Miss Mousqueterr/p2/ch9

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IX

LA DERNIÈRE ENTREVUE DES MAÏTRES DU DRAPEAU BLEU


By Devil ! God bless me ! Je veux aller hors de ce cachot électrique !

Piétinant, écumant, écarlate et suant, sir John Lobster rugissait ainsi.

Après avoir suivi, sur l’écran du téléphote, les péripéties du désastre des hordes de San, celles du départ du camp anglo-russe de Mona et de ses amis, de leur jonction avec les gamins escortés de leurs panthères, Dodekhan et le duc avaient enclenché les machines magnéto-telluriques, remis le cadre téléphotique au repos. Toute trace de leur étrange travail ainsi effacée, ils avaient daigné s’occuper du gros gentleman.

Ils s’étaient donc portés vers lui, et, le débarrassant de ses liens, de son bandeau, ils l’avaient dressé sur son séant.

Près d’une heure fut nécessaire au représentant à la Chambre des Communes pour reprendre l’usage de ses sens, profondément troublés par le traitement qu’il venait de subir.

Enfin, sa circulation s’apaisa, son cœur se contracta en pulsations régulières. Il se tâta les jambes, le corps, les bras, et surtout les poignets sur lesquels les cordelettes un peu trop serrées avaient tracé des marques rouges. Il retrouva la voix pour se décerner les palmes du martyre.

— Pauvre moi, gémit-il, comme ils m’ont arrangé !

Puis, son instinct de législateur se réveillant à son tour, il lui parut opportun d’adresser un blâme bien senti à ses persécuteurs.

— Ces gens, fit-il sévèrement, n’ont pas la moindre idée des mœurs civilisées et parlementaires.

Ni Dodekhan ni Lucien, n’ayant jugé à propos de répondre, le gros homme en conclut qu’ils regrettaient l’incident. Le moyen de ne pas croire au repentir des gens qui ont houspillé une des lumières de la Chambre basse, le ferme et honorable défenseur des intérêts de la circonscription de Beggingbridge.

Bref, le gentleman se dressa sur ses jambes massives, et venant se planter en face de ceux dont il était devenu le compagnon bien involontairement, il formula du ton le plus grave :

— Messieurs, je suppose qu’en gens de bonne éducation, vous déplorez des voies de fait que rien ne saurait excuser. Je consens à oublier en faveur de vos remords ; mais j’y mets une condition, je veux sortir d’ici.

Ses deux interlocuteurs le regardèrent. Malgré la gravité des circonstances, certains frémissements des muscles de la face, certaines lueurs traversant leurs prunelles, trahissaient un désir de rire dominé à grand’peine.

Aveuglé par sa suffisance native, Lobster ne discerna point cela. Il ne perçut pas l’ironie de la phrase que lança le duc de la Roche-Sonnaille :

— Vous désirez nous quitter ?

— Prétendriez-vous m’en empêcher ? se récria majestueusement l’Anglais.

— Moi ; le ciel m’en préserve. Vous voulez sortir, Monsieur, eh bien, sortez.

— À la bonne heure.

Et in petto, sir John se confia qu’avec cette sorte de gens, il suffit de parler haut et net. Sur cette réflexion qu’il jugea, d’une psychologie remarquable, il se précipita vers l’issue ouvrant sur le temple.

Mais au moment où il pensait s’y engouffrer, une secousse violente le bouscula, le roula sur le sol lui rappelant trop tard la barrière électrique dont il s’était cependant sagement méfié lors de son arrivée.

Ses deux compagnons accoururent à son aide, le relevèrent ; seulement, le duc Lucien le fit hurler de rage en lui demandant, avec un flegme horripilant :

— Je vous croyais plus pressé de sortir, et n’espérais pas ce petit intermède gymnastique, distraction charmante pour de pauvres prisonniers.

Du coup, Lobster pensa étrangler de colère. Pendant un moment, il bredouilla, s’agita, se contorsionna, sans parvenir à articuler le morceau d’éloquence irritée qui tentait de sauter de son gosier sur ses lèvres… La voix lui revint enfin.

Il tonna, menaça ses auditeurs des foudres de l’Angleterre… Il fut violent, nerveux, pathétique.

On ne l’interrompit pas une fois. Très poliment, ses interlocuteurs lui laissèrent exprimer tous ses griefs, toutes ses pensées. Ils attendaient que l’haleine lui manquât, et alors, alors seulement, Dodekhan lui répliqua avec une impertinente douceur :

— Monsieur John Lobster, vous l’avez dit vous-même, vous représentez la circonscription de Beggingbridge.

— J’en suis fier, plaça vivement le gentleman.

— Tout homme a le droit d’être fier, continua le Maître du Drapeau Bleu. Soyez fier, mais logique. Les intérêts de Beggingbridge vous ont été confiés ; pourquoi n’êtes-vous pas resté en Angleterre pour remplir le mandat à vous remis par vos électeurs ?

— Mais cela n’a aucun rapport, gronda Lobster, déconcerté néanmoins par la tournure de l’entretien.

— Je vous demande pardon. Vous trahissez Beggingbridge, et cela uniquement pour vous charger de la police d’un chef asiate.

— La police, je ne suis pas un policeman.

— Pardon encore, vous nous avez affirmé être ici pour nous surveiller.

— Surveillance et police font deux.

— Font deux polices, Monsieur ; l’une honorable et loyale, qui promène au grand jour un uniforme respectable, l’autre… Je n’insiste pas, la police politique, à laquelle vous vous êtes voué, préfère n’être pas qualifiée.

Le gros homme prit à pleines mains ses cheveux rouges. Un instant, on put craindre qu’il les arrachât, mais sans doute il comprit que ravager cette couronne flamboyante nuirait à sa grâce physique, car il laissa retomber les bras au long de son corps en meuglant désespérément :

— Enfin, qu’exigez-vous de moi ?

— La patience.

— La patience, quand je suis enfermé !

— Comme nous-mêmes.
IL SE MIT EN DÉFENSE DANS L’ATTITUDE CLASSIQUE DU BOXEUR.

— Oh vous ! Vous !

Le gentleman n’acheva pas. Mais Dodekhan se chargea de ce soin.

— Je comprends votre pensée. La captivité vous paraît beaucoup moins désagréable pour nous que pour vous.

— Ma foi, mettez-vous à ma place.

— Je n’en ferai rien, Monsieur Lobster. Toutefois, je vous donnerai un bon conseil. Demeurez paisible. Car vous serez captif aussi longtemps que nous.

— Hélas ! c’est ma mort ! Je mourrai privé de liberté.

— Non, vous ne ferez pas cela, Monsieur Lobster.

— Et pourquoi donc ? questionna le représentant de Beggingbridge, avec l’espoir vague que l’idée de son trépas amènerait Dodekhan à composition.

— Vous ne le ferez pas, déclara gravement son interlocuteur parce que votre convenabilité s’y oppose.

— Ma convenabilité ?

— Sans doute ! Il est malpropre de s’amuser à mourir en société.

Cette fois, Lobster comprit. On se moquait de lui. Sa colère se ralluma, plus bruyante, plus agitée que jamais. Seulement, il n’y gagna qu’un surcroît de fatigue, car ses compagnons assistèrent impassibles aux manifestations variées de sa rage.

Rien ne les put faire sortir de leur calme. Bien plus, les invectives, les menaces de Lobster parurent les égayer prodigieusement.

Et lorsque les fanatiques geôliers, à l’heure où ils apportèrent le repas, entonnèrent leur habituel concert d’injures au Maître du Drapeau Bleu, celui-ci sembla ravi d’entendre l’Anglais exécuter un remarquable solo dans ce genre.

Les Asiates, le Saxon hurlaient à l’envi. Jamais assurément le temple souterrain n’avait contenu pareils virtuoses.

Mais tout, a une fin. Les geôliers se retirèrent bientôt, ainsi le prescrivait leur service, et ce, dans le but de permettre aux prisonniers de transporter la manne aux vivres dans le Réduit Central.

Alors, Lobster, maintenu par Lucien qui le menace de son propre revolver, sent son irritation grandir jusqu’au délire. Sous ses yeux, sans qu’il lui soit permis de le suivre, Dodekhan passe dans le temple, ramasse le récipient de vannerie qui contient le dîner des prisonniers, revient et rétablit la clôture électrique.

Pourtant, le gentleman a tant crié que ses forces trahissent son désir. Il s’est enroué, et ses clameurs piteuses, rauques, pénibles, le découragent. Il se tait et consent à accepter sa part de nourriture.

Après quoi, il s’étend sur une natte, tourne le dos à ses compagnons et s’endort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis deux fois vingt-quatre heures, sir John partageait le Réduit Central avec le Maître du Drapeau Bleu et le duc de La Roche-Sonnaille.

Dire qu’il avait pris son parti de l’aventure serait exagéré, mais enfin, il ne gémissait plus ; il avait cessé de se répandre en invectives, en récriminations dont l’inutilité lui avait été péremptoirement démontrée.

Oh ! il n’en était pas venu à l’amabilité. Sa physionomie contractée, boudeuse, menaçante lui donnait une étrange ressemblance avec le bulldog. Cependant, comme il n’aboyait pas, ses compagnons de captivité ne s’en inquiétaient pas le moins du monde.

Une autre inquiétude pesait sur eux. Depuis deux jours, leurs amis n’avaient prononcé aucun appel à l’aide du parleur. Cependant, Mona, Sara, Violet, Max avaient bien quitté le camp anglo-russe ; ils s’étaient bien rencontrés avec les enfants chargés de les guider. Les prisonniers avaient assisté, grâce au téléphote, aux moindres détails de leur départ. Alors, pourquoi ce silence ?

La route qu’ils devaient suivre, roule que Dodekhan avait minutieusement tracée à Joyeux, avait dû les amener, la veille, à un refuge, le poste R. Des charpentes y étaient disposées à souhait pour recevoir le parleur.

Max Soleil eût dû appeler dans la soirée de la veille. Pourquoi ne l’avait-il point fait ? Question douloureuse qui s’implantait dans le cerveau des jeunes gens, leur causant une douleur sans cesse avivée par les suppositions de l’imagination.

Ah ! ce Lobster, pourquoi était-il venu ? Seuls, les captifs eussent déclenché le téléphote. Sur l’écran, ils eussent parcouru la route désignée aux gamins. Les images leur expliqueraient la cause du silence dont se déchirait leur cœur.

Mais le gentleman était là, revêche, scrutant d’un air soupçonneux leurs moindres gestes. Pourquoi apprendre à cet espion qu’immobilisés ici, sous terre, leurs yeux restaient libres, libres d’errer dans les solitudes environnantes, libres de se mêler à la vie de ceux qui marchaient sous la voûte du ciel.

Cependant, leur inquiétude croissait d’heure en heure. Vers le soir, Lucien se rapprocha de Dodekhan.

— Je songe, murmura-t-il en abaissant la voix de façon à n’être point entendu par l’Anglais, je songe à ceci : Que ferions-nous si la plaque vibrante nous apportait l’appel de nos amis ?

Son interlocuteur le considéra avec embarras.

— Nous répondrions, n’est-ce pas ? insista le duc.

— Sans doute.

— Et pour que ce poussah ne notât pas notre conversation, je crois que nous ferions bien de le ligoter, bâillonner, aveugler et assourdir, comme le jour où nous avons eu le déplaisir de faire sa connaissance.

— Si bien que ?

Lucien regarda son compagnon en face.

— Nous avons dîné. Cet importun semble faire exprès de ne pas s’endormir. Et moi, j’ai hâte de demander à l’écran le mot de l’énigme qui me tenaille. Vous avez beau affecter le calme, Dodekhan, vous êtes aussi anxieux que moi.

— Je l’avoue.

— Alors, pourquoi hésiter. Quelques tours de corde sur ce gros homme, une couverture lui enveloppant bien la tête, et nous serions libres d’interroger le téléphote, de savoir la cause du mutisme de Sara, de Mona. Peut-être n’est-ce rien ou presque, un incident de route sans importance. C’est absurde de se laisser mourir d’inquiétude.

— Nous ferons donc ainsi que vous le désirez, mon cher Lucien, et je le désire aussi vivement que vous.

L’Anglais considérait les jeunes gens avec défiance.

Comme ils s’avançaient vers lui, il se mit en défense, dans l’attitude classique du boxeur saxon. Précaution inutile. Lucien braqua sur lui le revolver enlevé au gentleman par l’électro-aimant, et du ton le plus aimable :

— Ne vous émotionnez pas, brave Monsieur Lobster. Mes intentions sont amicales. Je n’appuierai sur la gâchette qu’au cas où vous tenteriez de lutter contre mon ami Dodekhan.

Naturellement, cet avis ne rassura pas l’interpellé.

— Que me voulez-vous encore ?

— Presque rien. Vous éviter de surprendre un secret dangereux.

— Je ne demande pas vos secrets, bougonna l’Anglais d’un ton rogue.

Le duc se fit plus aimable encore.

— Votre discrétion nous est connue, cher Monsieur. Aussi prenons-nous nos précautions uniquement contre un hasard malencontreux, lequel nous obligerait à vous supprimer.

— Me…

— Vous avez bien compris. Laissez-vous donc ficeler de bonne grâce. John fut tenté de lutter. Mais Dodekhan s’approcha tenant en mains la cordelette qui avait déjà servi contre le représentant aux Communes, M. de la Roche-Sonnaille dirigea le revolver de façon si persuasive, que le grassouillet personnage tendit les poignets, non sans grommeler :

— Vous êtes les plus forts. Je dois me plier à vos fantaisies.

Ce à quoi, Lucien répondit, toujours aimable :

— Je n’en attendais pas moins de votre courtoisie.

Deux minutes plus tard, le gentleman, ficelé, aveuglé et rendu sourd par une couverture de feutre enroulée autour de sa tête, gisait sur sa natte, incapable de se mouvoir, de percevoir aucun son, de surprendre un rayon de lumière.

Les prisonniers avaient la liberté d’interroger le téléphote. Oh ! ils ne perdirent pas de temps. Peut-être même, dans leur précipitation, déposèrent-ils un peu rudement l’Anglais sur sa couche ; mais comme ce dernier se trouvait dans l’incapacité absolue de proférer un son, il ne protesta pas. Dodekhan actionna l’écran.

Sur la toile se dessina le camp anglo-russe, le rebord du cratère, les rochers rougeâtres, au pied desquels les gamins chinois et leurs panthères avaient rejoint Mona.

Puis lentement, le paysage se déplaça. À présent, c’était le premier campement des voyageurs, l’espèce de refuge mégalithique, qui avait abrité les explications de master Joyeux.

Le mouvement continuait. Les sites montagneux succédaient aux sites montagneux, arides, tristes, sombres. Soudain, Dodekhan immobilisa l’appareil avec une exclamation de surprise.

— Qu’y a-t-il ? interrogea son compagnon.

— Le poste R a disparu.

— Où prenez-vous le poste R ?

— Il se dressait là, dans ce ravin.

— En êtes-vous certain ?

— Absolument. Au surplus, près de ces éboulis, le sol a conservé la trace des solives de soutènement. Voyez-vous les points où elles étaient fichées en terre.

Non, Dodekhan ne se méprenait pas. À l’endroit indiqué, des trous carrés se découpaient à la surface du sol. Sans doute possible, des pièces de bois avaient dû être dressées verticalement en ces points. Seulement qu’étaient devenues ces charpentes ?

La même interrogation hantait sûrement l’esprit du Maître du Drapeau Bleu, car il murmura, tout en agissant sur certaines pièces du mécanisme :

— La cabane, sa charpente, tout s’est envolé. Qui a détruit le poste ? Pourquoi l’avoir détruit ?

Et avec un haussement d’épaules :

— D’abord, qu’a-t-on fait des « bois » ? Sur les Hauts Plateaux on ne s’amuse pas à se charger d’objets encombrants et lourds. Les démolisseurs ont dû abandonner les débris à peu de distance.

Talus, tranchées, crevasses, l’exploration ne néglige rien.

Une crevasse vient de se révéler sur l’écran, et, au fond du gouffre, des planches, des madriers, des perches achèvent de se consumer, de se réduire en cendres.

— Les débris du poste R, prononce lentement Dodekhan.

— Mais pourquoi cette destruction, ce transport des matériaux, cet incendie ? À quoi bon cet effort, cette dépense de temps ?

C’est le duc qui interroge.

— Je ne sais pas, répliqua son compagnon. Au moins, je m’explique à quelle cause il faut attribuer le silence de nos amis, durant leur première journée de marche.

Un bref silence, et M. de la Roche-Sonnaille reprend :

— Seulement, cela ne nous indique pas à propos de quoi le poste a-t-il été détruit ?

— Voyons plus loin, murmure Dodekhan dont le visage reste soucieux.

Et le téléphote orienté de nouveau.

— Nous reprenons la route que doivent suivre nos amis.

Comme l’annonce Dodekhan, l’écran ramène le paysage où devait se dresser naguère le poste R. De nouveau les vues montagneuses se succèdent, plateaux légèrement ondulés, descentes vertigineuses en des ravins escarpés. Des étangs glacés, sur les rives desquels scintillent, à la clarté lunaire, des cristaux de sel résidus des évaporations estivales. Puis, des rivières, des torrents solidifiés par le froid, figés par le gel, conservant dans l’immobilité les remous de leur courant impétueux.

Et puis, nouvel arrêt de l’écran. Il représente un sommet escarpé. On croirait que le rocher a été entaillé à la mine, tant les arêtes en sont tranchantes, les faces planes.

— L’antenne 25 a été arrachée.

Ces mots sifflent entre les lèvres de Dodekhan qui continue, répondant au regard questionneur de Lucien :

— Il y avait là une antenne du sans-fil. Joyeux devait camper au pied de ce rocher, le soir du second jour, ce soir. Plus d’antenne, impossible à eux de téléphoner.

— Mais ont-ils au moins atteint leur campement ?

— Nous l’allons voir.

Lentement, le pic semble monter dans le cadre du téléphote. Il s’élargit, couvre tout l’écran, faisant glisser, sous les yeux avidement fixés sur la toile, ses pentes rougeâtres, grises, jaunes, avec des plaques de neige demeurées sur les parties les moins déclives.

Une fumée monte sur l’écran. Un mouvement encore, et un feu pétille. Les deux hommes se serrent les mains, une joie infinie dans les yeux :

— Eux !

Eux, oui, eux ; ils sont là, tous autour du foyer, blottis sous une anfractuosité de la roche.

Les prisonniers les reconnaissent. Mona, la duchesse, Max, miss Mousqueterr, avec les panthères noires, décidément apprivoisées, étendues à leurs pieds.

Puis, deux silhouettes menues pénètrent sur l’écran. Master Joyeux et miss Sourire. Les gamins racontent une chose qu’hélas ! les captifs ne peuvent entendre. Ils parlent avec de grands gestes, désignant le haut du pic.

— Que disent-ils donc ?

Mais Joyeux tend à Max Soleil un objet de petite dimension ; Dodekhan, Lucien s’écrient en même temps :

— Le parleur !

Ils savent maintenant ce que disaient les gamins. Ils ont gravi le rocher, munis du parleur, pour le ficher dans l’antenne du sans fil et se mettre en communication avec les reclus du Réduit Central. Ils redescendent sans avoir pu réaliser ce projet.

L’antenne a disparu comme le poste R.

Sur les visages des compagnons des petits se marquent l’étonnement, l’inquiétude. Tous s’entretiennent avec animation. Et, oublieux de leur propre situation, le duc et Dodekhan interrogent les traits aimés, cherchant à deviner les paroles prononcées.

Que dure cela ? Depuis combien de temps sont-ils absorbés dans cette contemplation ? Ils l’ignorent. Un ricanement sinistre les rappelle à la réalité.

Qu’est-ce ? Ils regardent. Dans le temple, à travers la baie d’accès, une silhouette géante se découpe. Un homme est là, qui fixe des regards ardents sur l’écran, un homme qui a surpris le secret du téléphote. D’un geste brusque, Dodekhan abat les leviers, rend à l’écran sa teinte grise.

Un second ricanement souligne le geste, suivi de cette phrase ironique :

— Trop tard ! J’ai vu.

Les deux prisonniers chancellent. Cette voix est celle de leur mortel ennemi. Comme malgré eux, ils gémissent :

Un homme est là.
Un homme est là.

— San !

— Oui, San, riposte l’athlétique Graveur de Prières ; San, vaincu par tes diableries, Dodekhan ; San dont le pouvoir a succombé avec ses guerriers ; San qui n’a plus de fidèles que les deux cents gardiens du Temple ; San qui revient pour se venger.

Il écrase le sol d’un coup de talon que répercutent lugubrement les galeries de la basilique souterraine.

— Ah ! continue le géant, je n’espérais point une vengeance si complète.

Et, avec un hideux sourire :

— Écoute-moi bien, Dodekhan, car de cette heure commence ton agonie.

Il a une aspiration profonde, comme si l’air manquait à ses poumons.

— J’étais venu pour te dire : Dodekhan, l’empire du Drapeau Bleu est perdu. Mes braves ont été moissonnés par un tonnerre inconnu enfermé dans le sol. Je ne veux plus être le Maître, je ne me soucie plus des secrets qui furent ta sauvegarde. Je veux seulement venger Log sur ce Français maudit qui te sert.

Sa voix tremblait sous l’influence de la rage bouillant en lui.

— Vous ne sortirez plus de ce réduit où vous pensiez me braver à jamais. Je n’y saurais entrer. L’électricité diabolique n’y laisse point pénétrer les projectiles ; mais je veux votre mort, et il existe un ennemi que vous n’empêcherez pas d’entrer : La faim.

Les deux mots sonnèrent lugubres dans la crypte. La faim !

— Voilà ce que je pensais vous dire, en venant ici. Mais la tendresse, cette tendresse imbécile, comme l’appelait mon maître Log, me réservait la plus douce des surprises. Ah ! Ah ! votre machinerie vous permet de voir au loin. Peut-être avez-vous suivi les phases de ma défaite ; peut-être avez-vous applaudi à l’effroyable catastrophe. Eh bien, à mon tour de rire !

Et, les poings tendus vers ses interlocuteurs, l’écume aux lèvres, le regard rouge :

— Heureux de regarder ces femmes qui ont enchaîné vos cœurs, vous ne m’avez point entendu entrer dans le temple. Je ne prenais aucune précaution cependant. Mais la tendresse aveugle enlève toute faculté de penser. Et j’ai vu la vengeance plus complète, plus réjouissante. Tous ceux qui ont causé la mort de Log périront. Ils mourront tous, tous !

Il marchait, tel un fauve en cage, en proie à une exaltation de dément, battant l’air de ses poings crispés, martelant le sol de ses pas lourds.

— Ah ! elles sont à l’Antenne sans fil 25 ! Elles viennent ici, appelées par vous, n’est-ce pas.

Mais ses cris cessent. Il s’immobilise. Dans un éclair, Dodekhan a compris qu’il doit, coûte que coûte, extirper cette pensée du cerveau de son ennemi. Si les jeunes femmes se rendent à son appel, Joyeux, Sourire, qui les guident, sont donc traîtres à San. Alors, à leur arrivée, on les saisira : on les mettra à mort. Le plan de délivrance se transformera, deviendra une préparation au trépas de ces dévoués, de ceux qu’ils accompagnent, de tout ce que les captifs aiment au monde. Aussi, a-t-il clamé :

— Tu te trompes sur ce point, San. J’avais pensé les voir dans le camp anglo-russe ; ne les y trouvant nulle part, j’ai cherché. Des traces m’ont indiqué leur sortie du camp, leur première étape au poste R.

— Tu as vu le poste R ? ricane le Graveur de Prières.

— Non, il a été détruit, et ses débris brûlent encore au fond d’une crevasse.

— Ah ! murmure San, tu as constaté cela.

Il se passe la main sur le front. Évidemment, en sa cervelle obtuse, la déclaration si nette du prisonnier a jeté un trouble. Mais il veut le dissimuler.

— C’est moi qui ai détruit le poste. Comme l’Antenne 25. Le Drapeau Bleu est mort. À quoi bon ces postes ?

Et San revenant à la déclaration de son interlocuteur, reprend :

— Alors, si tu ne les as pas appelées ; pourquoi ont-elles quitté le camp ?

Le Turkmène a un geste attristé.

— N’est-ce point toi plutôt, San ?

L’athlète jaune secoue la tête.

— Non, ce n’est pas moi.

Puis, prenant son parti de l’inexplicable :

— Peu importe, au surplus ; qu’elles viennent ici ! J’aurai sous la main tous les ennemis de mon cher Seigneur Log ! Son esprit se réjouira au spectacle de leurs tourments. À vous la faim ! Aux autres, la torture.

Il lança un coup de sifflet aigu, aux modulations étranges. Presque aussitôt, des pas sonnèrent dans les galeries reliant le temple à l’extérieur, et une dizaine de guerriers firent irruption dans le sanctuaire.

— Désormais, ordonna-t-il, vous bivouaquerez dans le temple. Aucune nourriture aux prisonniers ; s’ils essaient de s’échapper, la mort !

Une acclamation hurlée accueillit cet ordre. Il allait s’éloigner ; Dodekhan le rappela :

— Nous avons attiré auprès de nous un de tes serviteurs, John Lobster… Par surprise… Tu ne voudras pas le condamner… Si tu consens à te retirer avec tes hommes au fond du sanctuaire, nous le ferons sortir.

Le géant hésita un instant, mais la défiance fut plus forte que le raisonnement. Incapable de générosité, il ne comprit point celle dont faisait preuve son ennemi. Brutalement, il conclut :

— Tant pis pour lui. Quand on est assez bête pour se laisser prendre, on en subit toutes les conséquences.

Et il quitta la crypte sans vouloir discuter davantage. Si bien que le gentleman, une fois délivré de ses liens et de la couverture qui l’encapuchonnait, apprit avec un plaisir… mitigé, que les ambassades successives, à lui confiées par San, avaient abouti à ce résultat peu satisfaisant, de le mettre en passe de périr par la faim.