Miss Mousqueterr/p2/ch5

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Boivin et Cie (p. 350-370).


V

LE VOILE DU BROUILLARD


— Jamais sans vous !

Violet murmura ces mots en fixant son regard bleu sur celui de Max Soleil. Le Français voulut répondre. Elle l’en empêcha en appuyant sa main fine sur le bras du jeune homme. Et ce fut tout. Les quatre personnages, enfermés dans la cahute du poste B, étaient désormais décidés à mourir.

Sara, Mona, Violet, Max s’étaient tus, chacun s’enveloppant de sa pensée assombrie.

Cela dura longtemps ainsi.

Par les baies servant de fenêtres, et dont l’ouverture était obstruée de vitres communes, luxe inexplicable en ce désert, les captifs pouvaient suivre la marche du jour.

Les heures s’égrenaient une à une. Vers midi, des guerriers de San parurent, apportant une sorte de brouet, fait de languettes de viande séchée et de riz. Ils invitèrent par signes les voyageurs à manger, puis ils se retirèrent. Et Max prononça lentement :

— Mangeons.

— Pourquoi ? fit doucement miss Mousqueterr.

— Pour conserver nos forces. Il faut être fort jusqu’au bout. Vivre, c’est attendre la réalisation d’un rêve. Vivre, c’est espérer quand même. Renoncer à soutenir la vie serait déserter.

Elle inclina doucement sa jolie tête aux frisons dorés et elle prit place devant la table. Déjà Sara y avait conduit sa compagne de douleur. Sans doute la courageuse femme pensait ainsi que le romancier.

La chère était piteuse ; mais telle quelle, on y pouvait trouver un soutien physique. Les prisonniers de San mangèrent vite. Après quoi, ils demeurèrent inactifs, de nouveau repris par leurs pensées.

Deux heures. Les guerriers, geôliers au teint safrané, reparaissent. Ils desservent et s’éloignent, laissant les voyageurs à leur solitude douloureuse.

Agacé, secoué par un besoin irrésistible de mouvement, Max se lève. Il parcourt le poste B de long en large.

Parfois, il s’arrête près d’une des fenêtres, il promène au dehors un regard distrait.

Vingt grandes tentes de feutre se dressent autour de la cabane, formant un double arc de cercle, dont la rive du lac est la corde. Il y a aussi de nombreux yaks. Et soudain, le Français lance une exclamation qui fait accourir Violet auprès de lui.

— Qu’avez-vous ?

Pour toute réponse, il lui désigne un groupe agité, rieur, à une quinzaine de mètres. Elle regarde :

— Ah ! le guide, les porteurs qui nous ont abandonnés dans la montagne.

— Oui, et près d’eux, ces yaks…

— Les nôtres.

— En effet, je reconnais nos bagages.

— La caisse de Mlle Mona, cette caisse aux tubes de lumière. Ah ! si nous les avions encore !

Il ne continue pas. La caisse, qui a suivi la fille du général Labianov depuis Stittsheim, est au pouvoir des séides de San.

L’espoir léger, que sa vue a peut-être fait naître dans l’esprit de l’écrivain, s’évanouit aussitôt, remplacé par la colère.

— Celui qui nous a joués, gronda-t-il. Celui que nous avons qualifié de sauveur.

De l’une des tentes vient de sortir un gamin, maigre, efflanqué, aux joues creuses, et sur ses talons bondit une panthère noire.

La panthère dont les traces ont entraîné les voyageurs jusqu’à la cabane où ils sont à présent prisonniers.

Mais Violet, son compagnon n’ont pas le loisir de se communiquer leurs réflexions. Une seconde panthère parait.

— Une seconde panthère, murmurent-ils.

— Et un second gamin, continue l’Anglaise. Elle se reprend, pour rectifier : — non, une gamine, cette fois ; c’est une fillette.

C’est vrai ; une petite Chinoise maigre et menue, la face d’un ton d’ambre pâle, s’est précipitée hors de la tente et rejoint son camarade.

— Madame la Duchesse, appelle doucement le romancier.

Et Sara s’étant rapprochée.

— Veuillez regarder, Madame. Les reconnaissez-vous ?

Mme de la Roche-Sonnaille coula un regard au dehors. Et son visage s’éclaira.

— Oui, oui, balbutia-t-elle ; ce sont les braves petits qui naguère se dévouaient pour nous : master Joyeux, miss Sourire, et ces bonnes bêtes : Fred, Zizi.

— Mais ils sont au mieux avec nos geôliers.

La remarque du Français est motivée par l’attitude des étranges petits bonshommes.

Ils se sont mêlés au groupe des guides ; ils semblent leur parler avec animation. Leurs interlocuteurs résistent évidemment, mais ils cèdent enfin. Le sujet de l’entretien n’est point difficile à deviner.

Les bagages dérobés aux voyageurs sont portés dans la tente qui abritait tout à l’heure les deux gamins. Et le guide, les porteurs retournent auprès des yaks, qu’ils caressent avec des gestes de propriétaires.

— Sapristi, grommela Max, ces jeunes bandits ont pu jadis montrer du dévouement ; aujourd’hui, je les crois seulement dévoués à leurs intérêts.

— Que voulez-vous dire ? interroge Sara avec une nuance de mécontentement.

— La scène qui vient de se jouer sous nos yeux est claire, Madame. Ces dignes brigands ont partagé nos dépouilles. Aux gamins, à ceux qu’ils représentent, nos bagages ; aux traîtres qui nous ont perdus, nos bêtes de somme.

Mais la duchesse secoua la tête.

— Attendez avant de juger.

Max ne répliqua pas. À quoi bon dire à la duchesse qu’il ne partageait pas son espérance.

Et songeur, il restait auprès de la fenêtre, suivant distraitement des yeux les allées et venues des bandits dans le camp.

Ainsi, il aperçut San traînant à sa suite John Lobster, plus cramoisi que jamais. Il les vit sortir de la tente du chef, reconnaissable au Drapeau Bleu flottant à son sommet, gagner la tente sous laquelle Sourire et Joyeux s’étaient enfermés, en revenir, chargés d’un volumineux paquet et réintégrer l’abri de feutre du géant.

Puis le jour baissa.

On eût cru que des gazes grisâtres flottaient sur les hauteurs environnantes et descendaient peu à peu vers la plaine resserrée entre les falaises granitiques et la rive du lac.

À ce moment, la voix de Mona attira l’attention de tous.

— Le brouillard, murmurait la jeune fille, le brouillard. Nos contes slaves prétendent que les génies des sources chaudes empruntent cette forme changeante. Les génies ! Lequel viendra à notre secours ?

Avec un serrement de cœur, les assistants percevaient ces étranges paroles.

Est-ce que la folie, chassée du cerveau de Mona, avait repris possession de l’esprit de la pauvre enfant. Mais elle les rassura d’un sourire.

— Je rêve tout haut, fit-elle d’un ton empreint d’une douceur pénétrante, je me remémore les légendes dont fut bercée mon enfance, et savez-vous pourquoi ? Je ne vous forcerai point à chercher, je m’explique. J’ai le pressentiment, l’impression si vous préférez ce mot moins prétentieux, que ce brouillard qui s’épaissit sur le lac, qui commence à déborder sur la rive, contient notre salut.

Elle remarqua les sourires sceptiques de ses auditeurs.

— Vous me plaisantez tout bas, je le comprends. Souvent ainsi, un secret instinct m’a avertie des choses prochaines. Quand j’ai éprouvé cette sorte de… prévision, je n’ai jamais été trompée dans mon attente. J’aime ce brouillard et je le salue avec joie.

Un instant, son intonation avait eu quelque chose de sybillin, dont Sara et Violet s’étaient senties frappées.

D’une impressionnabilité nerveuse plus grande que l’homme, la femme est plus volontiers croyante en ces phénomènes inexpliqués de la télépathie, de la prescience. Peut-être, selon l’heureuse expression d’un maître de la Physique moderne, sont-elles tout simplement meilleurs conducteurs des fluides informulés, qui charrient le mystère de la vie sur notre planète.

Quoi qu’il en soit, lentement, comme malgré elles, la brune duchesse, la blonde Anglaise, marchèrent peu à peu vers la fille du général Labianov. Elles vinrent se placer auprès d’elle, et ainsi qu’elle, regardèrent du côté du lac.

Le brouillard s’étendait toujours.
Le brouillard s’étendait toujours.

Mona avait dit vrai. Le rideau de vapeurs, qui flotte constamment sur les eaux tièdes, s’épaississait à vue d’œil. Les volutes blanches roulaient les unes sur les autres, telles des vagues se succédant, à l’assaut des grèves.

Elles commençaient à voiler la rive, à se répandre sur l’étroite zone de terre, où la tiédeur de la nappe liquide entretenait la végétation. Et le lac semblait grandir, déborder, s’avancer lentement mais sûrement vers la cabane, vers les tentes.

L’obscurité se fit complète. Des feux s’allumèrent devant les tentes des guerriers de San. La chaumière devint le centre d’une demi-circonférence de brasiers rougeâtres, dardant vers le ciel des flammes dansantes et des fumées rousses.

Le brouillard s’étendait toujours. La cabane fut atteinte, dépassée. Aux yeux des captifs, les foyers s’embuèrent, perdirent leur netteté, devinrent des halos rougeâtres de moins en moins perceptibles, semblables bientôt à de vagues réverbérations dans la teinte blanchâtre, presque opaque des vapeurs.

Les mêmes geôliers que le matin, vinrent poser sur la table rustique le ragoût sauvage destiné au repas des captifs. À neuf heures environ, ils procédèrent à la desserte. L’un d’eux prononça un seul mot, avec le ton d’un ordre :

— Dormez !

Une curiosité irraisonnée entraîna les prisonniers vers la fenêtre. Ils distinguèrent les guerriers s’éloignant, devenant des ombres imprécises, disparaissant dans le brouillard compact.

Partout, autour d’eux, un mur de vapeurs mouvantes. C’était la réalisation naturelle de ces épisodes féeriques où, du fait d’un enchantement, les mortels persécutés sont enfermés en des châteaux de brume, séparés de l’univers par d’infranchissables remparts de fumées.

Une impression accablante d’isolement pesa sur les captifs.

Ils ne voyaient plus rien, et leur raison leur disait avec une précision cruelle que dans cette nuit brumeuse, en avant, le gouffre des eaux du lac, en arrière, la ligne des tentes, s’opposaient à toute tentative de fuite.

Avec un geste dépité, Max conseilla :

— Dormons !

Et prêchant d’exemple, il alla s’étendre sur les pelleteries, témoins insensibles du cruel réveil de cette journée lugubre.

Le silence, l’ombre emplissaient la cabane. Que dura ce repos réel ou apparent ? Aucun des intéressés ne l’aurait pu préciser ; mais soudain, tous quatre tressaillirent, leurs regards convergèrent vers la porte.

Un léger grincement s’était produit de ce côté.

Étrange. Le panneau s’était entr’ouvert, et se découpant en noir dans l’entrebâillement, une silhouette se glissait à l’intérieur.

Le battant retomba, ramenant la nuit complète. Les prisonniers ne distinguèrent plus.

Mais si leurs yeux devenaient impuissants, leurs oreilles conservaient leurs facultés. Ils crurent entendre une sorte de glissement. On eût dit que quelqu’un rampait avec précaution sur le sol, cherchant à se rapprocher des dormeurs. Puis un sifflement imperceptible passa dans l’air.

— Qui va là ? questionna Max d’une voix prudente.

Pourquoi cette prudence ? Elle fut instinctive. La raison n’y contribua aucunement. La prudence apparaît comme l’instinct de la conservation. Le captif inconsciemment éteint les éclats de sa voix. Un organe assourdi, un souffle presque répondit :

Mme de la Roche-Sonnaille veille-t-elle ?

— Qui me parle ? balbutia dans l’obscurité la duchesse.

— Pas une exclamation, pas un cri. Les autres veillent. Je suis Joyeux.

— Joyeux ! Ah ! je savais bien, petit, que, toi présent, nous n’étions pas abandonnés.

Un chut énergique rappela la duchesse aux dangers de la situation, et ce fut d’un ton plus bas qu’elle reprit :

— Que veux-tu, mon enfant ?

— Vous conduire en sûreté.

— Le peux-tu vraiment ?

— Oui, le brouillard couvre la terre et les eaux. Nul ne vous verra gagner la rive. Le bateau vous conduira, là où le Maître a décidé que vous iriez.

Pendant dix secondes, personne ne répliqua.

Une émotion indicible paralysait les lèvres des captifs. Le brouillard favorisait leur évasion : n’était-ce point ce que Mona avait exprimé naguère ?

Toutefois, Max Soleil se ressaisit, et d’un ton dur, quoique peu élevé :

— Nous mettre en sûreté, certes, la pensée est excellente ; mais il eût été préférable de ne pas commencer par nous livrer à cette grande bête jaune qui a nom San.

Mais Sara l’interrompit :

— Cela sans doute était nécessaire, n’est-ce pas, Joyeux. Notre ami ne te connaît pas ; sans cela, il n’aurait point de soupçon.

Dans l’ombre, la voix chuchota :

— Oui, c’était nécessaire, le Maître a voulu qu’il en fût ainsi pour deux raisons. D’abord, le téléphote sans fil lui avait montré que le seul chemin permettant de rejoindre l’armée anglo-russe, vous obligeait à croiser San et son escorte.

— Ah ! s’exclama le romancier.

— Ensuite, continua l’interlocuteur des captifs, je devais paraître vous livrer à San, afin de lui donner toute confiance et de pouvoir ainsi exécuter jusqu’au bout les ordres de celui que je sers.

— Tu as des ordres. Il lutte, et le duc Lucien ?

C’était Sara qui, la voix, frémissante, lançait ces phrases interrogatives. Et l’organe étouffé de Joyeux répondit :

— Le duc Lucien est auprès du Maître. Il l’appelle son frère. Il combat comme lui.

Puis, l’accent brusquement changé. :

— Mais la volonté de sahib Dodekhan est pour l’instant que je vous conduise au milieu des soldats.
ON FLOTTE DANS DES VAPEURS ÉPAISSES.

— Au milieu… ? Le peux-tu vraiment ?

— Le brouillard du lac jamais glacé rend aveugles vos ennemis.

— Êtes-vous prêts ?

— Oui, murmurèrent-ils.

— Munissez-vous de fourrures, car, hors du brouillard, le froid est terrible.

Des bruissements, des froufrous indiquèrent que l’on suivait le conseil du gamin.

— Maintenant, suivez-moi à la file, et pas de bruit. La brume porte le son mieux que le temps clair. Si nos ennemis avaient le moindre soupçon, nous serions perdus. Le Maître lui-même ne pourrait nous sauver.

Le Maître lui-même ! Ces mots firent frissonner les voyageurs, en ramenant leur pensée sur les dangers de leur situation, un instant oubliés.

Leur prison occupait le centre d’un cercle de feux auprès desquels des sentinelles veillaient, les yeux fixés sur la chaumière enveloppée de brouillard.

La fuite leur sembla un mythe, et peut-être eussent-ils perdu un temps précieux à interroger encore master Joyeux ; mais déjà celui-ci s’était glissé au dehors, et le vent froid entrant, par la porte ouverte les invitait à suivre le gamin.

Max saisit miss Violet par la main. Sara et Mona enlacées suivirent.

Le seuil est franchi. Dans la brume qui impressionne leurs visages ainsi qu’une buée tiède, ils distinguent confusément une grêle silhouette mouvante.

C’est leur guide.

Il va d’un pas silencieux. On croirait qu’il glisse sur l’herbe. Ses contours rendus imprécis par le brouillard ont quelque chose d’insolite, d’extra-humain.

Tous marchent cependant sur ses traces, avec l’impression troublante qu’un lutin de la nuit les entraîne vers un but inconnu.

Ils vont, posant lentement les pieds, frissonnant aux sons qui leur rappellent la proximité du campement de leurs ennemis : murmures de conversations, appels des factionnaires, craquements du combustible des foyers.

Mais leur guide a fait halte. Il arrête brusquement la petite troupe. Pourquoi ? Parce que l’on a atteint le bord du lac. L’eau est là, à leurs pieds, perfide, à peine distincte de la brume qui la voile. Mais cette tache plus sombre, là, à un mètre de la rive, qu’est-elle donc ?

Comme pour répondre à la question pensée, Joyeux se livre à des gestes étranges. La tache sombre se rapproche, vient s’appuyer à la berge.

Tous comprennent. L’enfant a halé sur l’avant d’un bateau.

Et lui, évitant même de chuchoter, arrêtant la parole sur leurs lèvres, il les invite par gestes à entrer dans l’embarcation. Il aide les jeunes femmes. Sa crainte du bruit est si clairement exprimée par tous ses mouvements que, tous, malgré eux, imitent ses précautions.

Ils rampent, se glissent à l’arrière de l’esquif grossier.

Joyeux a détaché la barque, il l’a poussée sur les flots. La berge a disparu presque soudainement dans le brouillard. On flotte à présent dans des vapeurs épaisses, qui permettent à peine de discerner le gamin, débouta l’avant, et brandissant une perche.

Où les mène-t-il sur cette onde noire, parmi ce nuage qui semble rendre impossible toute direction ?

Lentement, à intervalles rythmés, l’enfant enfonce la perche dans les eaux. La marche du bateau s’accélère.

Ah ! le petit sait ce qu’il fait. Il reconnaît sa route dans cette buée. On prolonge la côte. Là-bas, au milieu des vapeurs, se dessinent des halos rougeâtres, dénonçant les derniers foyers des ennemis qui gardent toujours la cabane vide de ses prisonniers.

Et puis ces lueurs s’éteignent. La nuit noire est partout maintenant. Plus un point de repère. L’embarcation s’enfonce dans un tunnel d’ombre interminable.

Cela dura une demi-heure à peine, et tous pensaient que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis leur départ.

Un choc léger, le grincement du fond du bateau sur le sable. Joyeux saute à terre, amarre l’esquif, et à mi-voix :

— Descendez, nous sommes arrivés !

— Où donc ?

— À l’origine du chemin qui vous mènera au camp des Anglais et des Russes.

Des exclamations, des remerciements se croisent. L’enfant les interrompt :

— Les minutes sont brèves. Le sentier s’ouvre entre ces deux rochers. À cinq cents mètres d’ici, le brouillard cesse. Vous suivrez facilement le chemin tracé qui escalade les pentes. Au sommet, vous trouverez des grottes, un feu allumé. Vous y attendrez votre compagnon, celui que San a retenu dans sa tente.

— John Lobster, se récria Violet.

— C’est le nom qu’il se donne. Il viendra là, escorté ; mais il restera seul. Alors, emparez-vous de lui. Il porte le sauf-conduit, avec le sceau du Maître. Sans cela, vous ne traverserez jamais les lignes d’espions qui entourent le camp des soldats d’Europe.

Et, après un silence que nul ne songea à troubler :

— Une fois parmi vos compatriotes, poursuivit Joyeux du ton monocorde d’un écolier récitant une leçon, vous verrez le chef. Vous lui direz qu’il reste avec ses troupes, là où il est campé.

— Il ne nous écoutera pas, s’exclama le romancier. Voyez-vous un général qui prendrait conseil !

— Il suivra votre conseil, affirma le gamin d’un ton pénétré.

Et comme Max, stupéfait de l’assurance de son interlocuteur, demandait :

— Pourquoi le suivrait-il ?

Le petit répliqua :

— Je ne le sais pas.

— Alors, tu ne saurais être assuré ?

— Si, j’ai la certitude ; car le Maître a déclaré qu’il vous suffira, pour être obéis, de dire ces paroles : En méprisant cet avertissement, vous paralyseriez le bon vouloir de ceux qui prétendent vous protéger, et vous condamneriez à mort vous-même et tous ceux dont vous êtes entourés.

— Vous croyez que cela suffira ? plaisanta le Français.

— Je suis certain que cela suffira, riposta sèchement Joyeux. Le Maître l’a dit, donc cela sera.

Quoi qu’ils en eussent, les voyageurs se sentirent impressionnés par le ton du petit. Après tout, pourquoi douter ?

Depuis des semaines, les aventures inexplicables ne se multipliaient-elles pas autour d’eux. Après tout ce qu’ils avaient vu déjà de la puissance irrésistible du Drapeau Bleu, il se pouvait bien que cet emblème mystérieux agît également sur le commandant en chef d’une armée anglo-russe. Et ce fut d’un accent soumis, que le Français questionna :

— Aux cavernes, serons-nous loin du camp ?

— Quatre heures de marche, par une route facile.

— Bien. Une fois au camp, nous nous acquittons du message dont on nous charge. Et après ?

— Après, vous attendez les ordres du Maître.

— Les ordres. Nous recevrons ses ordres au milieu du camp. Est-ce cela que vous voulez exprimer ? master Joyeux.

— C’est cela même.

— Mais comment, comment ?

— Par le moyen qu’il a déjà employé pour s’entretenir avec vous.

— Ah ! s’écria Max en s’appliquant une maîtresse tape sur la tête. Inepte de n’avoir pas pensé à cela. Le parleur, mon parleur pris dans le bastidou Loursinade.

— Oui, oui, appuyèrent les compagnes du romancier. Le visage du jeune homme, s’était rembruni.

— Seulement, il y a un léger obstacle. Ce parleur, je ne l’ai plus.

— Le voici.

Ce disant, master Joyeux tendait son bras vers l’écrivain. Entre les doigts de ses gants fourrés, il tenait délicatement l’objet annoncé.

— Je l’ai enlevé lorsque nous vous surprîmes avec San, expliqua le gamin, et sur l’ordre du Maître, je vous le rends. Chaque jour, vous appellerez. Le Maître répondra.

Puis, coupant brusquement l’entretien, le petit bondit dans sa barque.

— Joyeux, Joyeux, crièrent la duchesse et Mona.

D’un coup de perche, l’enfant écarta l’embarcation du rivage, et se perdant dans le brouillard :

— J’ai dit tout ce que je devais dire. Maintenant, je dois assister au départ de celui que vous attendrez dans les grottes. Et après, je ferai disparaître les traces de votre fuite.

Les vapeurs s’étaient refermées sur lui. Debout sur le bord, les fugitifs ne voyaient plus trace de leur petit sauveteur.

Et pourtant sur les volutes du brouillard, sa voix leur parvint encore :

— Il ne faut pas que San me soupçonne, car le Maître aura encore besoin de moi.

Que signifiaient ces paroles ? Impossible d’obtenir un éclaircissement du gamin qui était bien décidément parti. Seul dans sa barque, glissant sur l’eau aux tons d’encre, manœuvrant la perche dans la ouate fragile de la brume, il allait joyeux ainsi qu’en faisait foi le léger bruissement modulé par ses lèvres. Oh ! bruissement prudent qui était au sifflement ce que la phrase chuchotée est au ton de la conversation.

Puis, il s’arrêtait pour monologuer :

— Reste à savoir si Sourire aura réussi.

Il eut un mouvement d’épaules :

— Je suis bête. Elle a réussi, puisque le Maître a téléphoné. Il sait tout. Ces tubes étranges fabriqués à Stittsheim, les bagages de Mlle Mona que j’ai réclamés comme ma part de butin. Qui pourrait croire ? Moi, certainement je crois, le Maître affirme. Mais un autre me raconterait la même chose que je ne le croirais pas.

La perche poussait toujours l’esquif avec régularité. Mais bientôt son mouvement se ralentit.

— Quel vilain brouillard, reprit master Joyeux. Pourvu que je ne manque pas l’endroit convenu.

La crainte exprimée était pleinement justifiée.

Dans les vapeurs de plus en plus opaques, il devenait presque impossible de se diriger. Les yeux ne pouvaient rendre aucun service au milieu de ce nuage couvrant les eaux.

À diverses reprises, le gamin fit pointer l’embarcation du côté où il savait être la terre. Il arrivait ainsi contre la rive sans presque l’apercevoir, puis de nouveau, il s’efforçait de naviguer parallèlement à la côte.

Soudain, il s’arrêta net. Le sifflement bref de l’alouette blanche des hauteurs avait retenti à peu de distance. Introduisant l’extrémité de ses doigts entre ses lèvres, le rameur répondit par une modulation semblable. Du fond de la brume, le signal s’éleva de nouveau.

— C’est Sourire, fit joyeusement le gamin. Ouf ! Tout a réussi comme le Maître l’avait promis.

Et faisant évoluer l’esquif sur lui-même, il le poussa tout droit à la côte.

Ici, l’action des eaux avait usé la berge, formant à sa partie inférieure une sorte de voûte, sous laquelle le bateau disparut tout entier.

Joyeux tâtonna un instant dans l’obscurité, rencontra sous sa main un anneau, y fixa l’amarre de la barque, puis, prenant pied sur un étroit rebord rocheux, il le suivit. Ainsi, par une pente raide, il atteignit le sommet de la berge.

— Joyeux, c’est toi, chuchota une voix anxieuse à son oreille.

— Oui, ma chère Sourire.

— J’étais inquiète, tu as tardé. Je craignais que les Esprits de la nuit t’eussent entraîné au fond du lac.

— Ah ! ce n’est pas commode de suivre son chemin par ce brouillard.

La fillette répondant au nom de Sourire était aussi frêle, aussi maigre que son jeune compagnon.

Tous deux avaient connu la même misère, les mêmes privations. Tous deux portaient les traces des souffrances qui assaillent les abandonnés.

Mais vraiment, ils ne songeaient pas à ces choses douloureuses du passé, non plus qu’au froid cinglant de la nuit ; Joyeux demandait anxieusement :

— Et les ordres du Maître ?

— Exécutés.

— Comme ça ?

— Oui. J’ai ouvert la caisse de Stittsheim. J’ai pris un tube bleu. Et puis, je suis sortie de la tente ; j’ai gagné le feu près duquel était en sentinelle Dog-Nin.

— Ah oui ! le grand Graveur de Prières qui nous appelle les rats, à cause de notre taille chétive.

— Lui-même. J’étais très émue, mais il ne l’a pas vu, très émue, tu comprends. Si le tube n’avait pas agi, tu n’aurais pu à la fois rentrer au camp sans être vu, et cacher le bateau.

— Et il a agi ?

L’accent du petit trahissait une curiosité aiguë. Sourire répliqua :

— Oui. Il a agi.

— Le Maître avait raison.

— Il a toujours raison. Tandis que Dog-Nin tournait la tête, j’ai dirigé la petite lueur bleue sur son crâne.

Elle s’arrêta un instant.

— Achève, achève, gronda l’organe impatient de Joyeux.

— Eh bien, il s’est, affaissé tout doucement sur le sol. Il dort depuis ce moment. Mais ne perdons pas de temps ; rentrons au camp. À son réveil, il doit me retrouver seule devant son feu.

Les deux enfants se prirent aussitôt par la main et filèrent rapidement dans l’obscurité brumeuse. Bientôt, un rougeoiement tremblota devant eux. Leur démarche se fit plus circonspecte, mais leurs précautions leur apparurent immédiatement inutiles. Auprès du foyer un grand corps gisait sur le sol.

— Dog-Nin, susurra Sourire.

Le guerrier dormait profondément. Il avait laissé échapper sa carabine qui s’allongeait dans l’herbe auprès de lui.

— Va, murmura encore la fillette en se glissant devant le foyer où elle fit mine de s’endormir.

Joyeux ne se fit pas répéter l’invitation.

Ainsi qu’une ombre, il traversa en courant la zone éclairée, puis disparut dans le manteau de brume couvrant le camp.

Il avait franchi la ligne des factionnaires sans avoir été remarqué. Deux minutes plus tard, il se coulait sous la tente de feutre réservée à lui et à sa petite compagne.

Deux panthères noires, sveltes, souples, câlines, bondirent auprès de lui. Il les caressa doucement.

— Bonjour, Fred, bonjour, Zizi. Pas de ronrons éclatants, mes chéries ; la prudence est de rigueur. Le plus fort est fait ; mais nous n’avons pas fini.

Les fauves semblaient le comprendre. Ils se courbaient, s’arcboutaient sous ses caresses, mais ne poussaient aucun de ces rauquements satisfaits dont leurs congénères ne sont point avares en pareil cas.

Cela dura quelques minutes. Le gamin s’étendait sur les nattes amoncelées au centre de la tente, quand le panneau d’étoffe servant de porte se souleva, livrant passage à miss Sourire.

— Toi, s’exclama master Joyeux.

Elle rit silencieusement.

— Oui, Dog-Nin s’est éveillé. Et il m’a secouée, il m’a grondée, en disant qu’il était absurde à un rat comme moi de dormir en plein air, quand on peut s’abriter sous une bonne tente de feutre.

— Il n’a eu aucun soupçon ?

— Non, non. Ces guerriers si hauts sont moins défiants que les rats. Il est convaincu que je ne me suis pas aperçue de son sommeil sous les armes. Ce n’est pas lui qui nous trahira, sois tranquille.

Mais changeant de ton.

— En revenant, je me suis aperçue que l’on harnachait les yaks.

À ces mots, Joyeux se dressa sur son séant :

— Les yaks ! Alors l’envoyé de San et son escorte ne vont pas tarder à partir.

— Je le crois.

— C’est vrai. Il faut arriver auprès des soldats d’Europe avant qu’ils aient levé le camp.

Le gamin se mit sur ses pieds.

— En ce cas. Il faut guetter. Eux partis, le poste B doit disparaître. Soit ! je dormirai une autre nuit.

Miss Sourire ne s’était pas trompée. De sourdes rumeurs couraient dans le campement.

Auprès du parc des yaks, — des hommes s’agitaient, fixant sur l’échine des animaux, seules montures des Hauts Plateaux, les bâts de charge, ou des selles destinées à leurs cavaliers.

Sous la tente spacieuse du chef, deux personnages échangeaient les dernières répliques d’un entretien qui durait depuis longtemps, ainsi qu’en faisaient foi les gourdes d’eau-de-vie de riz et les timbales alignées sur une petite table pliante, bijou d’ébénisterie chinoise égaré en ce désert.

C’étaient San et sir John Lobster.

— Ainsi, disait l’athlète, tu as bien compris ?

— Parfaitement, me donner comme un voyageur. J’ai rencontré, à deux jours de marche, une armée chinoise, envoyée par le Fils du Ciel au-devant des troupes européennes, afin de coopérer à la capture des bandits du Drapeau Bleu. J’indique la position des Chinois. C’est de ce côté qu’il convient de se diriger pour opérer la jonction.

— C’est bien cela. Une fois dans cette direction, aucun ne reverra l’Europe. Cela découragera un peu ces blancs si prompts à se mêler de nos intérêts.

Ces derniers mots, San les prononça à voix basse. Évidemment, ils n’étaient point destinés à son interlocuteur. Mais de nouveau son organe s’éleva :

— Oui, ce que je veux, c’est que les troupes chinoises entraînent les soldats anglo-russes loin de mon Réduit Central.

Puis, souriant :

— Service pour service, John Lobster. Tu lances mes ennemis sur une fausse piste. En échange, je te remets la prisonnière que tu m’as demandée.

— Miss Violet.

— Elle-même. Quant à mes autres captifs…

Le gros gentleman haussa les épaules.

— Je ne tiens pas à connaître leur sort. Voyez-vous, digne master San, ne m’en parlez pas, je ne vous en parlerai jamais.

Ce qui provoqua chez le Graveur de Prières un accès d’hilarité.

— Couvrez-vous donc bien, sir John, reprit-il, une fois sa gaieté calmée ; car la nuit est effroyablement froide. Le moment de vous mettre en route est venu.

Lobster attendait sans doute ce moment avec impatience, car il s’empressa de s’emmitoufler de fourrures, tout en disant d’un ton jovial :

— Je prends la route à l’instant même. J’ai souci de partir vite pour revenir rapidement.

— Oh ! la petite miss Violet vous attendra.

— Je suis sûr. La sagesse est de ne pas courir plus loin que son souffle. Mais la sagesse et le désir d’entrer en matrimoniale société ne marchent pas du même pas ; vous comprenez cela, vieux garçon. Vous comprenez, très certainement.

San écoutait, clignant des yeux, sa face safranée exprimant un incommensurable dédain, mais si telle était sa façon de voir, il n’éprouva aucun besoin de la faire connaître à son interlocuteur, lequel put continuer tout à son aise à développer l’enchaînement de ses idées :

— Parfaitement ! Ce Français diabolique vient se jeter à la traverse de mon hymen. Je ne l’ai pas prié de cela. Vous pensez ainsi, vieux garçon, je ne l’ai pas prié. Un homme sensé n’invite jamais l’obstacle à sa quiétude. Et je suis sensé ; j’ai même la réputation, puisque les électeurs du cercle de Beggingbridge m’ont envoyé siéger à la Chambre des Communes. Vous me direz : Les électeurs ne savent pas toujours ce qu’ils font. Oui, très vrai pour de nombreux collègues ; mais pour moi, ils savaient très bien. Je suis un parfait gentleman, et, dans ma tête, j’ai rangé des idées fortes et pratiques.

Le discours du représentant de Beggingbridge eût peut-être duré longtemps ; mais San, s’apercevant qu’il avait terminé son ajustement, l’interrompit par ces mots :

— Vous êtes prêt ?

— Totalement, master San, répartit Lobster avec autant de sang-froid qu’un orateur parlementaire en peut montrer en présence d’une interruption préparée à l’avance.

— Votre escorte doit vous attendre.

Et l’athlète jaune fit entendre un coup de sifflet strident.

Un homme parut aussitôt à l’entrée de la tente. Lobster poussa un cri d’étonnement. Il reconnaissait le guide qui, naguère, l’avait abandonné dans la montagne avec ses compagnons.

— Il m’est fidèle, à moi, prononça le seigneur San comme pour répondre à la pensée de son interlocuteur.

Puis, rapidement :

— Ils t’escorteront jusqu’au sommet des hauteurs, aux grottes, d’où le chemin devient aisé. Ensuite, tu as la plaque d’or que je t’ai remise.

— La plaque avec la figure gravée du Drapeau Bleu.

— À quiconque prétendrait entraver la marche, tu présenteras cette image, et tu passeras.

— Tous ceux de la montagne vous obéissent donc ?

— Tous, oui, et bien d’autres encore, gronda orgueilleusement l’herculéen successeur de Log.

Mais, changeant de ton :

Le bedonnant gentleman se hissa.
Le bedonnant gentleman se hissa.

— Assez causé, reprit-il, l’heure s’avance. Il ne faut pas que les guerriers d’Europe aient commencé leur étape, dans une direction que je ne veux pas leur voir prendre. Viens.

Le guide s’étant effacé, le gentleman et son hôte sortirent. Une douzaine de yaks, montés par autant de guerriers, stationnaient devant la tente.

L’un des hommes tenait en main un quadrupède sans cavalier. San le désigna à John Lobster.

— Pour toi.

Non sans peine, le bedonnant gentleman se hissa en selle.

— Va, fit encore le chef des Graveurs de Prières. Va, réussis, et reviens chercher celle que tu considères comme le prix de tes services.

Il y avait une ironie aiguë dans l’accent du géant jaune. Lobster n’eut pas le temps de répliquer. Le guide avait fait entendre un cri guttural, et toute la troupe s’était ébranlée à ce signal.

Au milieu de son escorte, sir John s’enfonça dans la brume toujours intense.

En dehors de ceux qui escortaient l’Anglais, aucun des séides de San n’avait bougé. Aucun n’avait déserté sa tente pour se rendre compte du tapage insolite qui troublait leur repos.

Et quand le chef eut laissé retomber le panneau de feutre fermant son abri, ce fut de nouveau le silence et les ténèbres.

Alors Joyeux et Sourire se glissèrent hors du cône feutré qui leur servait de logis. Sans se montrer, ils avaient assisté au départ de la troupe. Qu’allaient-ils faire à présent ? Tous deux chuchotaient avec animation. C’était une succession de répliques pressées, frémissantes :

— Je vais avec toi, disait Sourire.

— Non, répondait le gamin, à quoi bon doubler les chances de se faire prendre.

— Pour courir le même danger.

— Il n’y en a pas.

— Si. Tantôt, je t’ai laissé partir seul. Tous dormaient. Maintenant beaucoup sont éveillés dans le camp. Si l’on te prend, tu es mort. Pourquoi resterais-je dans la vie ?

Ah ! le mot profond et doux de l’affection éclose entre ces deux parias de la société, de ces deux abandonnés.

C’était le cri du dévouement absolu, de la misère commune, une chose grande comme l’infini jaillissant de cette petite âme d’enfant.

Joyeux ne résista pas.

— Viens donc, ma pauvre Sourire. Au fait, tu as raison. Celui qui resterait serait trop malheureux.

Et se tenant par la main, ombres minuscules parmi les immenses ombres de la nuit, les petits se dirigèrent vers la chaumière qualifiée naguère par Dodekhan de poste B.

Ils allaient à pas furtifs, s’arrêtant pour prêter l’oreille au moindre bruit, repartant vite pour s’arrêter un peu plus loin.

Cependant, ils arrivent auprès de la cabane. Ils gagnent la porte, la poussent. Ils sont dans la place.

Au centre, brille une lueur rouge. Ce sont les tisons du foyer, naguère allumé pour les captifs évadés, qui achèvent de se consumer.

Mais ils s’en approchent. Ils choisissent des charbons bien rouges, vont les porter sur les fourrures laissées par les fugitifs, parmi la provision de combustible. Ils en introduisent entre les poutrelles du toit, entre les troncs formant les murailles. Et puis, ils soufflent éperdument, ravivant la flamme expirante. En quelques minutes, ils ont établi ainsi dix brasiers, imperceptibles encore, mais qui avant peu enceindront la chaumière d’un mur de flammes.

— Vite, retournons à la tente, fait gaiement Joyeux. Le dernier ordre du Maître est exécuté. Incendier le poste B, afin de laisser subsister, dans l’esprit de San, un doute quant à ses prisonniers.

Tous deux ont bondi à l’extérieur.

Déjà à travers les croisées, ils discernent les lueurs de l’incendie qui va éclater. Le tout est d’arriver à la tente, avant que le rougeoiement du feu ne soit découvert par ceux qui entourent le poste.

Ils se pressent… Ils se hâtent. Soudain, un grand cri passe dans la nuit comme un hululement d’orfraie.

C’est la clameur terrifiante des Yakoutes annonçant le feu. Et des hurlements se font entendre de toutes parts. Mais les deux frêles créatures sont parvenues à leur tente. Ils s’y engouffrent, pour reparaître presque aussitôt en clamant d’une voix ensommeillée :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Des ombres qui filent en courant près d’eux, leur jettent cette réponse :

— Le feu ! Les prisonniers ! Le poste B.

Ah ! la flamme a bien travaillé ; à travers la brume, on aperçoit un flamboiement énorme ; la nuit s’éclaire. San apparaît hideux, terrible, furieux, rugissant d’une voix de tonnerre :

— Les prisonniers ! Qu’on les fasse sortir.

Il court. Les enfants se regardent, échangent un regard narquois, puis s’élancent dans ses traces, en lançant des cris aigus.

Avec le chef, ils reviennent vers la cabane. Toute la troupe est là, essayant en vain de maîtriser les flammes. Peine inutile ! L’incendie a été préparé avec trop de soin. Tout flambe à la fois. En deux heures tout est consumé, et parmi les débris noircis, fumants encore, San, une lance à la main, cherche rageusement une trace des prisonniers qu’il pense avoir péri dans le sinistre.

Naturellement, il ne trouve rien ; pas le moindre squelette calciné. Les enfants à deux pas s’amusent énormément en écoutant son soliloque :

— Ils y étaient pourtant. Ils n’ont pas pu s’échapper. D’un côté, mes soldats ; de l’autre, le lac. Ils y étaient donc. Ils y sont. Alors pourquoi ne les trouvé-je pas ?