Miss Mousqueterr/p2/ch2

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Boivin et Cie (p. 290-315).


II

CEUX QUE LES AÉROSTIERS AVAIENT APERÇUS.


— Vous semblez enfoncé dans la tristesse, master Soleil.

Le romancier eut un sourire mélancolique, et répondit, par cette phrase de tournure anglaise :

— Je suis, en effet.

Sous la grande tente de feutre, ces courtes répliques sonnèrent comme une plainte. Violet, Max, Sara, Mona, Lobster étaient là, rassemblés autour d’un feu, dont les fumées semblaient aspirées par un tuyau de toile ignifugée, qui les emmenait au dehors.

Après la journée de marche, la petite troupe campait dans une dépression de la montagne.

Au dehors, le froid régnait ; un froid intense (-18°). Pas un bruit, pas un souffle dans l’air. Un ciel noir, où les étoiles scintillantes paraissaient grelotter. Un sol nu, sans un buisson, sans une herbe ; des rocs, des cailloux éclatés, aux arêtes crûment éclairées par la lune, donnant elle-même l’impression d’un disque glacé, palet monstrueux décrivant sa trajectoire infinie.

À quelques mètres de l’abri des voyageurs, une tente plus petite servait de refuge aux quatre indigènes, guide et conducteurs des yaks (bœufs à longs poils), bêtes de somme des hauts plateaux, porteurs des provisions et impedimenta.

De temps à autre, un des habitants de la grande tente prononçait quelques paroles, moins pour exprimer une idée, que pour jeter un murmure de vie dans cette nuit muette et sépulcrale.

Ainsi, la gentille Anglaise venait de parler.

Max se passa la main sur le front comme pour chasser une pensée douloureuse, et sans répondre directement à la question qu’on venait de lui adresser, avec un regard expressif à l’adresse de la jeune fille, prononça d’un ton ferme :

— Dormons. Soyons ménagers de nos forces, car nous ignorons quelles fatigues nous réserve demain.

Obéissante, elle ferma les yeux. Sous la tente de feutre, on ne perçut plus que la respiration des voyageurs, dominée de temps à autre par le crépitement du foyer…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ich ! Evo !… Yachini ! Evo ! Evo !

Tous se réveillent en sursaut. Ils se dressent, étirent leurs membres engourdis.

Les cris des conducteurs de yaks annoncent le jour, la mise en marche prochaine. Car les serviteurs parlent ainsi aux bœufs des hauts plateaux tandis qu’ils les harnachent, qu’ils assujettissent sur leur échine robuste les bagages des voyageurs.

Une fumée odorante emplit la tente. C’est le thé bouillant que le guide apporte, le thé qui chassera le frisson matinal.

Ce guide est un grand garçon sec, anguleux, taciturne, à la face brune trouée par des yeux noirs.

— Quel temps ? interroge Sara.

— Sec, Syka (noble dame). Ciel pur et soleil.

La Parisienne sourit. Maintenant, à petites gorgées, chacun absorbe sa ration du breuvage parfumé, dont la chaleur les pénètre, assouplit leurs muscles. Puis, tous s’emmitouflent de leurs fourrures, ne laissant exposés à l’air que le bout du nez et les yeux.

Au bref appel du guide, les trois bouviers, robustes paysans de la montagne, se précipitent, démontent la tente de feutre, en roulent les panneaux, les amoncellent sur le yak affecté à cette charge.

— Où est donc Leddin ?

À la question, tous se regardent.

Leddin est le guide. Il se trouvait là un instant plus tôt. Il a disparu.

Mais l’un des montagnards étend le bras. Il désigne le sommet de la dépression au fond de laquelle le camp a été dressé.

Leddin est debout sur la crête. Sa silhouette se découpe sur le ciel.

Mais que fait-il ? Il regarde vers l’Ouest, comme prodigieusement intéressé par un spectacle invisible pour les voyageurs.

Certes, dans une ville, dans une région populeuse, son attitude ne surprendrait personne ; mais ici, au milieu du désert montagneux, quelle chose peut donc attirer son attention ?

Curiosité, inquiétude mêlées, Max, suivi de ses compagnons, s’élance sur la pente. Leddin a entendu les pas sonnant sur la terre durcie. Il se retourne, fait signe aux voyageurs de se hâter, et leur crie :

— Navire de l’air ! Navire de l’air.

Une exclamation de stupeur lui répond. Navire de l’air ! Tous ont compris. C’est ainsi que l’indigène désigne un ballon. Il doit rêver. Quelle apparence qu’un ballon flotte en ces régions désolées.

Ils arrivent auprès de l’homme. Ils regardent dans la direction que marque son geste, et ils demeurent muets, stupéfaits. Ce n’est pas un, mais deux ballons qu’ils distinguent au loin, se profilant sur l’azur pâle du ciel.

— Deux ballons militaires, ma parole… et captifs encore. Deux ballons opérant une reconnaissance.

Max s’adresse au guide :

— Il y aurait donc des troupes de ce côté ?

Leddin inclina la tête.

— Soldats nombreux, leurs tentes couvrent les rives du Balkhach.

— Une armée, alors ?

— Oui, Hïnglizé (Anglais) et Ourousk (Russe).

Le romancier sursauta.

— Tu dis qu’il y a là des Anglais et des Russes ?

— Je dis bien cela. Tes oreilles ne t’ont pas trompé.

— Mais ce n’est pas possible.

La face de l’indigène s’empreignit de gravité.

— Leddin n’affirme rien qui ne soit vrai. Il s’étonne que toi, Seigneur,

NAVIRE DE L’AIR, NAVIRE DE L’AIR !
NAVIRE DE L’AIR, NAVIRE DE L’AIR !


qui viens de traverser les bas-pays (plaines du Turkestan) tu n’aies pas entendu parler de l’expédition entreprise par les Anglais et les Russes.

Tous écoutent bouche bée. Ils ne sauraient expliquer à leur guide qu’ils ont gagné le point où ils sont arrivés par les voies les moins fréquentées, évitant les villes, les villages importants, dans leur désir d’échapper aux espions du Drapeau Bleu, dont, ils ont pu mesurer la puissance. Max Soleil traduit, l’anxiété de tous par cette question :

— De quelle expédition s’agit-il ?

À quoi Leddin répond, avec un geste vague :

— Je ne sais pas au juste. Des bandits qu’abritent les monts Célestes.

Aucun des voyageurs ne peut réprimer un tressaillement. Les bandits des monts Célestes. Mais ce sont leurs ennemis, ceux à qui ils vont tenter d’arracher Dodekhan, le duc de la Roche-Sonnaille.

Et une armée anglo-russe va opérer contre les fanatiques.

Ils se considèrent indécis, ne sachant s’ils doivent se réjouir ou s’effrayer de ce concours inattendu. Des idées contradictoires se heurtent dans leur cerveau. Peut-être cette force militaire absorbera toute l’attention des séides du Drapeau Bleu et leur permettra d’atteindre plus aisément le but qu’ils visent. Mais peut-être aussi les misérables geôliers de ceux près desquels sont les âmes de Sara, de Mona, redoubleront-ils de précautions.

Les visages des voyageurs s’éclairent et s’assombrissent tour à tour, tandis que, sans qu’ils y prennent garde, Leddin les observe de son regard perçant.

Soudain, une douce voix s’élève. Mona parle comme en rêve :

— Mon père commande là-bas. Je le vois. Allons vers lui. C’est de notre réunion que doit sortir le salut de tous.

Elle est toute droite, comme figée en une attitude d’extase. Ses grands yeux bleus se perdent dans l’espace, semblant lire l’avenir au delà du voile qui tend la voûte du ciel. Elle répète doucement :

— Allons vers lui.

Et comme tous hésitent, irrésolus, Sara subit une impulsion subite.

— Elle a raison, dit-elle. La puissance de nos ennemis n’a rencontré jusqu’ici que des adversaires faibles, sans défense. Elle se brisera, contre une armée aguerrie, vaillante, conduite par un père qui va retrouver son enfant.

— Ma foi, je me range à votre avis, déclare aussitôt miss Violet.

Avec un sourire, la gentille Anglaise ajouta :

— Marchons vers eux, car je sens le froid entrer dans ma personne ainsi qu’en un moulin.

Personne n’a remarqué le sourire ironique qui a flotté une seconde sur les lèvres du guide. Il a été si bref, du reste, que l’on conçoit qu’il ait passé inaperçu.

Toutes les voix sont joyeuses ; l’espérance illumine les esprits. Un clappement de langue du guide donne le signal du départ. Les conducteurs de yaks encouragent les animaux par des onomatopées gutturales.

Les jeunes femmes dédaignent de se hisser sur leurs bœufs de selle. Elles marcheront. L’étape leur sera légère, car, au bout, elles trouveront une armée de défenseurs.

Cependant, la petite troupe marche depuis pas mal de temps déjà. Les pentes succèdent aux pentes. Autour des voyageurs des hauteurs se dressent, masquant l’horizon. Les ballons ont disparu. Aucun point de repère ne signale la présence de l’armée anglo-russe.

Le guide maintenant semble inquiet, hésitant. Il va de droite, de gauche, se hisse au sommet de rochers, interroge l’horizon, puis revient en tête de la caravane, une expression de mauvaise humeur creusant ses traits.

Parfois, il coule un regard sournois vers les Européens. On croirait qu’il se dépite de n’être point interrogé sur les motifs de son allure étrange.

Mais Sara converse avec Violet, Mona rêve ainsi que Max Soleil, et John Lobster mordille un cigare en pestant contre les pentes, contre le froid qui oblige à porter de lourdes fourrures, contre les fourrures sous lesquelles il étouffe. Enfin, le guide paraît prendre une décision. Il s’approche du romancier, l’air cauteleux, peiné.

— Seigneur, prononce-t-il la voix abaissée.

— Hein ? Qu’est-ce ? riposte Max brusquement tiré de sa rêverie.

Du geste, l’indigène le supplie de ne pas faire de bruit.

— Sahib ! Il ne faut pas inquiéter les nobles dames.

— Les inquiéter. Pourquoi ?

L’embarras du guide devient plus apparent.

— Seigneur, j’ai un aveu à te faire. Je ne reconnais plus ma route.

C’est dans un chuchotement que les mots parviennent aux oreilles du jeune homme. Non sans étonneraient, il considère son interlocuteur.

— Bon, reprend-il légèrement, dans pareil pays, cela peut advenir à tout le monde. Cherche ton chemin.

Leddin l’interrompt :

— Je le cherche depuis deux heures. Il faut que les Mauvais Esprits aient bouleversé la montagne, car je ne reconnais rien. Les pics qui nous entourent me sont inconnus.

Puis, humble, se courbant en deux devant son interlocuteur :

— Seigneur, je ne sais plus où nous sommes. Seigneur, je n’ose prendre sur moi de vous entraîner vers une direction quelconque.

Dans l’accent du guide se devinait un frisson de terreur. Max comprit que l’incident présentait une gravité exceptionnelle. Il saisit le poignet de Leddin, et les dents serrées :

— On retrouve sa route quand on le veut.

L’homme secoua la tête.

— Allons, reprends ton sang-froid. J’ordonne la halte du déjeuner. Pendant le repas, explore les environs sans faire part de tes craintes à personne.

— J’obéirai.

En effet, durant que voyageurs et conducteurs d’animaux se réconfortaient, Leddin s’éloigna. Une heure après, il était de retour.

Le romancier courut à lui, mais l’interrogation anxieuse se figea sur ses lèvres. Toute la personne du guide exprimait le découragement le plus complet. Il étendit les bras à droite et à gauche, et d’un ton sourd :

— Les Mauvais Esprits sont contre nous.

Sur un geste d’impatience de l’auteur, il reprit avec volubilité :

— Ils m’ont frappé d’aveuglement, Seigneur, ou bien la contrée a brusquement changé d’aspect. Les paysages familiers à ma vue ont disparu, remplacés par d’autres que jamais je n’ai aperçus. Des pics se dressent là où je jurerais qu’existaient des dépressions. Plus loin, des hauteurs se sont abaissées creusant des vallées.

Max piétina, répondant :

— Tu deviens fou !

Mais Leddin se récria, avec énergie :

— Cela, vaudrait mieux pour toi, pour tous ceux qui nous accompagnent. Ma folie n’atteindrait que moi seul. Hélas ! Ma pensée reste claire. Ce n’est point ma raison qui s’est envolée, c’est le chemin qui devait nous conduire hors de ces montagnes maudites.

— Le chemin ?

Du coup, le jeune homme se prit à rire.

— Parbleu ! le drôle a trop fêté la gourde de rak (alcool du pays). Ce dernier trait le prouve surabondamment. La route disparue. Comment ne me suis-je pas aperçu de suite de l’état du coquin.

Ce disant, Max scrutait la physionomie du guide. L’examen ne le satisfit point. Rien dans l’expression des traits, rien dans l’altitude de Leddin n’indiquait l’ivresse. L’indigène semblait en proie à l’épouvante, mais son regard restait clair, et ce fut gravement, sur un ton de reproche, qu’il laissa tomber ces mots :

— Je n’ai bu que le thé au départ. Ma gourde est parmi mon bagage.

Puis, la voix abaissée et comme assourdie :

— Tu ris, Seigneur, tu ris parce que tu ignores les choses de la montagne. Nous, qui y sommes nés, nos pères nous ont enseigné ses dangers.

Et plus bas encore :

— Dans chaque famille, les Esprits des Hauteurs ont fait des victimes.

Chaque cabane, dans nos pauvres villages, conserve le souvenir d’un aïeul qui jamais ne fut retrouvé, parce que les chemins conduisant vers lui avaient été effacés par les Gilds (génies)[1].

Max n’était pas homme à se laisser impressionner par de pareilles superstitions. Ses doigts se crispèrent sur l’épaule du guide.

— Trêve de sornettes, fit-il rudement, nous sommes égarés, soit ; mais nous savons que nous rencontrerons les soldats en marchant vers l’Ouest. Dirigeons-nous de ce côté, et nous sortirons des montagnes.

— Si les Gilds le permettent. Les sentiers montagneux serpentent. Ils ont des caprices continuels. Ils conduisent où il plaît aux pentes et non pas où l’on souhaite se rendre.

— En tout cas, il convient d’essayer.

— Nous essaierons, Seigneur.

— Et songe, Leddin, que mon revolver est plus proche de toi que les esprits dont tu troubles ta cervelle.

La menace provoqua un haussement d’épaules de l’interlocuteur du Français.

— Tu es injuste, Seigneur. Tu te défies d’un pauvre homme pour qui le sentier retrouvé serait le salut autant que pour toi-même.

— Enfin, mange et reprends tes fonctions de guide.

— Je ferai de mon mieux.

— Surtout, garde le silence. Inutile d’inquiéter tout le monde de tes terreurs imaginaires.

— Je me tairai, Seigneur, puisque tu l’ordonnes.

De fait, Leddin se mêla au groupe des serviteurs, mais ne prit aucune part aux conversations des montagnards.

Il mangeait gravement, le visage redevenu calme. Max, qui l’observait de loin, lui adressa un signe d’encouragement. Il ne pouvait soupçonner qu’à cet instant même, derrière le masque rigide de Leddin, cette pensée grosse de menaces se formulait :

— Le Maître ne veut pas que tu joignes les soldats d’Europe. Qu’est ton revolver auprès de la volonté du Maître.

Un quart d’heure plus tard, il s’approchait du romancier et se déclarait prêt à continuer sa route.

La petite caravane quitta aussitôt son campement provisoire. Max marchait en tête auprès du guide.

Ce dernier avait dit vrai. Il était impossible de se maintenir dans une direction déterminée ; à chaque instant, des amoncellements rocheux, des crevasses béantes, des ravins qu’il fallait franchir, contraignaient les voyageurs à des détours déconcertants, après lesquels le jeune homme constatait avec stupeur, avec agacement, avec une angoisse grandissante, que l’on n’avait pas progressé d’un pouce vers l’Ouest.

Vraiment, la montagne semblait se rire des efforts de ce petit groupe d’êtres déambulant sur ses flancs.

Max Soleil gourmandait Leddin :

— Cherchons ! cherchons ! Nous devons rencontrer le sentier libérateur.

Il critiquait le choix fait par le guide de tel ou tel chemin pour contourner un obstacle ; lui-même voulait diriger la marche. Puis, en présence de la soumission fataliste de l’indigène à ses ordres, il lui reprochait de ne point discuter, de ne pas défendre son opinion propre.

Alors, il s’attirait, une réponse, toujours la même :

— Qu’importe la route. Nous rencontrerons la mort au bout, si les Gilds l’ont décidé.

Ces mots empreints de la résignation orientale pénétraient en son crâne ainsi que des griffes. Il s’efforçait de faire oublier à Leddin ses impatiences, ses reproches. Durant quelques centaines de mètres, il s’attachait à laisser à son compagnon toute liberté de conduite. Mais ce calme ne durait pas.

À plusieurs reprises, les voyageuses l’avaient appelé auprès d’elles pour lui adresser ces questions banales chères à tous les touristes.

— Arriverons-nous bientôt ?

— À quelle distance sommes-nous des troupes anglo-russes ?

— Les joindrons-nous avant la nuit ?

Et le cœur tenaillé d’angoisse, il s’efforçait de sourire pour leur jeter une indication vague sans les inquiéter.

Une remarque de la duchesse augmenta encore son trouble.

La courageuse femme s’était arrêtée net devant trois monolithes dressés au bord d’un escarpement ainsi que les pointes d’un trident.

— Voyez donc, dit-elle. Il me semble reconnaître ces rochers. Nous les avons déjà rencontrés dans la journée.

Elle devait avoir raison. Max eut l’impression que, lui aussi, reconnaissait les pointes de granit.

Mais Leddin lui affirma qu’il était victime d’une illusion.

— Le paysage sur les Hauts Plateaux, expliqua-t-il, est fréquemment semblable à lui-même. Les roches de même nature, soumises à l’influence d’un climat identique, se désagrègent de même façon, reproduisant des formes semblables.

Et pour le romancier seul, il ajouta à voix basse :

— C’est l’un des nombreux pièges de la montagne.

Parfois, on croit repasser par un endroit où l’on passe pour la première fois ; parfois l’on ressent la conviction contraire. Les Gilds s’amusent ainsi à troubler l’intelligence de ceux qu’ils ont condamnés.

Son attention appelée sur ce point, Max Soleil ne tarda pas à se rendre compte qu’en effet les mêmes aspects se représentaient sans cesse à ses yeux[2].

Comme si ces hautes terres sans végétation, sans eau, où l’air se fait moins dense, où le gel règne en maître, n’étaient point assez désolées, la nature, dans une névrose de cruauté, a voulu que les intrépides pionniers du désert glacé connussent la décevante, la décourageante certitude apparente qu’ils marchaient tout le jour sans réussir à changer de place.

À l’aube, on a quitté un sommet. Au prix d’efforts surhumains, de fatigues inexprimables, on a réussi à descendre dans une vallée sombre, à gravir les pentes opposées. Au crépuscule, on atteint le sommet vers lequel on tend depuis le matin.

Et là, la joie de la route parcourue, le triomphe de la difficulté surmontée, tout, se dissipe, s’évapore, disparaît au premier regard jeté autour de soi.

On se croit au même endroit qu’au début de l’étape. C’est le même sol craquelé par la gelée, la même teinte grise et terne, les mêmes formes de terrain, les mêmes cimes arrêtant la vue. On a marché, grimpé, sauté tout le jour pour entraîner avec soi le paysage du départ.

Le soleil s’abaissait vers le couchant, éclairant encore les sommets, tandis que du fond des vallées, tel un brouillard sombre, montait le crépuscule, annonciateur de la nuit.

Il allait falloir s’arrêter, dresser les tentes, car, avec les ténèbres, le froid s’accentuerait, deviendrait intolérable.

À ces affirmations de Leddin, le romancier ne trouva rien à répondre.

Sur lui pesait une tristesse invincible. Il avait conscience de se trouver dans une de ces situations où l’énergie, le courage, la volonté se heurtent à l’impossible. On ne lutte pas contre le vide, contre le néant.

D’un geste las, il acquiesça à la proposition du guide. Celui-ci désigna une dépression, en forme de cuvette, que dominaient à cet instant les voyageurs.

— Dans ce creux, nous serons abrités du vent.

Max inclina la tête, et lentement l’indigène s’engagea sur la pente. Le jeune Français le suivit machinalement. Brusquement, des exclamations le tirèrent de sa méditation. Il regarda. Ses compagnons, les montagnards penchés vers le sol échangeaient des phrases brèves avec des gestes de surprise. Il perçut confusément :

— Voici les empreintes des yaks.

— La trace des piquets des tentes.

— Les cendres du foyer.

Il se rapprocha, cherchant à comprendre. À ce moment même, miss Violet se tourna de son côté, le vit, et gaiement, en personne chez qui l’incident ne faisait naître aucune inquiétude :

— Oh ! vous êtes un guide tout à fait précieux. Nous avons marché en cercle, pour revenir à notre campement de ce matin.

Inconsciente du danger, la mignonne Anglaise plaisantait.

— Je ne veux pas être en grand mécontentement ; seulement je pense vous devrez nous conduire admirablement demain pour faire oublier la distraction de ce jour.

Et le visage souriant, elle menaçait son interlocuteur du doigt.

Les montagnards qui s’occupaient à dresser les tentes de feutre, furent-ils traversés par le souvenir des récits légendaires de la montagne ; furent-ils aidés à se les remémorer par une parole imprudente du guide ? Personne, n’eût su le dire. Mais soudain, ils suspendirent leur travail, et avec l’apparence de la plus vive terreur, ils se jetèrent la face contre terre, marmottant des supplications aux Gilds, Veneks, et Tralgies, mystérieux lutins dont la fantaisie populaire a peuplé les Hauts Plateaux.

Du coup, Sara, Lobster, Violet s’étonnèrent, sollicitèrent des explications.

La vérité ne pouvait être célée plus longtemps. Appelant à lui toute sa force de volonté, le romancier expliqua la situation. Oh ! en l’atténuant, en déguisant ses inquiétudes sous un ton léger.

— Un simple ennui, un retard de quelques heures, disait-il. Demain, tout sera réparé. La terreur des indigènes vient de superstitions auxquelles nous ne sommes pas accessibles.

Leddin appuya ses dires. Le guide semblait avoir recouvré son sang-froid, et Max lui sut gré d’épargner aux voyageurs les inquiétudes dont lui-même souffrait.

Donc, les tentes enfin dressées, les feux allumés, on dîna gaiement.

Les jeunes femmes plaisantaient de l’aventure. Après tout, quand on vient de France au cœur du continent asiate, pareil déplacement ne se peut accomplir sans quelque anicroche.

Le temps perdu en ce jour se rattraperait le lendemain. L’armée anglo-russe était en marche ; elle se rapprochait. On aurait pour la joindre moins de chemin à parcourir.

Bref, la chaleur du thé aidant, la veillée n’eut rien de morose, et, vers onze heures, tous s’endormirent du sommeil lourd de gens qui se sont livrés à l’alpinisme pendant la journée.

Au milieu de la nuit, Max se souleva bien sur son séant. Il lui semblait, qu’au fond de, son engourdissement, un bruit insolite avait frappé son oreille.

Mais il s’était trompé sans doute, car il eut beau écouter, il n’entendit plus rien. Sur le plateau, c’était le silence morne des solitudes.

Il souleva le panneau de feutre.
Il souleva le panneau de feutre.

Rassuré, il se recoucha sur la natte feutrée, se gourmandant lui-même de ses appréhensions chimériques.

Et comme il avait subi un surmenage physique et moral, il se rendormit bientôt, reconquis par cette torpeur qui abat l’être harassé.

Une sensation désagréable le rappela au sentiment. Il avait froid. On eût cru que des étuis de glace emprisonnaient ses membres. Au prix d’un violent effort, il parvint à secouer le sommeil et à se redresser.

Cette fois, il ne rêvait pas. Le feu s’était éteint, et la respiration de ses compagnons endormis retombait en poussière de neige.

— Nos conducteurs ont négligé d’entretenir le foyer, maugréa-t-il. — Puis, redevenu indulgent par réflexion. — Après tout, les pauvres diables devaient être las comme nous de cette marche inutile. Seulement, il faut l’allumer et vite, sans cela nous allons être transmués en glaçons.

Il se dirigea vers le panneau de feutre servant de porte. Il le souleva, et demeura un instant ébloui.

— Le jour.

Oui, il faisait grand jour. Un jour triste, gris, fatigant au regard, qui tombait de nuages bas dont le ciel s’était couvert durant la nuit.

Comment les montagnards n’avaient-ils pas encore donné le signal du réveil ?

Pour répondre à la question formulée mentalement, Max promène autour de lui un regard curieux, et brusquement une remarque nouvelle imprime une autre direction à sa pensée.

— La neige !

Il a neigé pendant la nuit. Les pentes, les cimes sont toutes blanches. Le décor a changé du tout au tout. Plus de rochers aux arêtes vives. Sur toutes choses, les délicats cristaux de glace se sont amoncelés, adoucissant les angles, arrondissant les pointes. Les lignes précises sont devenues d’un flou troublant.

— Les sentiers, murmure le romancier. Les sentiers ! Comment les découvrir sous ce tapis blanc.

Il a parlé haut. Sa voix lui paraît assourdie, étouffée. Il tremble. Un ennemi de plus vient d’entrer en scène. La neige qui cache les chemins, la neige qui scelle définitivement la caravane dans la montagne, qui brise l’ultime espoir des voyageurs égarés.

— Mais où sont Leddin, les bouviers, les yaks ?

Seule, la tente des Européens bossue le fond de l’entonnoir où le camp fut établi. L’abri des serviteurs, les bœufs porteurs ont disparu.

Le romancier s’élance au dehors. Il cherche. Il gravit les pentes, arrive au sommet. Rien. Il ne voit rien.

Aussi loin que ses regards peuvent s’étendre, les sommets sont uniformément recouverts d’un linceul immaculé. Tout est glacé, muet, immobile. Aucune apparence de mouvement ou de vie.

Le romancier se sent froid au cœur. Il n’y a plus de doute. Obéissant vraisemblablement à leurs terreurs superstitieuses, les indigènes ont fui pendant la nuit, abandonnant les voyageurs qui, dans leur jugement borné, ont soulevé la colère des Gilds.

Et pillards comme tous leurs pareils, ils ont emmené les yaks, les bagages, les vivres.

La faim va se joindre au froid pour détruire les infortunés qu’un dévouement sublime a conduits sur les plateaux désolés.

Max demeurait là, les pieds dans la neige, accablé par ce coup du sort. Pourquoi rentrer sous la tente puisqu’avec lui entrera le désespoir !

Une voix bien connue l’arrache à ses réflexions :

— Qu’est-ce que vous faites-là ? Auriez-vous l’intention de dresser un bonhomme de neige ?

Il sursaute violemment. C’est la voix de miss Violet. La portière de la tente s’est légèrement soulevée, et par l’ouverture se montre le doux visage de la jeune fille.

— Il fait un froid terrible, dit-elle encore. Faites-nous vite porter le thé et rentrez. Je grelotte à vous voir ainsi dehors.

La bande de feutre retombe. Violet a disparu. Et Max reste là, chancelant, éperdu.

Le thé ! Elle a demandé le thé. En reste-t-il seulement ? Ah oui, une boîte entamée est sous la tente. Pendant quelques heures encore, la boisson aromatique permettra de lutter contre la température glaciale.

Allons, la lutte suprême est commencée. Max doit à ses amis, à lui-même de lutter jusqu’au bout. Il tend ses nerfs, parvient à se dominer, et d’un pas ferme, regagne la tente.

Son entrée cause une stupéfaction. Il est si pâle ; ses yeux expriment une résolution si désespérée que tous se figent en l’attitude du moment. Et c’est dans un silence angoissant qu’il parle :

— Mes amis, nous avons devant nous quelques heures à peine pour atteindre l’armée ou pour mourir.

— Que dites-vous ?

Tous chuchotent cette interrogation anxieuse.

— Je dis ce qui est malheureusement trop certain. Notre guide, nos serviteurs nous ont abandonnés cette nuit, emmenant avec eux les bêtes de somme et les bagages.

— Les misérables, glapit John Lobster. L’Angleterre tirera une vengeance éclatante…

— L’Angleterre ignorera le trépas de voyageurs perdus sur les Hauts Plateaux, et auxquels la neige voile les sentiers, répondit douloureusement le romancier.

Puis d’une voix plus ferme :

— Il nous reste un peu de bois, de thé, de biscuit ; rallumons le feu, reprenons des forces, et tenons conseil, afin d’employer le plus utilement possible le petit nombre d’heures que, selon toute probabilité, nous avons encore à vivre.

Cependant, Sara, un peu pâle, mais les gestes précis et fermes, avait rallumé le feu. Violet se mit en devoir de préparer le thé.

Et tandis qu’une bouilloire chantait doucement sur la flamme dansante, des répliques définitives s’échangèrent entre ces malheureux perdus dans le désert de neige.

Max possédait une petite boussole.

Grâce à cet instrument, il s’efforcerait de guider ses compagnons vers l’Ouest, dans la direction du lac Balkhach. Atteindre les plaines basses où dort la vaste nappe d’eau serait le salut.

Certes, les rives marécageuses sont peu habitées, mais quelques familles de pêcheurs y résident néanmoins. On trouverait là du secours, des vivres, et probablement un guide pour mener les voyageurs dans les traces de l’armée anglo-russe.

Le thé ayant été versé, chacun absorba sa part du bienfaisant breuvage. Puis, la tente de feutre démontée, fut divisée en morceaux, dont tous prirent leur part.

Ainsi chargée, la petite troupe se mit en marche, précédée par Max, qui consultait fréquemment sa boussole.

Hélas ! le jeune homme dut bientôt reconnaître qu’il lui était impossible de suivre la direction convenue.

On eût pensé que, pendant la nuit, les obstacles avaient été amoncelés par des géants. Des masses rocheuses branlantes, des cavités infranchissables barraient la route à chaque instant, contraignant les voyageurs à d’incessants détours, et le romancier, avec une rage désolée, constata que, en dépit de tous ses efforts, il était sans cesse rejeté vers l’Est, c’est-à-dire vers l’opposite du point à atteindre.

Il lui était inutile d’exprimer sa déconvenue. Ses sourcils froncés, l’altération de son visage, renseignaient suffisamment ses compagnons, leur communiquant l’angoisse dont il était étreint.

Et cette angoisse se changea en abattement quand, après plusieurs heures de marche, tous ayant gravi une pente relativement douce reconnurent, au sommet, qu’ils dominaient la dépression qu’ils avaient quittée le matin.

Malgré eux, de par l’inconsciente poussée des obstacles amoncelés devant leurs pas ; ils avaient tourné sur eux-mêmes, ils étaient revenus à leur point de départ.

Ils se regardèrent, hébétés, quelque chose de hagard dans les yeux. Leur raison chancelait devant l’hostilité des objets. Dans leurs cerveaux une même pensée passa, souvenir des contes dont on berce la jeunesse chez tous les peuples. La montagne les tenait prisonniers, ils se voyaient enfermés dans un cercle de précipices, et ils songeaient aux perfides enchantements des légendes.

Le soleil atteignait le zénith. Ses rayons pâles versaient une vague tiédeur sur le groupe déconcerté. Enfin, d’une voix blanche, sans accent, le romancier dit :

— Une heure de repos. Ensuite, nous tenterons encore la chance.

Ses paroles s’éteignirent dans le silence. Ses compagnons se débarrassèrent de leurs charges et se laissèrent tomber sur le sol, où ils demeurèrent sans mouvement !

Lui s’éloigna de quelques pas et parut s’absorber dans la contemplation du pays environnant. Regardait-il ces cônes, ces renflements de terrain s’étendant à perte de vue, et entre lesquels se devinaient des abîmes ?

Ou bien en s’isolant ainsi, cherchait-il seulement à cacher sa souffrance, à s’empêcher de crier son désespoir.

Il avait parlé de faire encore un effort. Avant de le commencer, il le jugeait inutile.

Quelques instants plus tard, les voyageurs, se remettaient en route.

Ah ! ils iraient jusqu’au bout du courage. La neige s’était remise à tomber, et au milieu de ses tourbillons floconneux, serrés les uns contre les autres pour ne pas se perdre de vue, les infortunés avançaient, épuisant leurs dernières forces dans ce combat contre les éléments.

La lutte n’était plus voulue ; elle devenait machinale, instinctive ; ainsi que des bêtes forcées, ils fuyaient éperdûment devant la mort.

Et brusquement, une clameur déchirante jaillit de leurs lèvres.

Pour la troisième fois, ils étaient revenus à la dépression où ils avaient campé la nuit précédente.

Le sort en était jeté. Invinciblement, ils se trouvaient ramenés là, en cet endroit que la fatalité semblait leur désigner pour y mourir.

Après le cri de détresse, involontaire, presque inconscient, il y eut un lourd silence. Les voyageurs ne pensaient même plus. Ils restaient écrasés par l’horreur de leur destin. Et Lobster ayant murmuré :

— La nuit vient. Le froid commence à piquer.

Max, vaguement rappelé à ses fonctions de guide, ordonna d’un ton machinal :

— Dressons la tente.

Lui s’éloigna de quelques pas.
Lui s’éloigna de quelques pas.

Personne ne protesta. L’instinct, seul survivant à cette heure, invitait les malheureux à se terrer pour ne plus apercevoir le paysage morne, pour se dérober à la vue des invisibles ennemis qu’ils croyaient entendre rôder autour d’eux.

Épuisés par la fatigue, ils avaient peur de… cet imprécis qu’aux instants de désespérance, on sent autour de soi.

À présent, la tente de feutre dressait sur la neige son cône sombre, et comme des regards ironiques, les premières étoiles scintillaient au ciel.

Ils s’étaient adossés en cercle, autour de la perche centrale soutenant le frêle édifice. Les genoux ramenés sous le menton, leurs mains crispées serrant sur eux les fourrures, ils ne faisaient plus aucun mouvement.

Dormaient-ils ?

Oui et non. Ils avaient la sensation d’un engourdissement bienfaisant, ralentissant la circulation, arrêtant la pensée, remplaçant la douleur et l’angoisse, par une indifférence paisible.

Soudain, tous subirent une commotion violente, qui les ramena au sentiment. On eût cru que leur support venait de céder, car tous se heurtèrent, se cramponnèrent les uns aux autres pour se remettre en équilibre.

Des voix faibles interrogent :

— Qu’est-ce ?

Mais le pan de la tente formant porte se soulève. Max Soleil paraît dans l’ouverture.

— D’où venez-vous ?

Il réplique doucement :

— Vous n’avez donc rien entendu ?

Son organe résonne étrangement. On y sent le grelottement d’une émotion extraordinaire.

— Entendu quoi ?

— Le rauquement du tigre.

La phrase provoque une stupeur générale.

— Un tigre à pareille altitude !

La chose apparaît folle. Le terrible félin habite les jungles à la température d’étuve, mais les sommets neigeux, les glaciers ne sauraient le tenter. Cependant, le romancier reprend :

— Cela ne vous étonne pas plus que moi. Tout à l’heure, du fond de mon engourdissement j’ai cru entendre un rauquement sourd. J’ai armé mon revolver et suis sorti.

— Eh bien ?

— La nuit est claire, au dehors la neige a conservé les empreintes…

— D’un tigre !

— Ou d’un grand félin quelconque. L’animal a tourné autour de la tente. Il s’est éloigné ensuite, a gratté le sol au pied de la pente qui nous domine, et là, là…

Le jeune homme s’arrêta une seconde.

— Achevez donc ?

— Il a mis ainsi à découvert un tas de bois et d’argol[3], nous pouvons allumer un feu.

— Un feu !

Ce fut une clameur presque joyeuse. L’espoir ne meurt jamais au cœur de l’homme, à l’idée de voir pétiller la flamme, tous se reprenaient à la vie. Impétueusement, ils s’élancèrent à l’extérieur, malgré l’avertissement prudent de Max :

— Ne vous éloignez pas. Le tigre rôde aux environs, sans aucun doute.

Ah ! le tigre, cela les préoccupait bien vraiment !

À ces êtres qui sentaient déjà en eux le froid de la mort, une seule idée apparaissait intéressante. Faire du feu. Exposer leurs chairs crispées à la chaleur. Réjouir leurs yeux de la clarté d’un foyer.

Et cependant, ils constataient l’exactitude des affirmations du jeune homme. Des traces très nettes, toutes fraîches encore, serpentaient aux abords de la tente, puis, elles se dirigeaient vers la pente orientale de la cuvette naturelle abritant le campement des égarés.

— Par le diable, grommela. Lobster, si ce n’est un tigre, c’est du moins un bien gros chat.

— Une panthère, prononça doucement la duchesse de la Roche-Sonnaille.

L’inflexion de sa voix surprit ses compagnons. Dans son accent, ils démêlaient quelque chose d’étrange, de joyeux.

— Oui, peut-être une panthère ; les dimensions sont de nature à faire supposer. Mais panthère ou tigre, la présence de l’animal sur ces sommets reste inexplicable.

À la, stupéfaction de tous, Sara murmura :

— Non, non, une panthère pourrait être mieux expliquée.

Et ses amis l’interrogeant du geste, du regard, la vaillante Parisienne reprit :

— Tout à l’heure. Faisons le feu d’abord, je suis gelée. Et puis, je ne suis pas sûre. Le feu est plus pressé. Ensuite, je vous dirai ma pensée.

L’œil et l’oreille aux aguets, craignant à tout instant de voir reparaître le terrible fauve signalé, chacun s’empressa d’emporter une part du combustible si miraculeusement découvert.

Dix minutes plus tard, dans l’atmosphère attiédie de la tente, un feu clair flambait, crépitant, projetant des gerbes d’étincelles. Et les cinq voyageurs se pressaient autour de la flamme, et la duchesse parlait doucement :

— Je vous ai dit les pénibles incidents qui m’ont séparée de mon mari, qui ont obscurci la raison de Mona, mais dans mon récit trop bref, j’ai omis quatre êtres : deux enfants, deux panthères, quatuor vivant de dévoués, par lesquels nous aurions été sauvées, si nous avions pu l’être.

— Deux enfants, deux panthères ? redirent les auditeurs avec une surprise évidente.

— Oui, deux petits abandonnés, comme il en est tant dans l’empire chinois, Tzé et Peï, surnommés par les Européens master Joyeux et miss Sourire. Un garçonnet, une fillette, vagabonds, sans famille, jadis recueillis par Dodekhan, et lui ayant voué un culte, ainsi qu’à tout ce qui lui était cher ou ami.

— Mais les panthères ?

— Étaient leurs compagnes. Deux belles panthères noires, Fred et Zizi, qu’ils avaient apprivoisées et qui leur obéissaient avec une intelligence étonnante. Et tout à l’heure, la pensée m’a traversé que peut-être…

— Un des fauves… ?

— Rôdait autour de nous ; oui, c’est cela. Alors, mes amis, leurs jeunes maîtres ne seraient pas loin.

— Vous croyez ?

— Je ne crois rien ; je n’ose pas croire. Mais ne trouvez-vous pas étrange ce combustible si inopinément mis à notre portée ?

Lobster secoua la tête.

— Il a pu être oublié par les coquins qui nous ont abandonnés.

— Sans doute, et pourtant, ce n’est point de ce côté qu’ils avaient dressé leur tente. Le parc des yaks était établi au pied de l’escarpement ouest.

— C’est vrai ! Et vous en concluez que des alliés…

— Veillent peut-être sur nous.

Dire l’effet de la communication de la duchesse est impossible. C’était comme, un phare lointain apparaissant à des êtres aveuglés par la nuit. C’était l’espérance ramenée, le désir de vivre renaissant chez ceux qui avaient déjà consenti le sacrifice résigné de l’existence. Et les interrogations se croisaient, chassant bien loin le sommeil.

— Comment étaient les petits compagnons des panthères ?

— Leur figure ?

— Leur taille ?

Doucement, Sara, une teinte rose revenue à ses joues, un rayonnement dans ses yeux meurtris, disait les jeunes Chinois, de treize à quatorze ans, petits, frêles, mais nerveux, la face anguleuse avec des regards noirs et vifs.

Elle contait leur dévouement, leur courage, leur inlassable abnégation[4].

Puis, venait le tour des panthères, tour à tour messagères, gardes du corps, semblant comprendre les « gavroches chinois », être, selon l’expression du philosophe, un prolongement de leur entité.

Les heures passèrent, l’aube vint. Le ciel s’était débarrassé des nuages qui le ouataient la veille. Son azur pâle se dora des premières lueurs du soleil. Et les voyageurs, encore qu’ils sentissent la faim contracter leur estomac se portèrent, en dehors de la tente.

Les traces leur apparurent, nettes, précises.

Ils n’avaient point rêvé ; sur la neige, les pattes d’un digitigrade se creusaient, les doigts, les griffes s’étaient finement modelés dans la couche molle.

Max Soleil suivit la piste, les yeux rivés au sol, penché en avant.

Que cherchait-il ? Rien, sinon un détail confirmant les suppositions consolantes de Mme de la Roche-Sonnaille, transformant, l’hypothèse en certitude.

Tandis que ses compagnons, rassemblés auprès de la tente, devisaient, il atteignait le pied de l’escarpement, il s’engageait sur la pente, toujours guidé par les marques imprimées sur la neige.

Il arrivait au sommet. Là, il s’arrêta brusquement, comme pétrifié. À deux pas de lui, il venait d’apercevoir une petite baguette de bois, plantée en terre. Dans l’extrémité, fendue à l’aide d’un couteau, un carré de papier était pincé.

L’aventure se précisait.

L’homme se décelait à côté de la panthère, à laquelle on ne pouvait raisonnablement, attribuer la plantation de la baguette mystérieuse.

Mais chez Max, la surprise ne pouvait longtemps empêcher l’action. D’un geste brusque, il parut écarter ses pensées, et se pencha sur le papier qu’il saisit.

Nouvel étonnement. Trois mots étaient tracés sur la feuille, trois mots griffonnés sans doute avec un morceau de braise, et ces vocables appartenaient à la langue française :

« Suivre la piste. »

La protection inconnue se matérialisait en quelque sorte. Un instant, le romancier fut comme abasourdi, son cœur battant à grands coups les parois de sa poitrine, et puis, il promena autour de lui un regard aigu.

Il s’attendait à discerner des traces humaines.

Celui qui avait apporté en ce lieu l’avis laconique qu’il tenait à la main, avait dû, de toute nécessité, laisser des empreintes sur la croûte neigeuse.

Ce lui fut une désillusion de ne rien distinguer de semblable.

— Sapristi ! Les mystères de la route d’Aubagne vont-ils recommencer !

Mais il se gourmanda.

— Allons du calme. Il est impossible que la neige ne trahisse pas la présence, du personnage ; qu’il use d’un traîneau, de skis (raquettes à neige), ou de tout autre moyen de transport, l’homme a, dû marquer une piste.

Cela est évident. Cherchons.

Mais les regards du jeune homme eurent beau explorer les environs, rien ne se montra qui fût de nature à corroborer son raisonnement.

À moins de supposer que l’inconnu eût réalisé la question du vol aérien, l’incident demeurait inexplicable.

Le jeune homme marmonnait des phrases agacées.

— C’est trop fort. Si l’idée de la duchesse est juste ; le compagnon de la panthère serait un gamin célestial, et ce gamin aurait trouvé moyen de dérober sa trace ! Allons donc. Pour l’honneur des romanciers, il faut que je découvre la vérité.

Il regarda du côté de ses compagnons. Ceux-ci étaient occupés à abattre la tente de feutre.

— Bon, murmura Max Soleil, cela m’assure quelques instants de tranquillité !…

Et brusquement, la phrase se coupa sur ses lèvres.

— Tiens ! Tiens ! répéta-t-il avec des inflexions différentes !

Il s’était baissé ; il considérait avec attention les empreintes de la panthère.

— L’animal a stationné ici, près de ce piquet de bois. Au delà j’aperçois quatre pistes parallèles, deux indiquent que le félin se dirigeait de ce côté, les deux autres qu’il s’éloignait. Pourquoi ces allées et venues ?

Il eut, une nouvelle exclamation :

— L’une, dans chaque sens, est beaucoup plus accentuée que l’autre. On croirait qu’elle a été laissée par un fauve sensiblement plus lourd.

Il se pencha encore.

— Pourtant, je n’ai affaire qu’à un seul félin. L’une des griffes de la patte antérieure droite est cassée. Je retrouve cette cassure sur les quatre pistes. Singulier animal, tantôt plus, tantôt moins pesant.

Le Français eut un sourire :

— Je brûle, dit-il, faisons la preuve.

Sur ce, il se prit à marcher le long d’une série de traces plus accentuées que les autres. Les pas de la panthère contournaient une extumescence de terrain. À peine le jeune homme eut-il dépassé l’obstacle, qu’il se frotta joyeusement les mains, laissant tomber ce seul mot :

— Compris !

Sur un espace circulaire de deux pieds de diamètre, la neige avait été déblayée, rejetée en dehors, et formait un liseré en remblai.

Là encore, le fauve avait stationné, ainsi qu’en faisaient foi des empreintes profondes.

— Ah ! Ah ! fit Max, notre correspondant voyage à dos de panthère, joli sport. La duchesse a raison, c’est un des gamins Peï ou Tzé ; maigres, petits, d’un poids léger, celui qui nous occupe a pu arriver sur le dos du fauve, qui n’aurait pu porter ainsi un individu de taille et de corpulence moyenne. Il a gagné avec sa monture l’endroit où j’ai trouvé son billet. Puis, il s’est fait ramener ici, a mis pied à terre, a déblayé la neige pour effacer ses traces, tandis que sa compagne à la fourrure noire allait envelopper notre tente de traces qui devaient forcément attirer notre attention. Après quoi, la bête est revenue prendre son étrange cavalier, et tous deux se sont éloignés.

Par réflexion, il ajouta :

— En pleine nuit, sur ces hauteurs ! La panthère est bien dévouée et le gamin a une stupéfiante résistance au froid.

À grands pas, il revint vers ses compagnons de route. La tente était abattue, ses diverses parties divisées en « charges » que tous avaient déjà fixées sur leurs épaules.

— Que-voulez-vous donc faire ? demanda-t-il.

— Suivre à la piste l’être qui a rôdé autour de nous, cette nuit, riposta Sara d’une voix claire, pour arriver là où la « messagère » s’est rendue.

— Vous la considérez comme une messagère ?

— Oui, oui, le passé me donne la signification du présent.

Max eut un franc éclat de rire.

— Eh bien, Madame la Duchesse, le présent s’explique aussi de lui-même.

— Vraiment.

— Veuillez lire ce mot que j’ai découvert à l’instant.

Et mettant le papier sous les yeux de son interlocutrice, il prononça lentement :

— Suivre la trace.

Un murmure accueillit ces paroles.

— Oui, reprit le jeune homme, suivre la trace. Le billet ne dit que cela ; mais je crois pouvoir ajouter : et vous serez sauvés.

Son regard se fixa sur miss Violet avec une tendresse infinie. Elle rougit légèrement, puis d’un accent indécis :

— Nous désirons le salut ; mettons-nous donc en route.

— En route, répétèrent les assistants.

Et la petite troupe, ranimée par l’espérance, quitta la dépression où elle avait pensé s’anéantir dans la mort.



  1. C’est là une croyance générale parmi les populations clairsemées des Hauts Plateaux asiatiques.
  2. Ceci a été constaté par tous les explorateurs des Hauts Plateaux, Bonvalet, le Prince d’Orléans, etc.
  3. Argol, fiente de yak desséchée. Les habitants des Hauts Plateaux asiates recueillent l’argol qui, dans ces pays dénués de tout, sert presque exclusivement de combustible.
  4. Voir les Épisodes précédents : Le Millionnaire malgré lui et Le Maître du Drapeau Bleu.