Miss Mousqueterr/p2/ch10

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Boivin et Cie (p. 438-449).


X

LA SOURCE QUI PARLE


Depuis trois jours les prisonniers n’avaient point mangé. Ils étaient étendus sur les nattes, sans mouvement. Ils avaient franchi la première phase de la faim : celle où l’on souffre, celle où l’on a conscience du travail à vide de l’estomac.

Dans la nouvelle phase qui commençait, les sécrétions gastriques se ralentissent. L’usure des organes, que l’alimentation n’a point réparée, s’accuse par un affaiblissement de la circulation, une fatigue générale accompagnée d’un léger abaissement de température. La normale n’est plus de 37° centigrades, elle tombe à 36°, puis à 35° et enfin à 34°. Cette dernière est l’annonciatrice de la mort prochaine.

Les prisonniers n’en étaient qu’au début de cette gradation descendante ; mais déjà leur énergie s’atténuait, se fondait dans une invincible répugnance au mouvement.

De temps à autre, Lobster geignait piteusement.

Dodekhan, ni Lucien, ne prononçaient une syllabe.

Dans le temple, une dizaine de Graveurs de Prières menaient grand bruit. Ils mangeaient, eux ; ils buvaient l’alcool de riz étendu d’eau, ajoutant le supplice de Tantale aux souffrances des prisonniers.

Et ravis de pouvoir clamer leur haine contre ceux qu’ils gardaient, ils lançaient des plaisanteries violentes, des menaces, des injures grossières…

Mais les prisonniers semblaient ne rien entendre. Ils demeuraient muets, immobiles, perdus en de lancinantes réflexions.

San avait découvert la communication téléphotique avec le dehors. L’écran avait trahi le secret du Maître du Drapeau Bleu. L’Asiate savait la présence sur les Hauts-Plateaux de Mona, de la duchesse, de leurs compagnons dévoués. Les sachant loin de tout secours, qu’allait-il faire ?

Ses résolutions iraient-elles à l’encontre du plan tracé par Dodekhan ; n’aurait-il pas conservé un soupçon contre les gamins fidèles Peï et Tzé ?

Les heures passaient. Soudain, Lucien, le Turkmène tressautèrent, leurs cœurs cessèrent de battre. Un souffle léger venait de traverser le silence :

— Allô !

Tous deux regardèrent avec anxiété du côté de leurs gardiens, dont le groupe bruyant, éclairé par des torches, se distinguait à travers la baie ogivale ouverte sur le sanctuaire. Les Asiates aussi avaient entendu. Leurs conversations avaient brusquement cessé… Ils promenaient autour d’eux des regards inquisiteurs.

— Allô, soupira de nouveau la plaque vibrante fixée au cadre du téléphote.

Du coup, Dodekhan se leva, tirant Lucien, et d’une voix abaissée, hâtive :

— Ce sont eux. Il faut, il faut leur parler.

— Mais comment ?

Une seconde, le visage du Turkmène exprima l’indécision, puis brusquement, il s’éclaira :

— Je vais chasser les espions qui nous observent. Donnez-moi le revolver de John Lobster.

Sans comprendre, le duc tendit à son interlocuteur l’arme qu’il avait conservée.

— Bien, continua le Maître du Drapeau Bleu, portez-vous aux commutateurs qui assurent notre isolement électrique. À mon signal, interrompez le courant, pour le rétablir aussitôt que j’aurai tiré.

— Allô, prononça encore la plaque vibrante, allô !

Comme galvanisés par ce nouvel appel, les deux hommes se précipitèrent, le duc aux commutateurs, Dodekhan près de la porte ogivale.

— Allez, ordonna ce dernier.

Les manettes claquèrent. Dans le sanctuaire, les séïdes de San, étonnés des brusques mouvements des captifs, regardaient. Le Turkmène allongea le bras dans la direction de leur groupe. Une détonation retentit. Un homme roula sur le sol avec un hurlement de douleur.

D’un bond, les autres furent debout. Mais les détonations se succèdent. Coup sur coup, Dodekhan brûle les six cartouches du barillet. Chacune fait une victime. Six Asiates se roulent sur le dallage, se contorsionnant en de suprêmes convulsions.

Alors, c’est l’épouvante, c’est la panique. Les survivants se ruent vers les galeries en une fuite éperdue.

Le duc va replacer les « contacts » ; mais Dodekhan lui fait signe d’attendre encore ; il s’élance dans le temple, fait main basse sur les provisions abandonnées par les bandits, revient en courant, dépose sa charge près de l’entrée du Réduit Central, et se portant enfin à la plaque vibrante du téléphone, il s’écrie, la voix angoissée par la crainte que le long silence ait lassé la patience de celui qui appelait tout à l’heure.

— Allô ! Qui parle ?

Une seconde s’écoule. Elle semble aux captifs avoir la longueur d’un siècle. Enfin, un organe faible prononce :

— C’est moi, Max Soleil ; m’entendez-vous bien ?

— Peu, mais assez néanmoins ; Ne perdons pas de temps. Je veux vous avertir, San est ici, au temple souterrain. Il a détruit le poste R, l’antenne 25, et ce qui est plus grave, il nous a surpris alors que nous vous cherchions à l’aide du téléphote.

Une exclamation étouffée répond à cet avis. Mais Dodekhan continue :

— Peut-être se portera-t-il à votre rencontre ? Que Joyeux et Sourire règlent la marche dans cette hypothèse ; qu’ils soient prêts à répondre à toute objection. C’est de leur sang-froid, de leur adresse, que dépend uniquement le salut commun.

Puis, curieusement :

— Où êtes-vous ?

Avant que la réponse soit parvenue, des pas pesants résonnent dans les galeries souterraines aboutissant au temple. On vient ; peut-être San ramène-t-il de nouveaux geôliers. Il ne doit pas soupçonner la communication téléphonique. Et navré de ne pouvoir apprendre où sont ses amis, Dodekhan lance à la plaque vibrante ces rapides paroles :
TOUT EN PARLANT, IL EXÉCUTAIT LA MANŒUVRE INDIQUÉE.

— Ne téléphonez plus ; nous sommes étroitement surveillés. Vous êtes avertis. Adieu.

Quand les importuns font irruption dans le sanctuaire, les prisonniers se sont de nouveau étendus sur leurs couchettes, non sans cette recommandation sévère à John Lobster, lequel, assis sur sa natte, considère ahuri les allées et venues de ses compagnons.

— Pas un mot de ce que vous avez vu. Sinon…

Il n’y a pas besoin d’en dire davantage. Le gros gentleman a compris, et il s’allonge précipitamment sur sa couche avec un gémissement apeuré.

San est dans le sanctuaire, suivi d’une foule en armes. Le récit des bandits échappés aux coups de Dodekhan a bouleversé tous leurs camarades. Tous se sont précipités dans les traces du géant jaune.

Celui-ci observe curieusement la porte du Réduit Central. Que cherche-t-il ? L’explication du phénomène dont son cerveau obtus ne discerne pas le sens. Les projectiles, tirés du sanctuaire sur le Réduit Central, sont arrêtés au seuil, et Dodekhan, lui, a pu diriger ses balles en sens inverse. Les cadavres, rigides à présent sur le dallage, le prouvent surabondamment.

Les sourcils du géant se sont froncés. Ses yeux expriment une vague inquiétude. Sa vigueur brutale frémit devant la force scientifique dont les ressorts lui échappent.

Un instant, il fait mine de foncer sur l’entrée du réduit ; mais il se ravise. Il a le souvenir du rude contact de l’invisible clôture.

Et affectant un flegme qui est bien loin de son esprit, il place lui-même des gardiens ; à l’abri des colonnes du temple, il fait enlever les morts et se retire majestueusement.

Alors, Dodekhan se penche vers M. de la Roche-Sonnaille :

— Mangeons. J’ai pris tous les vivres laissés par ces drôles.

— Pourquoi manger ?

Le Turkmène a un mélancolique sourire :

— Vivre, c’est gagner du temps… qui sait !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une large pierre plate, inclinée en avant et soutenue par deux piliers de granit ; la fruste construction adossée à une falaise de basalte perpendiculaire. Au fond, passant à travers la pierre toiture par une encoche ronde découpée dans le rebord, un filet d’eau tombe du sommet de l’escarpement, écume dans un bassin minuscule que sa chute incessante a creusée, puis s’écoule en un mince ruisselet, tiède au départ, bientôt refroidi et congelé.

Les rares caravaniers, parcourant ces régions désertes, connaissent bien la petite source chaude. Ils la nomment Cristal d’Été. Elle ne gèle jamais, et par suite, c’est un point d’eau réputé dans ces solitudes de rocs et de glaces.

C’est là que master Joyeux et Sourire ont conduit les voyageurs, au soir du troisième jour de marche.

— Le lendemain, a annoncé le gamin, on parviendra au poste A.

Il faut camper, dormir, car la dernière étape sera rude. Elle devra s’opérer à travers une région tourmentée, hérissée d’obstacles.

Mona, Sara, Violet se sont assises sur le sol, à l’abri de l’auvent. Elles sont attristées. Elles ont quitté, trois jours avant, le camp anglo-russe, et depuis, une fatalité persistante les a mises dans l’impossibilité de communiquer avec les prisonniers du Réduit Central.

Elles ont peur. De quoi, elles ne le sauraient exprimer ; mais les étrangetés scientifiques qu’elles ont coudoyées, leurs ont appris à croire possibles des choses qu’auparavant elles auraient jugées irréalisables.

La disparition du poste R, de l’Antenne 25, constatés par leurs jeunes guides, devient en leur pensée un point d’interrogation menaçant.

Pourquoi cette disparition ? Qui donc eut intérêt à la produire ? Tout bas, sans hésiter, chacune se répond :

— Une volonté ennemie.

Quelle volonté ? Il leur est impossible de lui appliquer un nom ; mais cette volonté n’en existe pas moins, son but n’en est pas moins évident. Empêcher les voyageurs de s’entretenir avec Dodekhan et Lucien.

Comme on le voit, les jeunes femmes se trompaient. San, dans sa rage d’être vaincu, avait détruit pour son plaisir, ignorant encore que les jeunes femmes avaient renoncé à la protection des soldats anglo-russes.

Soudain, Max Soleil qui s’était écarté, se présenta à l’entrée de l’auvent. Le romancier semblait hors d’haleine.

— Que se passe-t-il donc ? interrogea Miss Violet frappée par son trouble.

— Je viens de gravir la falaise.

— Pour jouir du paysage, plaisanta gaiement la jeune fille…

— Parfaitement ! J’avais remarqué que la chute d’eau tombe du faîte même de la falaise à laquelle s’appuie notre abri.

— Nous l’avons toutes remarqué, approuva la blonde Miss, ce n’était pas une raison pour entreprendre une escalade à tout le moins pénible…

Il l’interrompit vivement :

— Pardonnez-moi. Vous allez comprendre. Je grimpe donc là-haut : un plateau uni comme une table, un ruisselet fumant sur une cinquantaine de mètres, entre la chute et la source. Puis, la source, une réduction de geyser, projetant sa petite colonne liquide à quinze pieds de hauteur.

— Eh bien ?

— Eh bien ! chute, ruisselet, geyser, constituent une antenne.

— Une antenne ?

— Grâce à laquelle je pourrai peut-être téléphoner.

Les jeunes femmes ne riaient plus, toutes saisies ; l’espoir disputant au doute l’expression de leurs physionomies, elles murmuraient :

— Vous espérez ?

— Ma foi, oui. De quoi ai-je besoin ? D’un mât, d’une gouttière, d’une chaîne de paratonnerre pointant vers le ciel. Une colonne d’eau doit remplir le même office.

— Mais pour fixer le parleur.

— Il ne sera pas fixé, voilà tout. Je le tiens entre mes doigts, j’en introduis doucement la pointe dans ce filet tiède déversé par la montagne, et je prononce : Allô !

Tout en parlant, il exécutait de point en point la manœuvre indiquée. Un silence absolu s’était établi sous l’auvent de granit. Toutes les têtes penchées, les physionomies graves, décelaient l’attention.

Quelques instants se passèrent.

— Allô, reprit le romancier se courbant sur le parleur, comme s’il espérait ainsi donner plus de force à son appel.

De nouveau, on attendit.

— Non, ce moyen ne vaut rien, soupira enfin la duchesse. C’est dommage, car l’idée apparaissait séduisante.

Max fit mine de s’éloigner de la chute d’eau. Mais Mona le supplia d’attendre encore. À quel sentiment obéissait la jeune fille ? À qui le lui eut demandé, elle aurait certainement répondu qu’elle n’en savait rien. C’était, une de ces impulsions soudaines, irraisonnées, auxquelles on résiste d’autant moins qu’elles échappent à toute discussion logique.

Les doux yeux bleus de Violet, appuyant la prière de la fille du général Labianov, Max demeura immobile, maintenant la pointe du parleur en contact avec le filet liquide. Le romancier obéissait ainsi au désir de ne pas contrarier un souhait qu’il jugeait puéril, sa physionomie un peu ironique en faisait foi.

Aussi éprouva-t-il une émotion plus violente que ses compagnes, quand, soudain, s’échappèrent du parleur les sons d’une voix.

Oh ! ce n’étaient point les sons clairs que rendait habituellement l’appareil. L’organe, cette fois, semblait voilé.

Sans doute, l’antenne liquide portait moins bien les vibrations de la parole. Quoi qu’il en soit, les avertissements de Dodekhan parvinrent aux oreilles de tous avec une clarté suffisante.

Et la communication interrompue, tous s’interrogèrent du regard, puis les yeux des jeunes femmes fouillèrent craintivement la nuit environnante. Le seul nom de San les avait terrifiées.

Cet être qu’elles avaient pensé surprendre, était à présent prévenu de leur voisinage. À tout instant, il pouvait se présenter devant elles, mettre Joyeux et Sourire en demeure d’expliquer comment les voyageurs se trouvaient sous leur escorte, si loin du camp des Européens. Serait-il dupe de leurs explications ? Les gamins, mis au courant, ne marquèrent aucune inquiétude.

— Seulement, prononça master Joyeux, j’avais pensé à régler notre marche de façon à donner l’impression de prisonniers et de gardiens, demain, à faible distance du poste A. Je vous demanderai de vous plier à cette comédie dès ce soir, afin que San, s’il se présente, soit obligé de reconnaître que Sourire et moi avons pris les précautions nécessaires pour empêcher l’évasion de nos captifs.

— Cela sera sage, en effet, reconnurent les jeunes femmes. Que comptes-tu faire, mon enfant ?

— Oh ! bien simple. Je vais entraver les poignets de M. Max avec une corde qui viendra ensuite s’enrouler autour de ses chevilles. En la disposant convenablement, on peut marcher, se servir de ses mains, mais tout mouvement vif ou violent est interdit.

Et s’adressant aux voyageuses :

— Pour vous, Mesdames, je vous demanderai la permission de vous priver de l’usage d’un bras seulement. Toujours avec une cordelette, je fixerai votre bras droit en arrière à hauteur de la taille. L’extrémité du lien, venant encercler votre poignet gauche, de façon à lui interdire d’atteindre la main immobilisée. Dans cet état vous êtes tous quatre réduits à l’impuissance ; et Sourire, moi, avec l’appui surtout de Fred et de Zizi, nous pouvons très vraisemblablement vous guider, bien plus, vous diriger à notre fantaisie.

Tous approuvèrent du geste. Ce leur était une surprise de constater avec quelle facilité ces petits, accoutumés à la lutte incessante contre les hommes et les éléments, trouvaient la riposte aux incidents adverses.

Certes, San, lui-même, serait pris aux apparences créées par ses frêles ennemis. Déjà Sourire, avec des mouvements doux, un gazouillis caressant de garde donnant ses soins à des malades, exécutait le programme tracé par son compagnon :

Le gamin, lui, garrottait Max Soleil.

— Au fait, questionna celui-ci, c’est très joli de nous ficeler, — très joli est une façon de parler ; — mais par quel prodige expliqueras-tu que nous nous soyons laissé faire. Car, enfin, si je voulais me révolter…

Le gamin garrottait Max Soleil.
Le gamin garrottait Max Soleil.

— Tu ne le pourrais pas, fit gravement l’enfant.

Max sursauta, dérangeant le lacis incomplet de ses liens.

— Je ne le pourrais pas ! Saperlotte, si tu me démontres cela, je me soucierai de la venue de San comme de mon premier pensum.

Ce fut Sourire qui répondit :

— Joyeux y a pensé depuis longtemps. Alors, que nous rôdions autour du camp des soldats d’Europe, attendant l’heure de vous joindre, il savait déjà, lui, comment il exposerait l’aventure à San.

— Vraiment !

— Il fallait que ce fût ainsi. On doit savoir avant, car après, il est souvent trop tard.

Durant ce débat, Joyeux avait achevé de lier le romancier.

Il se recula alors de deux pas ; contempla les voyageurs devenus « ses captifs » avec une évidente satisfaction, puis abaissant la voix, comme s’il craignait des oreilles indiscrètes :

— Vous, Monsieur Max, et vous, Madame la duchesse, vous êtes soumis à nos volontés, parce que vous avez eu peur, l’un pour miss Mousqueterr l’autre pour Mlle Mona.

— Peur, peur de quoi ?

— De les voir dévorer par Fred et Zizi.

— Mais, sapristi, grommela le romancier, pourquoi ces bêtes auraient-elles dévoré nos amies ?

— Sur mon ordre, Sahib.

— Sur ton ordre ?

— Certes oui, par mon ordre, continua le gamin. Après la bataille, vous êtes sortis du camp, comme les soldats. Vous avez parcouru le terrain où les guerriers de San gisaient, foudroyés par la terre soulevée contre eux. Nous, à peu de distance, blottis dans des rochers, à demi paralysés par la terreur de l’effrayante manifestation des esprits de la montagne à laquelle nous venions d’assister ; vous saisissez, nous devons croire, ainsi que les autres guerriers, que la terre, lançant des éclairs, cela ne peut provenir que de la colère des esprits.

Il eut un sourire narquois, et poursuivit :

— Donc, de notre cachette, nous vous apercevions. Je me penchai vers ma petite sœur de misère et je lui dis :

— Sourire, les reconnais-tu ?

— Oui, fit-elle, les cœurs de Dodekhan et du duc Lucien.

— Mais ces deux autres (ceci est pour vous, Monsieur Max et Mademoiselle Violet) ?

— La jeune fille blonde est certainement le cœur de l’homme. Ses regards parlent.

— Bien. Si l’on pouvait les mener au maître San, je suis sûr qu’il serait content de ses serviteurs.

— Les lui amener ; ah ! cela paraît bien difficile.

Cependant, vous vous étiez peu à peu éloignés des autres groupes. Vous ramassiez des armes. Soudain, je poussai le coude de Sourire.

— Dis donc, s’ils font encore quelques pas dans notre direction, ils seront masqués du camp par cette butte…

— On pourrait les faire prisonniers. Nous… et nos panthères.

Et vous avez fait les quelques pas. Nous nous sommes montrés brusquement, mettant Fred en arrêt devant Mlle Mona, Zizi en arrêt devant miss Violet. Par crainte que les bonnes bêtes ne sautassent sur leurs victimes ainsi désignées, vous, Monsieur Max, vous êtes laissé ligoter par moi, tandis que Mme la duchesse s’abandonnait à l’adresse de miss Sourire.

Le gamin se campa devant ses auditeurs stupéfaits de la vraisemblance de l’invention.

— L’explication vous semble-t-elle acceptable ?

Ce fut un concert d’éloges. Tous se rendaient compte que cela eût pu se passer ainsi. Ni Max, ni Sara, n’eussent résisté, en face de Mona et de Violet menacées par les panthères noires.

Il n’y avait rien à reprendre à la combinaison.

Cependant, le moment de se sustenter était venu.

Les panthères furent placées en sentinelles à quelque distance, et certains de n’être pas surpris par l’arrivée de l’ennemi attendu, les enfants relâchèrent les liens des captifs supposés, afin de leur permettre de manger plus commodément. Le repas, du reste, s’acheva sans encombre ; les liens resserrés, chacun, succombant à la fatigue du jour, s’endormit profondément, en dépit des préoccupations dont les esprits étaient assiégés.

Aucune alerte ne troubla leur sommeil. L’aube vint, jetant une clarté brumeuse sur les plateaux. L’onde tiède de la source servit aux ablutions matinales. Après quoi, le feu ravivé lécha les parois du récipient de métal dans lequel, sur ces cimes, les voyageurs font bouillir l’infusion de thé.

Il y avait quelque surprise dans cette tranquillité retrouvée au réveil. L’absence de San ne s’expliquait point. Sara même, exprima la pensée de ses amis, en déclarant que si elle avait prévu cela, elle n’aurait point reposé avec une main derrière le dos, position anormale dont une vague courbature la punissait à cette heure.

Nonobstant ces récriminations, en somme fort justifiées, chacun absorba sa ration de thé bouillant, puis la petite caravane se disposa au départ.

Cette fois, Joyeux réunit les Européens par une corde, qui rattachait ensemble celles dont ils se trouvaient ornés déjà. Ceci fait, il se porta à l’arrière de la chaîne de « prisonniers », tenant à la main l’extrémité du lien de chanvre. Miss Sourire prit la tête de la colonne. Les panthères gambadèrent sur les flancs.

De nouveau, Max et ses compagnes admirèrent l’ingéniosité de leurs guides. La mise en scène du pseudo-convoi de captifs apparaissait supérieurement réglée. Le gamin, modeste dans le triomphe, allait donner le signal du départ, quand Fred et Zizi s’aplatirent soudain sur le sol.

— Qu’est-ce donc ? s’écrièrent Mona et la duchesse.

Un sourd grondement des félins fit frissonner les voyageurs, et miss Sourire qui regardait en avant se retourna pour chuchoter :

— Attention ! des guerriers, des yaks. C’est le maître San !

San ! Tous l’attendaient depuis la veille. Cependant, l’annonce de sa venue fit passer un frisson sur leur chair. L’ennemi implacable accourait. La dernière partie allait s’engager. La vie de tous était l’enjeu.