Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/La reconnaissance d’un crapaud

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LA RECONNAISSANCE D’UN CRAPAUD

Une curieuse légende coréenne nous présente le crapaud comme l’animal bienfaiteur de tout un village.

Voici ce que l’on raconte à ce sujet :

Dans un petit pays perdu au cœur d’une profonde montagne, vivait autrefois un brave et pauvre paysan. Il était veuf depuis quelques années, une cruelle épidémie de la fièvre typhoïde qui sévissait alors dans le pays lui ayant enlevé sa femme. Pour soutenir sa pénible existence et celle de son unique fillette tendrement chérie, il cultivait laborieusement les quelques arpents de terre qui constituaient toute sa fortune au monde.

Heureusement pour lui, la petite Bok-Sury était sage et pleine de piété filiale. Elle assistait de son mieux son père dans son travail et s’occupait du ménage avec un soin délicat. C’est ainsi qu’en rentrant de son champ, le soir, à la maison, notre brave paysan trouvait la joie et le bien-être familial qui lui faisaient oublier aussitôt son dur labeur.

Un jour, alors que la petite fille se trouvait dans la cuisine, préparant le repas, un énorme crapaud sauta soudain à ses pieds. L’animal, sans la moindre peur, regarda fixement Bok-Sury. tout en remuant sa mâchoire inférieure, comme s’il voulait lui dire qu’il avait une grande faim, et la suppliant de lui donner quelque chose.

Émue dans toute son innocence d’enfant, la petite ménagère tendit au pauvre crapaud une boulette du riz que l’animal dévora en un clin d’œil. Puis il alla s’installer dans un coin de la cuisine, sans avoir l’air de vouloir partir. Bok-Sury ne le chassa pas, car on était en plein hiver et il faisait un temps glacial dehors.

Depuis ce jour, le crapaud, sans se gêner de rien, se présentait d’un air solliciteur, aux pieds de la petite fille, chaque fois que celle-ci venait dans la cuisine pour préparer les repas. Et Bok-Sury lui donnait régulièrement une boulette du riz dont l’animal semblait très satisfait.

Ainsi le crapaud vécut pendant des années dans la cuisine de cette petite fille. Devenu paresseux et inerte, il grossissait à vue d’œil, si bien qu’on l’aurait pris volontiers pour un gros dogue !

Un jour, le brave paysan tomba gravement malade. Durant des mois la jeune fille, pleine de chagrins, veilla nuit et jour auprès de son père chéri. Mais l’état du malade resta toujours très grave. Les voisins vinrent nombreux et conseillèrent à la pauvre jeune fille d’aller consulter le célèbre Docteur qui habitait alors dans une ville lointaine. L’enfant partit aussitôt à la recherche de ce médecin. Parvenue chez ce dernier, elle le supplia de venir voir son malheureux père. Le Docteur y consentit sans difficulté. Il se rendit donc auprès du patient et l’examina minutieusement.

— « La maladie de votre père, dit-il à Bok-Sury, vient d’une anémie. Seule, l’ordonnance que je vais vous délivrer pourra le sauver. Surtout n’essayez pas autre chose ! Ce serait non seulement une dépense inutile, mais encore une complication de la maladie. Cependant j’ai peur que vous ne soyez pas assez riche pour pouvoir payer la drogue indispensable, car elle vous coûtera très cher ! » termina-t-il d’un ton ennuyé, tout en remettant à la jeune fille l’ordonnance qu’il venait de rédiger.

L’indigence de cet infortuné foyer sautait aux yeux du Docteur. L’extrême simplicité de cette minuscule chaumière, de ses menus meubles et surtout la misérable tenue de Bok-Sury, tout cela décelait clairement la pauvreté de cette famille. Pourtant le Docteur ne put s’empêcher de constater, d’ailleurs avec quelque surprise, l’ordre parfait et l’impeccable propreté qui régnaient dans cette pauvre chaumière.

Après son départ, la petite Bok-Sury fut plus désolée que jamais, car elle n’avait plus ni sou ni maille pour acheter le médicament nécessaire la longue maladie de son père, plus la dépense occasionnée par les besoins quotidiens de l’existence, avaient achevé d’épuiser complètement les quelques économies qui restaient encore. Elle pleurait tous les jours à chaudes larmes, priant Dieu.

En ce temps-là, il y avait dans un petit village voisin, un gigantesque bâtiment séculaire, une espèce d’immense hangar fermé, solidement construit. On croyait généralement, dans le pays, que c’était une ancienne prison dont la moitié aurait été affectée au dépôt des armes. Bref, ce qui nous importe de connaître pour le moment c’est qu’à l’époque où se place notre histoire, ce bâtiment servait de grange ou d’entrepôt commun à tous les habitants du village.

Or, il existait dans ce pays, on ne savait trop depuis quand et comment, une terrible superstition : On offrait annuellement en sacrifice une victime humaine au Dieu-Gardien de cet entrepôt. On fixait une date, de préférence, dans les premiers jours du printemps, on dressait, au milieu de l’entrepôt, un autel sacrificatoire sur lequel on posait, comme victime une jeune fille, ayant les membres solidement liés. Après les cérémonies d’usage qui consistaient en des révérences classiques, tout le monde se retirait, laissant seule sur le sinistre autel la malheureuse victime. Puis l’on fermait à clef l’énorme portail de l’entrepôt.

Ce qui est plus mystérieux encore, c’était qu’en rouvrant ce portail, on constatait que la victime avait disparu sans laisser aucune trace. Et si l’on n’offrait pas ce sacrifice annuel, on était sûr d’avoir, au cours de l’année, de terribles malheurs emportant des centaines de vies humaines ! Ajoutons qu’il n’était point aisé à cette malheureuse communauté de trouver tous les ans la victime indispensable !

Justement, on était au seuil du printemps. On cherchait partout avec une terrifiante inquiétude, une jeune fille. La petite Bok-Sury était au courant de cet événement et elle savait aussi la somme considérable dont on disposait pour obtenir une victime.

Un jour, après une réflexion de toute une nuit, elle se décida fermement à se sacrifier pour sauver son père.

— « Que suis-je ? Rien, sinon une simple fille sans utilité ! se disait-elle. Tandis que mon père est un homme si brave et si bon qu’il mérite de vivre longtemps et heureux ! »

Le lendemain matin, elle se présenta résolument devant le conseil du village voisin, demandant à être achetée. Elle obtint facilement satisfaction, puis revint à la maison avec une somme considérable qu’on lui remit comme prix de sa vie. Bok-Sury s’occupa aussitôt de l’exécution de l’ordonnance du Docteur dont l’effet sur la maladie de son père fut fort heureusement radical. Celui-ci reprit, en effet, peu à peu sa santé et entra en convalescence. La jeune fille était heureuse de voir son père en voie de rétablissement. Mais comment pouvait-elle être sans tristesse, quand elle voyait venir à grand pas le dernier jour de sa vie !

Les jours s’écoulèrent avec une rapidité cruelle ! Enfin se présenta la date si épouvantable du sacrifice. La malheureuse jeune fille avait passé une nuit blanche, remplie d’horribles cauchemars ! Pendant toute la nuit, elle avait été l’objet d’une cruelle torture, pensant constamment à la terrible mort qui l’attendait dans le sinistre entrepôt.

Le matin, elle se réveilla dès l’aube. Elle se mit aussitôt à faire le ménage, à préparer le repas. Puis après avoir pris un bain et changé son linge, elle entra dans la chambre de son père pour lui faire ses derniers adieux.

Étouffant le sanglot qui l’étreignait à la gorge et dissimulant la tristesse dont elle était accablée, elle dit :

— « Père, je sors… »

— « Où vas-tu ? »

— « C’est notre voisine, la dame Kim, qui me demande de l’accompagner un peu dans ses courses. Et ne vous inquiétez pas surtout si je tarde à rentrer. Le repas est tout prêt dans le buffet de la cuisine. »

À peine avait-elle dit ces mots qu’elle s’empressa de quitter la pièce, de peur que son père ne remarquât les grosses larmes qui troublaient sa vue. Elle vint s’asseoir sur le tabouret, son siège habituel, devant le foyer de sa cuisine. Elle regarda furtivement le crapaud, son pensionnaire depuis trois ans.

Pendant ces trois années de leur vie commune en compagnie de marmites et de casseroles, elle avait souvent maltraité le pauvre crapaud, dans ses moments de mauvaise humeur. Mais elle comprenait pour la première fois, ce jour-là, qu’elle s’était prise d’une amitié pour le crapaud et que cette amitié était partagée par l’animal, car l’innocente bête semblait être très émue par les larmes qui ruisselaient sur les joues de sa maîtresse.

— « Mon pauvre crapaud, tu n’auras plus personne pour te nourrir ! C’est pour la dernière fois que je te vois ! Adieu… Adieu… » dit-elle en pleurant tout en caressant son malheureux pensionnaire.

À ce moment, les bruits lointains d’une voiture et des clameurs inaccoutumées se firent entendre. Elle comprit aussitôt qu’on venait la chercher. Elle courut alors au devant de la voiture afin que son père ne fût troublé. Toutefois avant de quitter pour jamais ce cher foyer paternel, elle déposa dans un coin, facile à découvrir, la somme considérable qui lui restait encore.

Ainsi donc, on conduisit la malheureuse jeune fille jusqu’à l’autel sacrificatoire sur lequel elle fut déposée, les membres liés. Après une simple cérémonie, tout le monde quitta l’entrepôt et le portail fut fermé.

— « Maintenant c’est la mort ! » pensa la jeune fille terrifiée, tout en regardant autour d’elle avec une résignation stoïque.

Mais quel ne fut pas de son étonnement en constatant que son crapaud était assis attentivement dans un coin de ce lugubre entrepôt ! Elle se rappela pourtant l’avoir vu marcher derrière elle, quand elle sortit précipitamment de la cuisine.

L’animal fixa ses regards sur le plafond, ses yeux devinrent alors tout flamboyants, et une fumée jaunâtre sortit de sa gueule et monta tout droit dans l’air.

Or du plafond, une étrange brume bleuâtre se dégagea lentement. Au contact de ces deux couleurs, une scène fantastique se déroula. La couleur bleue semblait empêcher la couleur jaune de monter, tout en cherchant elle-même à descendre, et réciproquement, la jaune parut empêcher la bleue de descendre tout en cherchant à atteindre le plafond. Enfin, la bleue se replia, tandis que la jaune poursuivit majestueusement son ascension. Et quand elle atteignit la poutre du plafond, soudain un bruit formidable se fit entendre soulevant les poussières du pavé.

Quelques heures après, suivant l’usage, le grand maître de la cérémonie alla, suivi des notabilités du village, rouvrir la porte de l’entrepôt. À la grande stupéfaction de tous, on trouva une énorme scolopendre d’une grandeur fabuleuse et un crapaud d’une grosseur non moins fabuleuse étendus mort par terre. Et l’entrepôt était rempli d’une odeur nauséabonde. La surprise fut plus grande encore quand on trouva, contrairement aux exemples des années précédentes, la victime encore couchée sur l’autel sacrificatoire. On se précipita alors vers la jeune fille. Son corps était encore chaud. On le transporta dans une maison voisine espérant la ranimer. Pendant qu’on lui prodiguait les soins les plus attentifs, les racontars les plus fantaisistes se répandaient dans tout le village. Cependant la jeune fille revint à la vie et fit, à la stupéfaction générale, le récit de ce qu’elle avait vu dans l’entrepôt et ajouta avec émotion l’histoire de son malheureux crapaud.

Tous les habitants de ce village pleurèrent la mort du pauvre animal, leur bienfaiteur, et comprirent clairement alors que la superstition dont ils étaient victimes n’était que le crime de cette monstrueuse scolopendre. Enfin, on reconduisit, en grande pompe et avec tous les honneurs que l’on doit à un grand héros national, la jeune fille jusque chez son père qui ne comprenait rien à ce mystère.