Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Comment on retrouve les papiers perdus

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COMMENT ON RETROUVE LES PAPIERS VOLÉS

Li Ji-Coin, le célèbre gouverneur de la province de Tchoung-Tchung, reçut un jour la visite d’un pauvre bonze qui vint lui faire cette lamentable déclaration :

— « Je suis, commença le fidèle du Bouddha, le bonze du temple Miroc. Depuis près de vingt ans je soutiens l’existence de mes collègues du temple et la mienne en vendant au marché de cette ville les « Jang-Ji »[1] de notre production. Or, aujourd’hui, comme d’habitude, je m’étais installé avec mes papiers dans un coin du marché. En une minute d’absence, on me les a enlevés ! Considérez, Seigneur, que la perte de mes papiers, c’est la privation du strict nécessaire jusqu’au prochain marché de cette ville pour les quatre innocents bonze… »

— « C’est ta faute, interrompit le gouverneur, pourquoi n’as-tu pas fait attention au milieu d’une telle affluence du monde ! Et maintenant malgré ma bonne volonté, où et comment veux-tu que je les retrouve ! Retourne dans ta retraite, cela vaudra mieux que de te plaindre inutilement ici ! Et ne te tourmente pas trop car ce malheur te servira désormais comme une leçon dans la vie ! »

Le gouverneur avec une suite nombreuse partit, ce jour-là, en promenade dans les campagnes voisines. Là, au milieu de l’air parfumé de ce seuil d’automne, le festin largement arrosé de bon vin réjouissait tout le monde. Cependant le gouverneur, durant toute cette partie champêtre, s’indignait silencieusement à la pensée que des voleurs eussent osé entrer dans la province qu’il gouvernait.

Soudain sur le chemin de retour, en passant devant un « Jang-Sing » [2], le magistrat demanda d’un ton irrité, ce que c’était que cet individu qui osait se tenir debout la tête haute, au passage d’un gouverneur. L’un de ses chambellans lui répondit aussitôt que ce n’était pas un être humain mais un Jang-Sing.

— « Peu m’importe qu’il soit un Jang-Sing ! cria le gouverneur, son air ironique et son attitude impertinente m’irritent ! qu’on l’arrête donc, ordonna-t-il, et qu’on le garde jusqu’au nouvel ordre. Et comme il y a lieu de craindre que cet individu ne s’enfuie pendant la nuit, j’ajoute cet ordre formel à tous les fonctionnaires de mon gouvernement, sans aucune distinction, qu’ils seront responsables de sa fuite. »

Tous se moquèrent de lui, en se disant que l’alcool avait fait perdre la tête au gouverneur. Et pas un d’entre eux, bien entendu, ne le garda pendant la nuit.

Ayant tout prévu, le magistrat envoya en pleine nuit un de ses plus habiles valets de chambre pour enlever le Jang-Sing et le cacher le mieux possible.

Le lendemain matin le gouverneur ordonna l’introduction de l’arrogant Jang-Sing. Ce fut en vain que les gardiens fouillèrent partout. Et comme l’ordre du gouverneur était pressant, ils durent aller lui avouer la vérité, tout en implorant le pardon.

— « C’est la négligence d’observer les ordres du Supérieur qui est la cause de cette disparition. Or les fonctionnaires qui négligent les ordres gouvernementaux ne peuvent rester impunis ! Je vous ordonne à chacun, et sans aucune exception, de m’apporter immédiatement un paquet de papiers Jang-Ji. Celui qui ne m’apportera pas le paquet de papiers recevra non seulement vingt coups de fouets mais encore sera révoqué. »

Alors tous s’empressèrent d’aller chercher en ville des papiers dont le prix augmenta subitement, et tous ceux qui en avaient voulaient les vendre.

Après avoir fait ranger tous les papiers « pénitentiaux » dans une vaste salle de son palais, le gouverneur fit venir le bonze plaignant de la veille.

— « Je sais que tes papiers se trouvent parmi ces paquets, lui dit-il, cherche-les ! »

En effet le bonze retrouva ses papiers dont le magistrat fit rechercher la provenance. C’était un vaurien de la ville qui les avait volés et vendus au moment de la soudaine augmentation du prix. Au cri de « vive le gouverneur ! » le voleur fut arrêté, le bonze reprit son bien et les autres papiers furent rendus à ceux qui les avaient apportés.



  1. Jang-Ji est une espèce de papier unique au monde. Sa qualité extraordinaire est un des légitimes orgueils de la Corée. Sa solidité remplace quelquefois celle de cuir.
  2. Jang-Sing est une borne kilométrique en tronc d’arbre sculpté représentant toujours un général coréen d’autrefois. Sa hauteur minimum de deux mètres et son masque farouche et grossier le rendent généralement imposant et diabolique.