demanda Minet.

— « Pour moi, c’est le gros marchand de vin de l’autre rive qui nous l’a subtilisée. Depuis que nous avons cette bille, il est venu plusieurs fois chez nous. Il faut que cet homme riche et vaniteux ait quelque bien singulier dessein dans la tête pour venir chez nous avec cet air humble et malicieux. Naturellement notre maître qui ignore tout de méchanceté ne s’aperçut de rien. Mais moi, j’ai bien remarqué que chaque fois qu’il était ici, il n’a jamais cessé de fixer ses regards attentifs sur notre bouteille ! Alors que dois-je conclure ! » dit le brave chien d’un air pensif.

— « Tu vois, je pense exactement comme toi, mon cher Toutou. Ça ne peut être que ce vilain monsieur qui nous l’a volée. D’ailleurs ne se plaignait-il pas déjà à notre maître de n’avoir pas autant de recette qu’autrefois, depuis que nous avons cette bille. Il faut que nous allions la lui reprendre. Mais comment franchir le fleuve qui nous le sépare ! »

— « Pour cela ne t’inquiète pas, mon cher Minet. Puisque je sais nager. Je te prendrai sur mon dos ! »

Le soir même à la faveur de la nuit, ils traversèrent le fleuve l’un sur le dos de l’autre.

Arrivés à l’autre rive, Minet dit à son ami Toutou :

— « Reste là bien sagement et attends moi jusqu’à mon retour. Et surtout n’essaie pas de me venir en aide. Ta présence peut très bien éveiller l’attention des gens. »

Toutou ayant promis d’être sage, Minet partit lestement vers la maison du marchand de vin. Puis franchissant d’un seul saut la muraille, il s’introduisit dans les appartements mêmes de ce riche marchand. Aussitôt il commença à fouiller pièce par pièce. Or, en passant d’une pièce à une autre, il surprit un gros rat en train de déguster une crêpe au potiron dans un buffet. À la vue du chat il s’immobilisa comme pétrifié.

— « Mon pauvre rat, je te laisserais la vie sauve si tu pouvais seulement me rendre un service. Je viens ici chercher une bille magique que le maître de cette maison m’a volée. Pourras-tu me dire où il la cache ? »

Sire, répondit le rat d’une voix encore terrifiée, le maître de cette maison a un coffre-fort dans la cave où il met tout ce qu’il a de précieux. Si votre Majesté voudrait bien me suivre je la conduirai jusqu’au coffre-fort. »

Minet se rendit aussitôt dans la cave où se trouvait en effet un coffre-fort en bois solidement construit.

Si votre Majesté veut forcer ce coffre-fort, elle n’a qu’à me l’ordonner. Tous mes amis et moi serons heureux de lui rendre un service.

— « Mon cher rat, je suis profondément touché de tes gentillesses. Aide-moi donc, je t’en prie, à retrouver la bille en question.

Le rat ayant prié le chat d’attendre une minute partit et revint bientôt avec une véritable armée de rats qui se mirent à mordre, à ronger le coffre-fort de toute part, et finirent par percer très rapidement un grand trou. Les rats s’y entrèrent, puis en ressortirent avec toute sorte d’objets parmi lesquels Minet trouva enfin la bille magique.

Après avoir remercié mille fois les rats et après leur avoir assuré de sa protection, le chat revint trouver en toute hâte son ami Toutou à l’endroit où il l’avait laissé.

Pendant la longue attente Toutou avait épuisé sa patience. Il commença à s’ennuyer terriblement quand Minet fit son apparition. Aussi manifesta-t-il, à sa façon un peu brutale, sa joie qui devint brusquement comique à l’annonce de la bonne nouvelle de la bille.

Minet eut toutes les peines du monde pour le ramener au calme.

— « Alors rentrons vite maintenant ! » dit Minet.

— « Oui, mais donne-moi auparavant la bille que je porterai dans ma gueule. Ce sera plus sûr, car la tienne étant trop petite j’ai peur que tu la laisse tomber dans l’eau ! » dit Toutou d’un ton têtu qui ne souffre pas d’observation.

Minet dut lui céder la bille d’un geste à la fois sec et boudeur, non sans lui avoir vertement recommandé mille fois de ne pas faire attention aux morceaux de poisson pourri qui circulent sur l’eau, car Minet savait que Toutou est un grossier gourmand qui ne dédaigne rien de mangeaille.

Sur la promesse répétée de Toutou, ils se mirent donc dans l’eau l’un sur le dos de l’autre pour regagner l’autre rive. On allait presque toucher la terre quand Minet demanda à Toutou s’il avait bien la bille dans la gueule. Toutou voulant lui répondre affirmativement écarta machinalement ses mâchoires, et la bille en glissa dans l’eau ! Le chien poussa un tel cri de désespoir en secouant les épaules que le chat fut précipité dans le fleuve. Heureusement pour Minet, on était à deux pas de la rive. Il n’eut qu’un mauvais quart d’heure à passer dans l’eau. Quant à Toutou il fit immédiatement plusieurs plongeons pour retrouver la bille, mais il faisait si nuit qu’il dût y renoncer.

Tout tristes et découragés, maudissant leur malheureux sort ils se traînèrent sur le talus, puis se blottirent machinalement l’un contre l’autre, ne sachant plus quoi faire. Cependant la nuit s’éclaircissait peu à peu. Et avec les premiers rayons de soleil arrivèrent quelques pêcheurs matinaux. Ceux-ci s’installèrent paisiblement au bord du fleuve avec leurs lignes plongées dans l’eau. Soudain des cris joyeux d’un pêcheur attirèrent l’attention des malheureux Minet et Toutou :

— « Tiens ! je trouve une bille dans les entrailles de ce gros poisson ! »

— « Tu entends, Toutou ! dit Minet d’un ton éveillé.

— « Il est très possible que ce soit la nôtre, répondit vivement Toutou. Regarde, Minet, il la jette par terre avec les entrailles du poisson ! » repartit le chien tout en surveillant attentivement les gestes du pêcheur.

— « Allons voir de près », dit Minet entraînant son ami Toutou.

Tous deux, l’air piteux, la tête basse, la queue collée sur leur derrière, ils s’approchèrent timidement des entrailles abandonnées. Les pêcheurs qui ne voyaient en eux que deux malheureux bêtes affamées n’y prêtaient aucune attention. Ô miracle ! Toutou et Minet retrouvèrent dans les entrailles du poisson leur bille perdue. Sans perdre du temps, ils se précipitèrent vers la maison de leur maître qui retrouva aussitôt toute sa gaîté, son bonheur et sa santé avec la précieuse bille.