Miss Mousqueterr/p2/ch1

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Boivin et Cie (p. 272-289).

DEUXIÈME PARTIE

UN ENFER SCIENTIFIQUE


I

QUI EST-CE ?


Un malaise pesait, sur l’Asie. Des dépêches anxieuses s’échangeaient entre les consulats européens ou américains.

De Vladivostok, de Yokohama, Peking, Wey-Haï-Wey, Canton, Hong-kong, Shanghaï, Hanoï, Hué, Saïgon, Singapour, Bangkok, Calcutta, Bombay, Bagdad, Irkoustk, Tobolsk, Ispahan, Samarcande, partait incessamment, lancée aux quatre coins du continent jaune, une même question, d’autant plus angoissée, d’autant plus angoissante que personne n’y pouvait, donner la réponse implorée.

Un frisson révolutionnaire semblait secouer les immenses territoires asiates, et nul n’en reconnaissait la direction, le but.

Des manifestations contradictoires déroutaient toute déduction logique.

Ainsi, au début de décembre, un avis mystérieux était parvenu aux Légations d’Occident dont l’enceinte fortifiée forme un îlot dans Péking.

« Vous serez attaqués dans la nuit du 7 au 8, disait cet avis ; tenez-vous sur vos gardes. »

Les détachements militaires, affectés par les puissances à la garde des ambassades, avaient pris les armes, et, dans la nuit annoncée, nuit consacrée par les rites chinois, aux Dragons Libérateurs, l’attaque s’était produite, furieuse, effroyable.

Comme par enchantement, des nuées d’Asiates fanatiques avaient surgi des ruelles, des jardins, des yamens (palais), des pagodes de la vieille cité du Fils du Ciel, et s’étaient ruées à l’assaut des concessions européennes.

Un feu meurtrier avait accueilli les assaillants sans briser leur élan. Escaladant les monceaux de morts et de mourants, la vague humaine arrivait aux murailles, parvenait au sommet, décourageant la résistance par le nombre.

— Ils sont trop à tuer, avait crié un assiégé las de frapper.

Tout semblait perdu ! Soudain, sur les remparts de la Ville chinoise, une flamme azurée s’était allumée. Dans la foule des assaillants, un murmure avait passé… et puis, les assiégeants, brusquement dispersés, fondus dans la nuit, avaient dédaigné une victoire que leurs adversaires jugeaient certaine.

Au matin, on avait constaté avec stupeur que les cadavres eux-mêmes avaient disparu.

Comment les avait-on enlevés ? Personne n’avait rien vu, rien entendu.

Le 15 du même mois de décembre, un incident analogue s’était produit, dans le port de Shanghaï.

Des jonques, venues on ne savait d’où, avaient nuitamment pénétré dans le port, jetant à bord des navires européens, ancrés sur rade et endormis dans une sécurité trompeuse, des milliers de pirates qui n’avaient eu aucune peine à réduire à l’impuissance les équipages surpris.

Au moment où ceux-ci attendaient la mort, les Asiates, sur un mot d’ordre mystérieux, avaient précipitamment regagné leurs jonques, abandonnant leur butin. L’aube venue, aucune trace des navires. Ils semblaient s’être dissipés en fumée.

Le 24, alors que la garnison anglaise de Llaça, capitale du Thibet, célébrait la fête de Christmas, des fanatiques s’étaient introduits dans le fortin où les militaires se croyaient en sûreté.

Ceux-ci furent massacrés, sauf deux jeunes engagés qui parvinrent à s’échapper et rapportèrent la nouvelle du désastre.

Seulement, le gouvernement hindou n’eut pas à intervenir pour punir les coupables.

Le lendemain même, le fortin occupé par les meurtriers sautait, projetant au loin hommes et bastions. Explosion inexplicable, puisque l’ouvrage, non armé encore, ne contenait aucun explosif.

Enfin, le 28 décembre (15 de l’année russe), un escadron d’éclaireurs de Bokhara, campé sur l’un des premiers plateaux montant vers les régions glacées du Pamir avait, lui aussi, été surpris nuitamment, par des ennemis inconnus.

Cette fois, les cavaliers, attachés sur leurs chevaux, avaient été entraînés dans la montagne par leurs ravisseurs.

Ils se désolaient, se croyant déjà réservés aux supplices les plus cruels, quand tout à coup le ravin encaissé parcouru parla colonne s’était éclairé de lueurs rouges ; une détonation formidable avait retenti, et le sommet d’un pic rocheux, brusquement détaché de sa base, était venu obstruer le chemin, non sans écraser sous sa masse le peloton qui ouvrait la marche.

Alors, parmi les ennemis une panique s’était produite. Avec des clameurs d’épouvante, ils avaient fui dans toutes les directions oubliant leurs prisonniers, lesquels s’entr’aidant avaient réussi à se débarrasser de leurs liens et à ramener leurs montures au campement.

Que signifiaient ces incidents étranges, incompréhensibles, dont aucun fonctionnaire ne parvenait à donner une explication logique ?

Et, sur les fils frémissants, les dépêches couraient laconiques et troublantes, chacune apportant un fait nouveau, une anxiété nouvelle.

Du Nord, du Midi, de l’Orient, du Couchant, un vent de mystère soufflait sur la terre d’Asie. Aux quatre incidents très graves rapportés plus haut, des centaines de petites aventures s’ajoutaient.

Ici un résident enlevé. Là, deux soldats allemands du Chan-Toung découverts ligotés et noyés au fond d’une citerne. Puis, un paquet mystérieux arrivait au gouverneur de la colonie avec, à l’intérieur, deux kilogrammes d’or en barre « afin, disait une brève notice, d’indemniser les familles des militaires défunts ».

Et ainsi de suite.

On eût cru que, de par toute l’Asie, les bons et les mauvais génies se livraient bataille sur le dos des Européens, ainsi que le déclaraient de façon triviale mais juste, les autorités n’y comprenant goutte.

Un instant, on avait cru tenir le mot de l’énigme.

Un Hindou, de la caste vile des parias, enivré à l’éther par un policier, avait confusément désigné une volonté unique, émanant des monts Célestes

Un instant, on avait cru tenir le mot de l’énigme.
Un instant, on avait cru tenir le mot de l’énigme.

et vers laquelle se tournaient attentifs les yeux de tous les indigènes ; mais sans doute, ce genre de racontars déplut à ceux qui en étaient l’objet, car le paria bavard fut trouvé mort, le col cerclé du lacet rouge des étrangleurs, dans la prison, où on l’avait enfermé.

Geôliers, gardiens, n’avaient rien vu, rien entendu. On se perdit en vaines conjectures, mais désormais aucun indigène ne parut comprendre les interrogations plus ou moins adroites de ceux qui tentaient d’élucider la situation.

Cependant, les incidents se multipliaient. La terreur planait sur les établissements européens. Négociants, journalistes, industriels, tous ceux que l’honneur professionnel n’attache pas au pays, se décidaient peu à peu à quitter des contrées aussi dangereuses.

Ç’allait être un exode général, la ruine de toutes les colonies européennes.

Agir devenait urgent. Mais que faire ? Comment engager la lutte contre un ennemi dont on constatait l’ubiquité, mais dont on ignorait la nature, les projets, l’organisation ?

Les différentes nations intéressées se consultèrent. Elles décidèrent que, pour rassurer l’opinion, il convenait au moins d’avoir l’air d’agir.

Les gouvernements anglais et russe, plus particulièrement installés sur la terre asiate reçurent mission de défendre la civilisation menacée.

Des contingents saxons de l’Inde, d’autres des provinces sibériennes et du Turkestan russe se groupèrent, formèrent une imposante armée, dont l’objectif fut… la chaîne des monts Célestes désignée par le paria défunt.

Les instructions demeurèrent un peu confuses, il est vrai. La mort de l’Hindou démontrait que ses renseignements vagues contenaient une part de vérité. Il y avait quelque chose dans les monts Célestes. Quoi ? on n’en savait rien. Il fallait trouver ce quelque chose et le détruire.

Ainsi, les gouvernements mettaient à l’abri leur responsabilité, et si les officiers chargés de diriger cette expédition bruineuse ne réussissaient pas, on en serait quitte pour les taxer d’incapacité et les frapper dans leur avancement, dans leurs intérêts.

C’est de la sorte que la civilisation comprend la justice distributive.

Or, le quinzième jour du mois d’avril suivant, les troupes combinées anglo-russes campaient sur les rives marécageuses du lac Balkhach, la troisième mer intérieure du Turkestan.

À perte de vue s’alignaient les tentes de feutre, dont le tissu épais peut seul défendre les hommes contre le froid des nuits glaciales.

À peu près au centre, sur une extumescence de terrain dominant les rives basses d’une dizaine de mètres, s’élevait une yourte, grande cabane de bois et de terre foulée, naguère sans doute abri de gardiens de troupeaux du steppe, aujourd’hui honorée du titre pompeux de quartier général.

Dans l’unique salle du rez-de-chaussée, des officiers anglais et russes étaient réunis.

Rangés en demi-cercle, ils écoutaient les chefs suprêmes de l’armée alliée, qui, debout auprès d’une table sur laquelle s’étalait une carte de l’Asie centrale, expliquaient, ce que l’Europe attendait de ses fils rassemblés en ce lieu.

Le commandant des forces russes avait nom Stanislas Labianov.

Le généralissime anglais portait dignement le nom respecté d’Aberleen.

Le premier, grand, robuste, le teint coloré, montrait un visage énergique, assombri par une teinte de mélancolie.

Durant plusieurs mois, il avait disparu, puis soudainement, il s’était présenté à la Cour de Saint-Pétersbourg refusant de donner aucune explication sur son absence. Aux questionneurs, il répondait invariablement :

— Certaines paroles tuent plus sûrement qu’une épée. Je ne veux pas prononcer ces paroles.

De guerre lasse, on se l’était tenu pour dit ; mais on avait remarqué que les cheveux, les favoris du général, naguère grisonnants, étaient devenus complètement blancs durant sa disparition.

Lord Aberleen, lui, présentait le type accompli de l’Anglais distingué.

De haute taille, sec sans être maigre, la figure caractérisée, il marquait à son collègue slave une déférence voulue, semblant rendre hommage à une souffrance ignorée de tous, ignorée de lui-même sans doute, mais que son regard gris, inquisiteur et perçant, avait peut-être devinée dans l’âme fermée de Stanislas Labianov.

Le Russe parlait, l’index pointé vers la carte, désignant les régions dont il entretenait les auditeurs.

— Messieurs, disait-il, des bandits, soucieux de se dérober aux représailles, ne pouvaient choisir repaire plus sûr que les monts Thian-Chan, que nous dénommons Célestes. Voyez, entre le lac Balkhach, dont nous occupons actuellement la rive orientale, et les hauteurs dont il s’agit, s’étendent cent kilomètres de montagnes enchevêtrées, de passes difficiles, sans arbres, presque sans eau. Et cependant, c’est la route que suivra notre colonne, car elle est de beaucoup la plus aisée.

Un léger murmure approbatif ponctua la phrase. Lord Aberleen appuya du geste les affirmations de son collègue.

— J’ai dit la plus aisée, reprit ce dernier ; un simple regard sur la carte vous démontrera que nul doute ne saurait exister à cet égard. À l’Est, en plein empire chinois, le désert aride du Gobi oppose à toute armée l’obstacle de sa lande stérile, plus de deux cents kilomètres privés d’eau. Je ne parle pas des difficultés qui viendraient des Célestiaux, lesquels, étant de race jaune, se montreraient vraisemblablement sympathiques à l’ennemi que nous voulons combattre.

Et lentement :

— Au Sud, au Sud-Ouest, c’est pire encore, le Pamir, les plateaux du Thibet, la chaîne de l’Himalaya déjoueraient toutes les tentatives de passage d’une armée aussi nombreuse que la nôtre. Ce sont là de Hauts Plateaux d’une altitude moyenne de cinq mille mètres, déserts glacés où le thermomètre descend la nuit à trente et quarante degrés au-dessous de zéro, où le mal des hauteurs, produit par la raréfaction de l’air, terrasse les hommes et les animaux.

Un court silence suivit. Les officiers s’entreregardaient, se demandant à quoi tendaient ces constatations décourageantes. Stanislas Labianov comprit ces regards, et d’un ton net, empreint d’une autorité irrésistible :

— Si je vous rappelle ces choses, Messieurs, c’est afin de vous préparer au courage, à l’abnégation, au dévouement surhumains que j’attends de vous. Nos soldats subiront la dépression des longues marches dans un pays désolé, pénible ; ces longues marches après lesquelles, lorsque l’on arrive brisé à l’étape, on apprend avec une stupeur découragée que l’on a progressé à peine de quatre ou cinq kilomètres. Il faut sans cesse soutenir le moral de nos hommes, inaptes à comprendre les particularités d’une guerre dans ces montagnes. Vous devez être non seulement leurs chefs, leurs conducteurs, leurs guides, mais leurs frères aînés. En pareilles circonstances, chez l’officier, la défaillance équivaut à la désertion.

Tous les regards brillèrent, les mains se tendirent dans un geste de serment.

Le général arrêta les paroles sur les lèvres.

— Je sais que je puis compter sur vous. Je veux que vous sachiez pouvoir compter sur moi ; je veux que le devoir, si pénible qu’il soit, vous devienne plus facile par l’exemple de vos supérieurs. Lord Aberleen et moi, nous nous contenterons de la simple tente de feutre de nos soldats, nous partagerons la nourriture de nos hommes. Il ne faut pas seulement qu’ils nous obéissent par un sentiment de discipline ; il faut qu’ils nous aiment, qu’ils aient en nous la confiance aveugle. Leur demandant l’impossible, nous devons leur prouver que l’impossible est faisable. Je compte que vous ferez comme nous.

Le hurrah des Anglais se mêla au ourra des Slaves.

Mais Labianov leva la main. Le silence se rétablit aussitôt.

— Nous lèverons le camp demain au petit jour, prononça-t-il lentement : une fois engagés dans le dédale des montagnes, il nous deviendra à peu près impossible de reconnaître notre route en avant de nous, et cela d’autant plus sûrement que la géographie de détail des régions à traverser nous est totalement inconnue. Ce sont donc nos aérostiers qui, chaque après-midi, des nacelles de leurs captifs, traceront la route du lendemain dans la direction générale Est-Sud-Est.

Et désignant deux officiers :

— Je vous prierai donc, sir Efflot, et vous Thomas Albarine, de procéder aujourd’hui à une ascension. Vous filerez autant de câble qu’il sera possible, et vous dresserez le plan topographique du pays avoisinant.

— Un seul ballon ? demanda le Russe Albarine.

— Non pas, deux. Vous vous enlèverez aux deux extrémités du camp. De la sorte, vous n’apercevrez pas les hauteurs sous le même angle, et vos plans se corrigeront, se contrôleront l’un par l’autre. À l’avenir, du reste, nous procéderons ainsi toutes les fois que le terrain le permettra. Allez, ne perdez pas de temps.

Les aérostiers saluèrent et quittèrent aussitôt la salle du conseil, suivis peu après par leurs camarades demeurés pour recevoir les instructions afférentes à chaque arme.

Stanislas Labianov et lord Aberleen restèrent seuls.

Le Russe s’était laissé tomber sur un escabeau grossier. Accoudé à la table, la figure cachée par ses mains, il semblait avoir oublié son compagnon.

Celui-ci le regardait, une pitié adoucissant ses traits énergiques.

Soudain, il tressaillit.

Un mouvement, des épaules de Labianov avait trahi un sanglot. Vite, Aberleen vint à lui et lui appuyant amicalement la main sur le bras :

— Mon cher collègue, fit-il d’une voix attendrie, encore cette désespérance dont la cause m’échappe.

Il ne continua pas. Son interlocuteur s’était dressé, démasquant sa face convulsée ; comme en rêve, il balbutiait :

— Je tue ma fille, ma petite Mona.

Puis, il eut un cri étouffé :

— Non, non, je suis fou. Je ne sais plus ce que je dis. N’allez pas croire au moins.

Tranquillement, lord Aberleen coupa la phrase :

— Si, je crois que vous souffrez atrocement, mon pauvre ami. La simple parole qui vient de vous échapper et que j’oublierai, je vous le jure, si vous le souhaitez ; cette parole a été un trait de lumière, qui m’explique l’étrangeté de votre conduite depuis que j’ai l’honneur de vous connaître. Vous souffrez parce que vous êtes tiraillé entre votre devoir de soldat et votre tendresse de père.

Mon cher collègue, fit-il d’une voix attendrie.
Mon cher collègue, fit-il d’une voix attendrie.

Un frisson parcourut le corps de l’officier russe. Il courba le front. Mais Aberleen se rapprocha de lui, et la voix abaissée :

— J’oublierai, mon ami, à moins que vous ne jugiez la douleur adoucie par le partage, par la confiance en un camarade qui va taquiner la mort à vos côtés.

Comme malgré lui, obéissant à la force attractive d’affection émanant du chef suprême du contingent anglais, Labianov murmura :

— Si je parle, ils la tueront.

— Qui saura que vous avez parlé, puisque je vous promets le silence ?

Et persuasif, Aberleen continua :

— Aucune curiosité sotte ne me guide. Je sens en vous une douleur géante, au-dessus des forces humaines. Je pense que moi, désigné par mon pays pour partager avec vous les dangers de l’expédition, je remplirais incomplètement ma tâche, si je ne partageais pas tous les dangers. Le péril, qui menace le chef d’une armée, plane sur l’armée tout entière. Voilà pourquoi je ne vous prie pas de m’apprendre votre secret, pourquoi je vous dis : J’ai le droit de le connaître ; parlez.

Un combat se livra visiblement dans l’esprit du Slave, mais l’énergie calme du gentleman avait impressionné le père de Mona de façon dominatrice. Le correct général lui apparaissait comme un allié indispensable, plus que cela encore, comme un défenseur, et brusquement avec un geste d’abandon :

— Vous avez raison. Vous saurez ce que j’ai caché à tous. Ce secret est à l’étroit dans mon cœur. Il me semble qu’il le ferait éclater. Ouvrez le vôtre pour en recevoir la moitié.

Tous deux maintenant étaient assis près de la table, accoudés sur la carte de l’Asie Centrale qu’ils semblaient étudier, et Stanislas Labianov tout bas, dans un murmure qui arrivait à peine aux oreilles de son interlocuteur, disait ceci :

— Il existe en Asie une puissance formidable et inconnue, le Drapeau Bleu.

— Le Drapeau Bleu, se récria lord Aberleen, cela existe donc ?

— Hélas !

— J’en ai entendu parler, il y a quelques mois en Europe, lors de l’internement…

L’officier anglais s’arrêta brusquement, l’air embarrassé. Mais son interlocuteur acheva la phrase commencée :

— Lors de l’internement à la maison de santé Elleviousse, près Marseille, de ma fille Mona et de sa compagne, la duchesse de la Roche-Sonnaille.

— Oui, balbutia le lord, visiblement contrarié d’avoir ravivé ce douloureux souvenir.

Son trouble fut bref. Il se mua en stupéfaction quand Labianov poursuivit :

— Elles furent réputées folles, surtout parce qu’elles contaient le pouvoir sans bornes du Drapeau Bleu. La conception des formidables groupements asiates pénètre difficilement dans l’esprit des Occidentaux, individualistes par essence. Moi, je suis certain qu’elles disaient vrai.

— Vous ?

— Et vous partagerez ma manière de voir dans un instant.

Le général exhala un long soupir, puis d’une voix où tremblotait l’émotion :

— Vous vous souvenez qu’au dernier Congrès de la Paix, tenu à La Haye, je représentais le gouvernement russe, l’amiral comte Ashaki étant le délégué du Japon.

— Oui, sans doute.

— Ashaki m’a informé dernièrement qu’un message, venu à lui par des voies inconnues, lui avait annoncé la mort de sa fille Lotus Nacré. Et moi, moi, je vais causer le trépas de Mona.

Il se passa brusquement la main sur le front.

— Il ne s’agit pas de cela. Le père n’existe plus. Il ne doit y avoir ici que le général ayant charge de la vie de ses soldats, ayant le devoir impérieux de vous apprendre, à vous, son collègue, son collaborateur dans la plus dangereuse des aventures, quel ennemi nous allons combattre.

Et, comme apaisé par ce rappel sévère au devoir :

— Le Drapeau Bleu n’est point un mythe. Au Congrès, Ashaki et moi avions reçu de nos gouvernements respectifs l’ordre de suivre sans hésitation les instructions qui nous parviendraient sous le couvert de cet emblème.

— Quoi, vous deviez obéir ?

— Nous le devions. À la séance mémorable où nous votâmes contre les propositions anglo-françaises si humaines, si hautement inspirées par la conscience de deux grandes nations, un incident, que l’on considéra comme sans importance, fut la cause de nos votes négatifs.

— Un incident" ? interrogea curieusement le compagnon du vieil officier slave.

— Oui, un ballonnet, descendit de la coupole de la Salle des Séances. On crut y voir un jouet d’enfant. C’était une erreur. À l’arrière de la nacelle de l’esquif aérien flottait, un pavillon bleu portant deux signes d’or. Ces signes nous ordonnaient de voter : non.

— Quoi, cet objet… ?

— Décelait, la prodigieuse variété de moyens dont disposent celui ou ceux dont l’étendard bleu est la signature. À ce moment même, mon enfant, celle du comte Ashaki étaient enlevées. Une missive, déposée à notre hôtel par un watman inconnu, nous avisait de l’événement et concluait par cet avertissement menaçant :

« Soumis à mes ordres, la fortune et les honneurs vous attendent. Je ne veux pas envisager une autre hypothèse pour vous. J’ai des otages dont la vie me répond de votre souplesse. »

Un grondement jaillit des lèvres de lord Aberleen.

— Des misérables !

— Depuis ce jour, encouragés d’ailleurs par nos gouvernements, le comte Ashaki et moi fûmes les serviteurs de la volonté du Drapeau Bleu. Sur son ordre, nous traversâmes l’Asie, nous gagnâmes la concession allemande de Kiao-Tcheou. Là, nous pûmes embrasser une fois encore nos enfants. Et puis, on nous enjoignit de reprendre la mer. Des mois s’écoulèrent. Plus de nouvelles, plus rien. Ma Mona est ma seule enfant. Elle était la lumière, la vie pour moi. Négligeant mes intérêts les plus pressants, j’errais à travers le monde, cherchant, cherchant toujours la disparue. Un jour, à Nagasaki, où je me lamentais auprès d’Ashaki aussi abattu, aussi désolé que moi-même, un journal du Tonkin français tomba entre nos mains. Il relatait une attaque de pirates exécutée aux passes de Ki Lua, l’explosion des mines souterraines préparées pour un cas analogue. Que me faisait cela ? Dans l’article, un mot avait brillé à mes yeux comme un éclair, Mona ! Mona, ma fille était à Haïphong, en danger de mort, soignée par Mme  de la Roche-Sonnaille, qui apparaissait pour la première fois dans ma vie. De Mlle  Ashaki, pas un mot.

Néanmoins, le comte s’embarqua avec moi. Nous arrivâmes au Tonkin trop tard. Mona et sa compagne avaient disparu. On supposait qu’elles avaient repris le chemin de l’Europe.

Nouvelles perplexités ! Nouvelles indécisions !

Puis, une information incroyable. Les malheureuses femmes sont en prison à Calcutta sous l’inculpation de piraterie.

— De piraterie ? répéta l’Anglais au comble de la stupeur.

— Oui, ma fille pirate. Comment ? Pourquoi ? Je n’en sais rien. Avec Ashaki toujours, je me rends dans l’Inde. Trop tard encore. Les prisonnières se sont évadées malgré toutes les précautions prises. Plus de traces, plus rien.

Au hasard, sur de fausses pistes, trompés par des ressemblances, des signalements tronqués, nous allons jusqu’à Bombay, poursuivant les images chères sans parvenir à les joindre. Nous réintégrons Calcutta. Nous allons retenir nos places à une Agence de Navigation, et là nous apprenons que six jours plus tôt, Mona et la duchesse ont pris passage sur l’Oxus, paquebot des Messageries Maritimes à destination de Marseille.

— Elles n’étaient donc plus considérées comme pirates ?

Labianov leva les bras vers le ciel en un geste découragé :

— Est-ce que je le sais ? Est-ce que je puis comprendre l’incompréhensible ? Ne nous adressons pas des pourquoi inutiles. Ashaki et moi nous embarquons sur le premier steamer en partance. Nous les joindrons bien à la fin ! Oh ! la lente traversée de l’Océan Indien, de la mer Rouge ! Nous faisons escale à Port-Saïd. Une légère avarie de machine exige un arrêt de trente-six heures. Nous descendons à terre. Vous connaissez Port-Saïd, une ville anglaise jaillie du sol égyptien. Nous nous promenons lentement, avec la badauderie ennuyée de voyageurs qui tuent le temps. Une querelle de fellahs nous arrête. Des gens de même condition les entourent, excitant les adversaires ; c’est un vacarme assourdissant. Un remous se produit. Je suis séparé du comte Ashaki. Une étoffe de laine m’encapuchonne, m’aveugle, vingt mains me saisissent, me poussent dans une chaise à porteurs. Lié, à demi étouffé, je ne puis faire un mouvement. Je sens que l’on m’emporte. Où ? Pendant combien de temps. On m’extrait enfin de ma prison, on me débarrasse de mes liens. Je suis au seuil d’une délicieuse villa égyptienne. Autour de moi un riant jardin. Des serviteurs s’empressent à mes ordres. Seulement, ils refusent de répondre à mes questions. Je suis prisonnier. De qui ? Pour quelle cause ? Des semaines, des mois s’écoulent sans que je découvre le mot de l’énigme. La surveillance de mes laquais-geôliers ne se dément pas une minute. J’ai acquis la conviction désolante que je ne recouvrerai la liberté que si mon persécuteur inconnu le veut, et je me désespère à la pensée qu’il ne voudra peut-être jamais.

— Stupéfiant, murmura lord Aberleen.

Comme s’il n’avait pas perçu l’exclamation, Stanislas Labianov continua :

— Un matin, le chef de mes serviteurs m’apprend que je suis libre, si j’accepte les conditions du Maître. Je suis étourdi par la soudaineté de cette modification à mon existence. Je demande : Quel maître ? L’homme répond : Le Drapeau Bleu.

Le général anglais eut un cri :

By devil ! encore ce chiffon bleu !

— Encore, oui.

— Il est donc partout : à La Haye, en Asie, en Égypte !

— Il est partout, répéta le père de Mona d’un accent lugubre. Pas un instant, il ne m’a perdu de vue, et moi je ne le connais pas.

Un silence suivit ces paroles.

Lord Aberleen n’interrogeait pas. Les sourcils froncés, son visage énergique contracté par l’effort de la réflexion, il semblait coordonner les éléments du problème étrange synthétisé par ces trois mots d’apparence inoffensive : Le Drapeau Bleu.

Enfin, il eut un geste impatient, et d’une voix nette :

— Les conditions de votre liberté ?

Le Russe haussa les épaules :

— C’est pour arriver à vous les faire connaître que j’ai commencé ce long récit. Voici les paroles qui me furent répondues :

« Mlle  Mona Labianov, durant votre captivité, était enfermée comme folle. Ce que disait sa compagne, la duchesse Sara de la Roche-Sonnaille, eût pu nuire au Drapeau Bleu, sur lequel les deux femmes avaient appris certains détails. Le Maître n’a pas voulu que quelques-unes des allégations de la Française pussent être confirmées par vous et par le comte Ashaki. Aujourd’hui, les captives sont délivrées ; elles sont retombées, sans le savoir, sous la main du Maître. Rien ne s’oppose à ce que vous-même soyez rendu à la liberté. Le Maître vous impose une seule condition. Vous vous rendrez à Saint-Pétersbourg ; vous solliciterez le commandement d’une expédition qui se prépare en Asie. Vous l’obtiendrez parce que le Maître veut qu’il en soit ainsi. Aucune parole relative à votre captivité ne sortira de vos lèvres. Une fois chef de la colonne militaire en formation, vous ferez avorter l’entreprise. »

— Oh ! s’exclama l’Anglais, voici une proposition indigne d’un gentleman, indigne d’un officier. Vous avez refusé, je pense ?

Tristement, l’interlocuteur du lord secoua la tête.

— Attendez. Le messager du Drapeau Bleu ajouta : « Dès ce moment, la mort plane sur votre fille Mona, une mort lente, horrible, accompagnée de tortures sans nom. Obéissez et elle vivra. Essayez de secouer notre joug, vous la condamnerez. »

Les joues d’Aberleen tremblotaient. Il comprenait l’atroce souffrance morale de son collègue ; mais il garda le silence. Quels mots pouvaient consoler pareille infortune ? Et Labianov reprit :

— J’ai accepté. J’ai pensé qu’en trompant ce Maître insaisissable, je faisais naître une chance de le démasquer. J’ai accepté. J’ai refusé tout éclaircissement touchant mon absence. Et aujourd’hui…

Il s’arrêta un instant, puis, avec effort :

— Aujourd’hui, je confie la vérité entière à votre honneur. Je vous supplie, Milord, de veiller sur moi, d’empêcher que le père triomphe de l’officier.

Il disait cela d’une voix tremblante, comme faussée, les mains tendues vers son interlocuteur en un geste d’ardente prière.

Celui-ci l’étreignit dans ses bras.

Dear me ! Mon brave ami. Nous étions deux alliés. Nous devenons un seul esprit en deux corps. Oui, je veillerai sur vous. Et s’il est un ordre décisif à donner, by Heaven. Par le ciel ! dussé-je encourir toutes les colères de l’enfer, je ferai en sorte d’en prendre toute la responsabilité.

— Non, non, pas cela, balbutia le père de Mona.

— Si bien, et avec plaisir encore. Il n’y a point matière à me féliciter. J’accomplis mon devoir d’officier tout simple, tout droit. Je risque ma vie pour mon pays. Tandis que vous, vous, on vous écartèle. L’honneur militaire, l’amour paternel. Si ces coquins tuent votre chère petite enfant, au moins ce ne sera pas vous-même qui aurez donné le signal de sa mort.

À la situation effroyable, le lord apportait d’instinct la seule atténuation possible. Parbleu ! Ces hommes, perdus en plein centre asiatique, accompliraient stoïquement tout leur devoir. Le père perdrait sans doute sa fille ; mais il ne se trouverait pas en face du dilemme monstrueux : Trahir son pavillon ou désigner l’heure du supplice de Mona.

Et comme ils restaient là, pâles, mal remis encore de l’émotion poignante de cet entretien, on heurta légèrement à la porte.

— Asseyez-vous, général Labianov, dit doucement l’Anglais. Absorbez-vous dans la lecture de la carte, pour dissimuler l’altération de vos traits.

Son compagnon ayant obéi docilement, Aberleen prononça d’une voix ferme :

— Entrez.

Les officiers aérostiers pénétrèrent dans la salle.

Ils venaient communiquer les résultats de l’ascension des ballons captifs, ayant très complètement reconnu la route que la colonne expéditionnaire devait parcourir le lendemain.

De leurs nacelles, ils n’avaient rien observé de suspect. Dans leur champ visuel, ils avaient seulement remarqué une petite caravane traversant un plateau éloigné. Troupe sans importance : quelques yaks porteurs, six ou sept personnes.

Ce compte rendu terminé, le lord allait les congédier, quand l’officier russe, Thomas Albarine, s’adressant au général Labianov, dit :

— Excellence. En traversant le camp, l’un de ces marchands bouriates, qui vendent des vivres à nos soldats, m’a prié de vous remettre une missive de nature à vous intéresser, m’a-t-il affirmé. Je n’ai pas cru devoir refuser.

Un de ces marchands m’a prié de vous remettre une missive.
Un de ces marchands m’a prié de vous remettre une missive.

En campagne, tout avis peut être bon. Voici le papier en question.

Il présentait à son chef un pli, enfermé dans une enveloppe de soie.

Labianov le prit, déploya la feuille.

Mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il pâlit affreusement. Sans un mot, il la présenta à lord Aberleen, et ce dernier, avec une stupeur profonde, déchiffra, cette laconique missive.

« Premier avertissement :

« Les voyageurs, signalés par les aérostiers dans la montagne, escortent Mlle  Mona Labianov qui se rend, sans le savoir, au lieu où le Maître a décidé qu’elle se rendrait.

« La rejoindre vous est impossible, car les chemins sont maintenant fermés.

« Chaque pas en avant vous éloignera d’elle. Chaque pas en avant rapprochera d’elle l’ange de la mort aux ailes noires. »

C’était tout.

Un instant, le gentleman lui-même demeura étourdi. Des questions pressées affluaient à son cerveau.

Comment le mystérieux ennemi avait-il l’audace de pénétrer dans le camp ? Comment pouvait-il savoir ce que les aérostiers avaient vu. Que signifiaient ces chemins fermés, soulignés dans l’étrange épître ?

Mais se ressaisissant, il se tourna vers les officiers :

— Lequel de vous a reconnu une caravane au loin ?

— Nous l’avons aperçue chacun de notre côté, répondirent-ils sans hésiter.

— Bien. Qui était avec vous en ballon, sir Efflot ?

— Mon équipage habituel.

— Pas d’étranger ?

— Aucun. En pareil cas, ce serait d’une naïveté !

— Et vous, Albarine ?

— Même chose. Mes aérostiers et rien de plus.

— Passons. En redescendant, vous vous êtes concertés.

— À voix basse, général, en nous dirigeant vers cette maison, avec le désir de ne pas vous faire attendre nos renseignements.

— Vous n’avez pas remarqué qu’un… ou des espions vous observassent ?

— Non.

— Mais l’homme qui vous a remis la lettre, Albarine ?

— Il m’avait abordé avant que j’eusse rencontré sir Efflot.

— Ah !

L’exclamation jaillit des lèvres d’Aberleen comme malgré lui. Il supposait que le correspondant mystérieux avait surpris la conversation des officiers aérostiers, et il acquérait la certitude qu’il n’en était rien.

Une seule ressource lui restait. Interroger le bouriate lui-même.

— Vous reconnaîtriez l’homme, Albarine ?

— Certainement, général.

— Allez le chercher. Vous me l’amènerez.

Le général laissa ses subordonnés se diriger vers la porte, les enveloppant en quelque sorte de ce dernier avis :

— Surtout, soyez discrets. Nous sommes en Asie, le pays des espions. La terre, l’eau, le ciel ont des oreilles.

À présent, les généraux demeuraient seuls.

— Par saint Georges, gronda l’Anglais, ce coquin de bouriate nous donnera le mot de l’énigme, ou bien…

— Ne le menacez pas, interrompit tristement Labianov. La menace impossible à exécuter est une manifestation inutile.

— Et pourquoi, je vous prie ?

— Parce que cet homme, à l’heure présente, est sûrement hors de notre atteinte.

Et comme Aberleen, exaspéré par cette affirmation découragée, se livrait à un discours interminable pour convaincre son compagnon d’erreur, la porte fut heurtée de nouveau par une main impatiente.

— Entrez, mille diables, gronda le gentleman décidément hors de lui.

Albarine parut aussitôt, l’air penaud, consterné.

— Général, le bouriate. Introuvable, disparu ; personne n’a remarqué son départ.

— C’est, trop fort.

L’aérostier s’essuya le front, où perlaient des gouttes de sueur, et les yeux à demi fermés, avec le courage désespéré de l’homme qui roule dans un abîme, il prononça :

— Le plus fort est, qu’à l’endroit même où je l’avais rencontré…

— Achevez donc, morbleu !

— Ce papier était accroché à une baguette fichée en terre.

Aberleen piétina.

— Un papier ! Encore un papier ! Mais il est ouvert celui-ci.

— Oui, Général. Si bien que j’ai pu lire.

— Continuez, vous avez donc juré de m’exaspérer par vos phrases suspendues !

— Ceci, Général.

Et d’une voix sourde, Albarine gémit :

« Cherche l’oiseau au plus haut des airs, cherche le poisson au fond des eaux profondes. Ils sont plus aisés à trouver que le messager de Celui qui veut être obéi. »