Miss Mousqueterr/p2/ch6

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Boivin et Cie (p. 371-390).


VI

LES MÉSAVENTURES D’UN AMBASSADEUR


— Par le pied fourchu, c’est vraiment une fatigante escalade.

C’est ainsi que sir John Lobster, représentant de Beggingbridge à la Chambre des Communes, exprima son opinion sur le voyage nocturne, qui l’avait amené à l’entrée des cavités rocheuses, occupant le sommet des hauteurs, au sud du lac aux eaux tièdes.

Le chef du détachement s’approcha de lui.

— Seigneur, dit-il, ici nous devons te quitter. Un feu est allumé où tu pourras attendre les trois serviteurs qui ont été prévenus et qui t’accompagneront chez les Européens.

Lobster inclina la tête d’un air important. Et de fait, son rôle à cette heure lui apparaissait tout à fait confortable. Il était l’Ambassadeur du Drapeau Bleu !

Il eût pu se dire qu’il se préparait à tromper ses compatriotes. Les explications de San ne lui laissaient aucun doute à cet égard, encore que le farouche Asiate ne lui eût pas dévoilé toute sa pensée.

Mais Lobster avait un trop vif désir d’assurer son bien-être personnel, pour s’incommoder de raisonnements capables de compliquer son état d’âme.

Un feu était là, allumé à l’abri de roches surplombantes. Sir John alla s’asseoir auprès de la flamme, après avoir attaché son yak à côté de trois autres, destinés, lui dit-on, aux serviteurs qui le rejoindraient en cet endroit.

Tout à ses pensées, le gentleman ne remarqua point la nuance d’étonnement vibrant dans la voix du guide qui lui donnait cette explication.

Ce fut un malheur pour lui. S’il l’avait perçu, il eût interrogé. Le guide lui eût avoué sa surprise de ne pas rencontrer les serviteurs attendus au rendez-vous. Pareille inexactitude n’était point de mise parmi les hommes enrôlés sous le Drapeau Bleu.

Et Lobster se fût inquiété ; il eût probablement retenu son escorte jusqu’à l’arrivée des retardataires. Mais il ne fit rien de semblable.

Les guerriers le saluèrent, ainsi qu’il convient de saluer l’hôte d’un chef illustre, et reprirent le chemin par lequel ils étaient venus.

Sir John Lobster demeura seul, assis en face du foyer, dont le rayonnement l’enveloppait d’une atmosphère rouge.

Frileusement engoncé dans des fourrures, ne laissant passer que le bout de son nez, penché vers le feu, le gentleman se confiait qu’il faisait un froid de chien, et qu’il recevrait de verte manière les domestiques qui le faisaient ainsi patienter, quand il eut l’impression que quelque chose avait bougé à la limite du cercle lumineux entourant son foyer.

Qu’est-ce que cette chose ?

Un animal peut-être. Quel animal pouvait rôder dans cette nuit glaciale, au milieu de ces montagnes désolées. Sans hésiter, il se répondit :

— Un ours.

Pourquoi un ours, animal à peu près inconnu dans le Pamir ? L’Anglais avait naguère parcouru les Pyrénées où l’on rencontre parfois ce plantigrade, qu’il considérait depuis comme le complément indispensable de toute montagne qui se respecte. Beaucoup d’associations d’idées reposent sur une logique aussi boiteuse.

11 eut un cri étouffé, tourna la tête.

Une masse, couverte d’une épaisse fourrure, se dressa à ses yeux.

Plus de doute, c’était l’ours, l’ours debout sur ses pattes postérieures.

Bien plus, derrière celui-ci trois autres profilent leur silhouette inquiétante. L’imminence du danger dote sur-le-champ le gentleman d’une élasticité dont il se croyait dépourvu.

Il se lève d’un bond, échappant à l’étreinte de l’intrus. Mais, ô stupeur ! Le premier des plantigrades s’incline respectueusement devant le représentant de la Chambre des Communes, et d’une voix qui n’a rien de carnassier prononce :

— Un éboulement nous a obligés à un long détour. De là, notre retard. Il serait bon de nous mettre en marche vers le camp des hommes d’Europe, ainsi que l’a ordonné le maître San.

Les ours n’ont des ours que la fourrure. Ce sont les serviteurs qu’il attendait. Une joie ineffable envahit le gros Anglais. Ils sont là pour le servir et non pas pour se servir, à ses dépens, les portions les plus délicates de son individu.

Les forces lui reviennent comme par enchantement. Il se relève, ferme sur ses jambes. D’une voix assurée, il commande :

— En selle, mes vieux garçons.

Et il se réjouit de voir ces braves gens s’empresser pour lui obéir. Ils courent vers l’endroit où sont entravés les yaks, les détachent.

Mais à ce moment une remarque s’impose à l’esprit du gentleman. Il y a quatre bœufs de la montagne : un pour lui, les autres pour les trois serviteurs qu’on lui a annoncés. Et il compte quatre serviteurs.

— Pourquoi quatre ? interroge-t-il.

— C’est l’ordre du Maître.

— Il s’est trompé, alors ?

— Le Maître ne se trompe pas.

— Cependant.

— Sans doute, l’erreur est de ton fait, homme de l’Ouest.

Du coup, Lobster hausse les épaules. À quoi bon discuter avec des fanatiques. Aussi, il reprend d’un ton indifférent :

— Oh ! cela m’est tout à fait égal. Ce que j’en disais, visait simplement, le nombre des yaks.

— Qu’a-t-il ce nombre ?

— Il est inférieur à celui des cavaliers. Quatre yaks, cinq cavaliers. L’un des cinq devra faire la route à pied.

— Celui-là, c’est toi.

À cette réplique, sir John ne peut réprimer un haut-le-corps.

— À pied, moi, l’ambassadeur, le chef.

— C’est ainsi que les Graveurs de Prières honorent leurs souverains.

L’Anglais ne trouve rien à répondre. Il se laisse attacher aux bras des rubans de soie, dont chacun de ses compagnons tient une extrémité entre ses mains. Il ne résiste pas lorsque deux de ses serviteurs, montés sur les yaks, le placent entre eux. À leur signal, il se met en marche.

À cet instant seulement, la faculté d’exprimer sa pensée se réveille en lui, et il grommelle :

— San ne m’a pas prévenu de cela. Certes, je lui suis le plus obligé d’avoir songé à m’honorer, mais s’il m’avait consulté, j’aurais exprimé le désir d’un honneur moins pédestre.

Puis, il s’apaise peu à peu. La route est aisée. Elle déroule ses sinuosités sur un plateau peu accidenté. À plusieurs reprises, des guerriers armés semblent sortir de terre pour barrer le passage à la petite caravane. Alors, Lobster exhibe, avec un geste noble, la plaque d’or du Drapeau. Bleu. Le chef des groupes de surveillance la prend, la porte à son front avec respect, puis la rend au gentleman.

Un appel guttural, et les hommes jaunes disparaissent, se fondent dans la nuit.

— Ah ! San, au moins sur ce point, n’a pas induit son hôte en erreur. Sans le sauf-conduit de métal, il serait impossible de passer à travers le réseau serré des éclaireurs, disséminés autour du camp des Anglais et des Russes.

Deux heures, trois heures, se sont écoulées depuis le départ. Une teinte pâle, annonce de l’aube, se répand dans l’air, sur le sol. L’obscurité paraît reculer, et les formes, les reliefs s’accusent, indéterminés encore, mais déjà perceptibles.

Brusquement, les cavaliers tirent sur les rênes. Les yaks s’arrêtent. Lobster fait halte également, avec un cri satisfait :

— L’armée !

Oui, le campement anglo-russe est là, devant lui. Avec ses serviteurs, il a gravi un bourrelet de terrain, qui maintenant s’abaisse en pente douce vers une vallée de forme circulaire, au centre de laquelle se dresse une petite colline, dont le sommet porte les tentes des chefs de l’expédition, ainsi qu’en font foi les pavillons du Royaume-Uni et de l’Empire Russe.

Sans doute, la dépression est le cratère comblé d’un ancien volcan éteint. Elle affecte la forme régulièrement arrondie des puys d’Auvergne. Oh ! elle est infiniment plus spacieuse. Les soixante puys auvergnats réunis, lui seraient inférieurs en superficie. Les puissances plutoniennes qui ont produit le monstrueux soulèvement de l’Asie centrale, qui ont projeté le plateau du Pamir à cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, les pics de l’Himalaya à plus de huit mille, feraient presque sourire des petites convulsions volcaniques arvernes, qui ont hissé péniblement, à dix-sept cents mètres, l’extrême sommet du cône éruptif du Puy-de-Dôme ; mais l’effort de la nature est un dans ses manifestations. Puissant ou faible, il reproduit les mêmes effets. Les dimensions varient, les formes demeurent identiques.

Et dans ce fond de cratère, les tentes s’alignaient. On distinguait les divers services, les fronts de bandière, les grand’gardes, la chaîne des sentinelles perdues.

Sur cette dernière ligne, du reste, se produisait un mouvement.

Les factionnaires se rapprochaient les uns des autres, se parlaient, avec des gestes désignant le point où la petite troupe venait de faire son apparition.

Elle était signalée. Le mieux serait donc maintenant de marcher droit sur le camp. Si évidente apparaissait la conclusion que, sans avoir échangé un mot, les cinq personnages poussèrent les yaks en avant.

Seulement, une légère modification s’était produite. La caravane ne comptait plus de fantassin.

L’un des serviteurs avait sauté en croupe d’un autre de ses camarades, et sir John avait été invité à enfourcher le yak devenu disponible.

— Les Européens ne savent point honorer leurs dignitaires comme nous, avait expliqué celui qui semblait porter la parole au nom de tous ; tu nous pardonneras, Seigneur, de t’imposer une monture.

Je crois bien que Lobster pardonnait. Il eût pardonné pareille liberté depuis longtemps.

Enfin, on atteignait le but. Pourquoi ressasser les fatigues passées ?

Les animaux eux-mêmes devaient avoir conscience de la fin de l’étape, car ils dévalèrent la pente du cratère éteint à une allure accélérée.

Arrêtés par les sentinelles, les voyageurs, grâce à la nationalité de sir John, furent dirigés de poste en poste jusqu’au quartier général, c’est-à-dire jusqu’à la tente spacieuse où les généraux en chef du corps expéditionnaire s’abritaient avec leurs officiers d’état-major.

L’annonce de leur venue les y avait déjà précédés.

Lord Aberleen et Stanislas Labianov attendaient le représentant à la Chambre des Communes voyageant pour son agrément, (ainsi se présentait sir John) qui prétendait avoir à faire des communications de la plus haute importance.

En face du quartier général, Lobster et ses compagnons mirent pied à terre.

Les soldats préposés à la garde avaient des ordres. Ils s’écartèrent en indiquant par gestes que les visiteurs pouvaient passer.

L’air fier, la tête penchée en arrière, le jarret tendu, le gentleman franchit le seuil de la tente, suivi respectueusement par ses serviteurs.

Quel effet produisit la vue des généraux sur l’escorte de l’Anglais. Il est impossible de le dire. Mais l’un des serviteurs ayant poussé une légère exclamation, les trois autres s’empressèrent autour de lui.

Cela fut rapide, autant que subit. Quand Lobster, mû par le vague sentiment qu’un fait insolite se produisait derrière lui, se retourna, ses compagnons avaient déjà repris leur attitude correcte et indifférente.

Lord Aberleen, d’ailleurs, adressa la parole à sir John, l’empêchant ainsi de s’abandonner à de longues réflexions.

— Vous avez souhaité entretenir les commandants en chef, prononça lentement le lord.

— Oui, répliqua aussitôt l’interpellé, et spécialement mon compatriote, Lord Aberleen.

— Vous n’avez pas invoqué en vain la qualité d’Anglais. Je suis celui que vous désirez voir, et je vous écoute.

Le gros Lobster s’inclina cérémonieusement, puis, avec toute la dignité qu’il put appeler sur sa ronde personne :

— On vous a dit, Milord, que j’ai pour appellation, sir John Lobster ; comme référence, le titre de député de Beggingbridge.

— On me l’a dit, en effet.

— Permettez que je complète et corrobore ce renseignement en mettant sous vos yeux ma carte de Représentant, ornée de ma photographie ; car il me paraît d’utilité judicieuse d’appuyer mon dire de la plus mathématicale démonstration.

Il tendait en même temps à Lord Aberleen la pièce d’identité indiquée. Le général anglais y jeta un coup d’œil, la présenta à son collègue russe, puis la rendant au gentleman.

— Cela est droit, sir Lobster. Nous nous connaissons à présent, la présentation est correcte. Je suis donc prêt à recevoir votre communication.

Un feu clair, flambant dans une cheminée de campagne, appareil démontable en briques réfractaires, répandait une douce chaleur dans la tente. Lobster éprouva le besoin d’entr’ouvrir les fourrures qui le couvraient, et qui, excellentes en plein air, lui devenaient pesantes en cet endroit tièdement clos. Pour faire glisser son capuchon, pour déboutonner la patte de son collet, il cessa un instant de fixer son regard sur les généraux. Quand il le reporta de ce côté, il resta bouche bée.

Les deux officiers ne semblaient plus s’occuper de lui. Stanislas Labianov tenait à la main un papier plié en forme de lettre, et, soudainement devenu très pâle, il en désignait la suscription à son collègue Aberleen.

Qu’y avait-il donc de nouveau ? Une chose bien simple. Ce papier venait de tomber sur la table. D’où avait-il été lancé ? Nul des assistants n’eût pu le dire avec précision. Instinctivement, le Russe avait saisi l’étrange correspondance. La suscription l’avait ébloui, comme paralysé.

Bien simple cependant, cette adresse ainsi conçue :

« À Son Excellence le Général Stanislas Labianov.
« À mon père.
« Lisez sans un mot, et suivez l’avis. Ainsi nous serons sauvés. »

Et Stanislas Labianov, se penchant vers Aberleen, murmura de manière à être entendu de lui seul :

— L’écriture de ma Mona.

On juge de l’émoi des deux collègues. Pas un instant la vérité ne se présenta à leur esprit. Mona et ses amis ayant pris la place des serviteurs désignés par San, lesquels gisaient à présent, soigneusement ligotés, dans les cavernes où Lobster avait eu si grand peur d’ours imaginaires ; Mona,

méconnaissable dans ses fourrures, ayant hâte de se trouver seule en face de son père.

Cependant, Labianov dépliait la missive. Lord Aberleen et lui la parcouraient d’un œil anxieux. Ils lisaient :

« Sir John Lobster est un niais qui, sans le savoir, est l’agent des bandits que vous voulez châtier. Ses avis vous conduiraient à un désastre. Ayez l’air de le croire. Renvoyez-le du camp en gardant ses compagnons comme otages. Aussitôt votre Mona sera dans vos bras. Elle vous dira comment elle a échappé à ses terribles ennemis ; comment ils pourront être vaincus. »

Sir John, de plus en plus courroucé de l’inattention inexplicable des commandants en chef de la colonne anglo-russe, les vit s’interroger du regard. Aberleen exprima un doute, auquel Labianov riposta par un geste d’affirmation vigoureuse.

Puis, le lord haussa les épaules ainsi qu’un homme qui se résigne et sembla dire à son collègue :

— Faites ainsi que vous le jugerez convenable.

Certainement, Labianov attendait cet acquiescement, car il se redressa, dirigea son regard sur l’ambassadeur de San, et doucement :

— Parlez donc, Monsieur John Lobster. Nous sommes tout à votre récit.

Enfin, la distraction de ces militaires prenait fin. Le gentleman se rengorgea.

— Je vais donc parler dans la clarté la plus grande.

Puis, s’avançant d’un pas, arrondissant les périodes, risquant même quelques gestes oratoires, il exposa que faisant du yaking (équitation sur yaks) dans l’Asie centrale, pour son propre contentement, il avait donné, deux jours avant le présent, dans une armée chinoise, nombreuse il le pouvait certifier. De quel nombre, cela n’était pas dans sa possibilité de le préciser, vu qu’il n’avait pas eu le temps assez pour en faire le compte exact.

Le bouton de corail, commandant cette force militaire, apprenant qu’il se dirigeait vers le lac Balkhach, pour rentrer en Europe et rejoindre son siège à la Chambres des Communes, avait aussitôt pensé que sa route croiserait celle de l’armée anglo-russe, et l’avait prié, de la plus honorable manière, de vouloir bien être son messager auprès des chefs de ladite colonne.

Après quoi, vinrent les instructions versées par San dans l’esprit égoïste du gentleman. Les Chinois poursuivaient le même but que les Européens ; saisir et exterminer les bandits du Drapeau Bleu.

Il y aurait tout avantage pour les deux forces à se réunir. Les troupes célestiales connaissaient certainement la région bien mieux que les gens d’Europe. Ceux-ci, par contre, avaient des talents militaires très supérieurs.

À sa grande surprise, Lobster fut écouté dans le plus profond silence.

Pas une interruption, pas une marque d’approbation.

Très gracieusement, Labianov s’inclina devant lui.

— Mon collègue et moi, vous savons gré du sentiment qui vous a fait troubler votre voyage d’agrément pour nous apporter des nouvelles. Maintenant, nous allons vous offrir les vivres, munitions, dont vous pouvez avoir besoin pour continuer votre route.

— Continuer ma route, bredouilla sir John abasourdi de ce résultat de sa démarche.

— Excusez-nous, reprit le général plus gracieusement encore. Mais aucun étranger ne doit séjourner dans le camp.

— Je ne suis pas étranger, se récria le gentleman, je suis Anglais.

— Anglais, oui ; mais étranger à l’armée.

— Cela je l’avoue.

— Nous devons donc vous exiler du camp, où un personnage civil ne saurait résider qu’à un seul titre.

Le visage de l’ambassadeur de San se rasséréna.

— Un seul titre… Je l’ai certainement.

— Je doute qu’il vous convienne, repartit ironiquement le père de Mona, le titre en question est celui de prisonnier ou d’otage.

Cette fois, John n’insista pas.

Très digne, se perchant sur la pointe des pieds, afin de donner plus de majesté à sa stature plus étendue en largeur qu’en hauteur, il étendit le bras vers ses serviteurs en un geste de commandement :

— Demi-tour, mes braves. Nous ferons halte en dehors de ce camp, puisque la prudence militaire nous interdit de prendre, en son enceinte, le repos bien gagné pourtant par une longue marche de nuit.

Mais décidément le digne membre des Communes vivait un mauvais jour.

La dignité ne lui réussit pas plus que l’éloquence. En effet, Labianov prononça ces mots :

— Un instant.

— Vous raviseriez-vous, interrogea sir John déjà ravi à la pensée d’un repas plantureux suivi d’un repos prolongé.

— Qu’appelez-vous me raviser ?

— J’entends m’accorder l’hospitalité.

Le Russe secoua la tête.

— Non, non. Les instructions de nos gouvernements sont formelles.

— Alors, à quoi bon retarder mon départ ?

— Je ne retarde pas le vôtre, cher Monsieur.

— Cependant…

— Seulement, vous semblez avoir l’intention d’emmener avec vous les personnes de votre suite.

— Naturellement, car elles sont aussi étrangères à l’armée que moi-même.

— Erreur, cher Monsieur.

— Où prenez-vous l’erreur ?

— En ceci. Qu’à cette heure, je leur décerne le titre que vous avez refusé tout à l’heure, et que je les garde comme otages.

La bouche du grassouillet gentleman s’ouvrit en 0 ; ses sourcils affectèrent la forme d’accents circonflexes, ce qui, chacun le sait, exprime l’ahurissement le plus complet ; mais on ne lui laissa pas le loisir de développer oralement les sentiments nés en sa personne de la soudaine conclusion de l’audience.

Sur un signe d’Aberleen, deux capitaines encadrèrent le représentant de la Chambre basse, lui empoignèrent, courtoisement les bras, et avec une énergie, persuasive quoique exempte de violence, l’entraînèrent hors de la tente.

À l’extérieur, sir John tenta de s’expliquer.

Ses conducteurs le laissèrent parler, prendre à témoin l’orteil de Satan, la pipe de Bull et la lance de saint Georges ; seulement, ils ne lui répondirent pas une syllabe.

Toutefois, si leurs langues se condamnaient à la plus stricte immobilité, leurs jambes ne restaient pas inactives.

Irrésistiblement tiré par ces jambes privées d’oreilles, comme les désignait le gentleman, celui-ci traversa le camp, suivi de son yak tenu en main par un soldat. Il repassa à la grand’garde, puis aux divers échelons de protection du camp. Enfin, il franchit le cordon des sentinelles extrêmes.

Là, ses guides le saluèrent, toujours sans une parole ; après quoi, pivotant sur leurs talons, ils reprirent le chemin du camp, abandonnant à lui-même Lobster entièrement médusé.

— Par les cornes de Béelzébuth, soupira le gros homme, je suis fâché pour
DEUX-CAPITAINES L’ENTRAÎNÈRENT HORS DE LA TENTE.
une armée qui contient bon nombre d’Anglais ; mais je suis persuadé que tous sont fous.

Comme pour ancrer encore cette idée en son crâne rougeoyant, le factionnaire le plus proche arma son fusil, en criant d’une voix menaçante :

— Passez au large, ou je fais feu.

— Encore un fou ! soupira John.

Nonobstant cette remarque, il saisit par la bride son yak demeuré auprès de lui, l’air aussi penaud que son cavalier, et il s’éloigna, retournant vers le campement de San, avec l’espoir d’y être mieux accueilli.

Tout en déambulant, il monologuait :

— Cela est tout à fait renversant pour mes idées. On dit les jaunes des sauvages et les blancs des civilisés. Les jaunes m’ont fait un accueil de gentleman, les blancs me traitent ainsi qu’un mendiant. De quel côté la civilisation ? De quel côté la convenabilité ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que l’envoyé de San subissait cette expulsion, Aberleen, sur la prière de Stanislas Labianov, invitait les officiers de leur état-major à « disposer », façon militaire de dire :

— Mes amis, vous êtes libres.

Les ex-serviteurs de sir John restèrent seuls en face des commandants en chef.

Alors, d’un même mouvement, tous quatre firent tomber les fourrures qui les encapuchonnaient, découvrant ainsi leurs visages.

Et Stanislas Labianov d’une voix brisée, lança ce nom :

— Mona !

Sa fille bien-aimée, qu’il n’espérait plus revoir était là devant lui. Elle bondit vers son père, l’enlaça. Durant quelques instants, la tente s’emplit du bruit des baisers, des mots doucement gémis.

— Mon père, mon bon père !

— Ma petite Mona chérie !

Aberleen regardait, gagné par l’émotion, son visage maigre parcouru par les ondes d’un tremblement intérieur.

Lui qui avait reçu la confidence douloureuse de son collègue, il comprenait la joie éperdue dont l’âme paternelle était remplie à cette heure.

Puis, la curiosité se présenta, autoritaire, à son esprit. Comment Mona arrivait-elle ainsi au camp, sous ce déguisement de serviteur d’un homme réputé envoyé du Drapeau Bleu ?

Par quel concours de circonstances avait-elle été amenée dans ces atroces solitudes des Hauts Plateaux ? Quels étaient ses compagnons ?

Aberleen voulait savoir, poussé à questionner, non par une curiosité banale, mais par le sentiment net, précis, que la venue de la jeune fille se rattachait étroitement à l’œuvre générale que lui, que Labianov, délégués de la civilisation européenne menacée, venaient accomplir dans ces solitudes de l’Asie centrale. Et brusquement, il demanda :

— Que signifie tout ceci ?

Il avait parlé à mi-voix, un peu gêné de troubler les effusions de son collègue.

Mais ces seuls mots rappelèrent Labianov à lui-même. Il desserra son étreinte, éloigna doucement Mona, et d’un accent tout vibrant encore de l’intense émotion ressentie, il prononça à son tour :

— Oui, oui. Cela semble un songe. Tu es là, ma douce enfant, et je n’ose croire à la réalité de ce que je vois. J’aurais traité de fou celui qui m’eût dit : « C’est parmi les cimes abruptes du Pamir que tu verras celle que tu pleures. » Enfant ! ma petite Mona ! Pourquoi, comment est-ce ainsi ?

La vaillante jeune fille s’était ressaisie. Elle comprenait qu’avant de songer à la douceur de la réunion, il fallait assurer le salut de cette armée dont les tentes l’environnaient.

Elle se fit grave. Son visage ne conserva plus trace de son émoi filial, et comme le général Labianov, comme lord Aberleen, surpris de ce changement, l’interrogeaient du regard, elle dit lentement :

— Mon père, oubliez un instant que je suis votre enfant, pour ne voir en moi que la messagère du Drapeau Bleu.

— Allons, toi aussi !

— Miss aussi, s’exclama Aberleen, se départissant de son flegme habituel.

— Oui, mais pas du même.

Peindre la stupeur des officiers généraux est impossible. D’une même voix, ils murmurèrent.

— Pas du même ! Ah çà ! Il y a donc plusieurs Drapeaux Bleus.

Elle secoua mélancoliquement la tête :

— Il n’en est qu’un, seulement, deux influences adverses se le disputent. L’une qui m’a torturée, qui veut votre perte, que je hais ; l’autre de bonté, de loyauté, l’autre que j’aime.

Ce dernier mot jaillit de ses lèvres sur l’aile d’un soupir… L’aveu du sentiment qui dominait son âme en présence du général anglais, tout à l’heure inconnu d’elle, lui avait coûté infiniment, mais elle avait tendu sa volonté, l’aveu lui paraissant nécessaire pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire ensuite.

Et vite, comme désireuse de détourner l’attention de ses interlocuteurs.

— Je m’aperçois que j’ai négligé une chose des plus importantes : Vous présenter mes amis, mes compagnons de souffrance.

Elle désigna successivement chacun des personnages.

— Madame la duchesse de la Roche-Sonnaille.

— Vous, vous, Madame, s’écria impétueusement Labianov, vous que mon cœur appelait aussi ma fille, vous qui fûtes pour Mona la plus tendre des sœurs.

Mais Mona l’interrompit encore, et continua :

— M. Max Soleil, un écrivain français ; miss Violet Mousqueterr, la riche Australienne ; deux âmes de dévouement… Sur la lecture d’un journal, ils ont résolu de prêter aide à deux victimes… Sara… et moi, qu’ils ne connaissaient point… Ils ont couru mille dangers pour ces inconnues, et peut-être la tristesse sera-t-elle la, récompense de leur bonté.

Brusquement, elle secoua sa tête blonde comme pour chasser une pensée importune.

— Pourquoi prédire le malheur… J’ai tort ! Il faut espérer, espérer toujours.

Puis, la voix changée :

— Vous savez quels sont ceux qui se tiennent devant vous, Messieurs les généraux, chefs responsables de la vie des soldats qui vous furent confiés par vos gouvernements. Cela était indispensable. Il faut que vous ayez la même confiance que nous, car le salut ne peut être atteint qu’à ce prix. Écoutez donc ce que j’ai à dire au nom du Drapeau Bleu.

Elle se tut une seconde, parut réfléchir. Enfin, elle poursuivit :

— Non, pas ainsi… Il convient d’abord que vous sachiez comment est venue, comment a grandi notre foi en Dodekhan, le Maître du Drapeau Bleu dont je vous apporte la parole.

Et, dans le silence elle parla.

Elle dit brièvement l’aventure étrange qui l’avait jetée avec Sara dans la formidable intrigue dont l’Asie entière était secouée.

Elle dit la séparation brutale, le retour en France, alors que Dodekhan, que Lucien de la Roche-Sonnaille demeuraient aux mains du traître qui avait volé le pouvoir ; l’aventure du bastidou Loursinade, celle de la maison de santé Elleviousse, la fuite à Stittsheim, la poursuite obstinée des Masques Jaunes. Puis, l’arrivée à Calcutta, la découverte du palais où naguère elles avaient vécu prisonnières.

Là, la joie surhumaine. L’écran du téléphote apportant la preuve que ceux dont les jeunes femmes cherchaient la sépulture, vivaient.

Enfin, l’ensemble de faits qui les avaient amenées dans cet horrible dédale montagneux, la trahison de leurs guides, l’entrée en scène de la panthère, l’arrivée au poste B, l’évasion.

Labianov, Aberleen écoutaient. Ils ne songeaient point à interrompre la narratrice.

Bien que fort instruits l’un et l’autre, ils étaient des hommes de cette petite Europe, où l’on se préoccupe de controverses étriquées, où l’on ignore les gigantesques courants d’opinion qui agitent les autres parties du monde terrestre.

Et la révélation de ces choses les plongeaient dans une stupeur profonde.

Ils avaient le sentiment d’être emportés dans les circonvolutions d’un rêve géant. Leur raison européenne se refusait à croire.

Ils voulaient que tout cela fût un conte, et ils ne pouvaient échapper à la vérité émanant des personnages, qui avaient été ballottés par les formidables remous causés par la confédération des Sociétés secrètes Asiates.

Mona s’était tue.

— Eh bien ? firent les officiers comme malgré eux.

Elle parut s’évader avec peine d’une préoccupation absorbante, et d’un ton hésitant :

— À cette heure, j’ai peur, fit-elle.

— Peur ? redirent-ils.

— Oh ! peur que vous vous refusiez à obéir.

Les généraux eurent un haut-le-corps.

— Obéir ?

— Oui, au Drapeau Bleu de bonté, de droiture.

Ils allaient protester. Eux, se soumettre à cet emblème qu’ils devaient combattre. Ils n’en eurent pas le temps. Mona avait joint les mains.

— Père, père, croyez-moi. Il faut obéir. Vous entendez. Il le faut. Sans cela vos soldats, vous, moi, nous périrons.

Puis, se calmant par un brusque effort, que trahit la contraction de son visage, la jeune fille reprit lentement :

— San, cet esprit de haine, au nom duquel sir John Lobster vous parlait, San veut que vous portiez votre camp à deux jours de marche vers l’Est. Comme appât, il annonce la présence d’une armée chinoise. Il n’en existe pas, j’en suis certaine. Pourquoi veut-il que vous alliez là ? Je l’ignore. Pourtant, je sens qu’il médite une traîtrise, que là-bas il a préparé un guet-apens.

— Un chef militaire, ne peut régler sa conduite sur des suppositions aussi vagues. Notre rôle est de progresser vers l’Est, de nous efforcer de découvrir le repaire…

Mona s’agenouilla.
Mona s’agenouilla.

Mona s’agenouilla.

— Que fais-tu ? mon enfant, balbutia Labianov coupant net l’exposé de son devoir.

— Je vous supplie d’écouter le conseil que Dodekhan nous a commandé de vous apporter. Croyez en lui, général. C’est l’être le plus noble que la terre porta jamais. Et puis, continua-t-elle d’un accent abaissé, frémissant de toutes les pudeurs révoltées, souvenez-vous qu’il est celui qui vous sauva à Sakhaline, qui risqua cent fois sa vie pour me protéger, qu’il est celui que mon âme a reconnu entre tous. Père, écoutez celui qui, de par la tendresse, est votre fils.

L’accent de cette prière impressionna les deux officiers généraux. Ils s’entre regardèrent, hésitants. Enfin, Aberleen, avec un geste vague, laissa tomber ces paroles :

— Et que conseille-t-il ?

Un cri de joie fusa entre les lèvres de la jeune fille. Sa voix se fit haletante, reproduisant les battements pressés de son cœur.

— Il vous demande de rester campés en ce lieu.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore ; mais le luit seul que San a essayé de vous faire porter votre campement plus à l’Est, indique que Dodekhan compte contrecarrer ses projets. Il est au courant, lui, des intentions de l’ennemi. Il le vaincra.

Ce fut Aberleen qui répliqua :

— Je ne doute pas de la probabilité de vos affirmations, Mademoiselle. Mais veuillez un instant songer aux responsabilités qui pèsent sur nous. Quel accueil nos gouvernements réserveraient-ils à des officiers, venant leur dire : Je me suis tenu dans l’inaction, parce qu’un gentleman vraisemblablement bien intentionné m’a conseillé d’agir ainsi.

Elle ferma les yeux, atteinte en plein cœur par la logique indiscutable de la question.

— Vous ne répondez pas, Mademoiselle, reprit le lord. C’est donc que vous estimez comme nous, qu’à pareille déclaration, nos gouvernements répondraient par celle-ci : Nous vous avons confié des soldats, parce que nous avions foi en votre initiative, en vos talents militaires. En obéissant aussi facilement au premier venu, vous avez trahi notre confiance, vous avez trahi l’espoir de la nation tout entière.

— Alors, alors ? interrogea Mona frissonnante, incapable de prononcer un mot de plus.

— Alors, acheva Aberleen, nous devons, comme il nous a été enjoint, marcher vers l’Est. Si nous y rencontrons la mort, nous la rencontrerons en accomplissant tout notre devoir. La Russie et l’Angleterre citeront nos noms avec honneur.

— Père, supplia la jeune fille tendant les bras vers Labianov.

Mais celui-ci détourna la tête, et d’un ton ferme :

— Lord Aberleen a pleinement raison.

Éperdument, Mona se passa les mains sur le front, comme si elle avait tenté de chasser un brouillard soudainement épandu sur sa pensée. Il lui semblait qu’elle allait tomber, que le sol se dérobait sous elle.

Du faîte de l’espoir, elle tombait en pleine désespérance. Elle avait cru réussir, étendre à son père, à ses soldats, la protection de Dodekhan, et, tous ses efforts venaient se briser contre la conscience étroite mais héroïque de ses interlocuteurs. Tout à coup, elle frissonna toute. La voix de Max Soleil venait de se faire entendre.

— Ces Messieurs, disait le Français, sont dans le vrai. Leur position ne leur permet pas de céder sans être pleinement informés.

Elle fit un geste de douloureuse dénégation. Max poursuivit néanmoins :

— Je suis certain que M. Dodekhan penserait comme moi. Aussi, avec la permission de ces Messieurs, nous pourrions nous mettre en communication avec lui. Il consentira sans doute à compléter nos explications un peu trop sommaires, je le reconnais.

Les traits de Mona s’étaient rassérénés. Quant aux deux officiers, ils écoutaient avec une expression voisine de l’ahurissement.

Entrer en communication avec le Drapeau Bleu ? Ah çà ! que prétendait donc exprimer ce Français ? Et Mona avait l’air de comprendre. Elle s’était redressée, riant au milieu de ses larmes ; elle bredouillait :

— Oui, oui, excellente idée. Le parleur, n’est-ce pas ? Où pourrait-on le fixer ?

L’écrivain, lui, promenait sous la tente un regard circulaire, puis, désignant la perche centrale soutenant l’édifice :

— Cette perche, dit-il.

— Essayez.

— Oui, essayez, essayez, murmurèrent miss Violet et Sara.

En présence de cette scène inexplicable pour lui, Stanislas Labianov n’y tint plus. Il s’approcha vivement du romancier, et interrogea :

— Que voulez-vous donc faire ?

Tandis qu’Aberleen, tout aussi intrigué que lui-même, traduisait une question analogue, par ses gestes, par ses regards, par toute son attitude.

Et souriant, Max dépliait le parleur que lui avait rendu le petit Joyeux. Il en plantait la pointe dans la perche centrale, puis, attirant Mona auprès de l’appareil :

— Appelez, Mademoiselle, votre voix sera plus agréable aux oreilles de notre ami.

Les généraux pétrifiés virent Mona se pencher.

— Allô ! allô !

Une seconde s’écoula, — un léger grésillement se produisit, précédant une voix lointaine mais nettement perceptible qui prononçait :

— C’est vous, Mona. Votre parole ne saurait être confondue avec aucune autre. Que désirez-vous de moi ?

— Vous prier de convaincre mon père.

— Votre père ? Vous êtes donc auprès de lui ?

— Oui, Sous sa tente même. Il est là, il écoute. Voulez-vous lui inspirer cette confiance aveugle que j’ai en vous.

L’étrange dialogue bruissait sous la tente. Lord Aberleen se tenait penché en avant, comme s’il cherchait à happer au vol les mots s’échappant du parleur. Labianov se tenait la tête à deux mains. Tous deux étaient livides.

Certes, ils étaient vaillants. Tous deux en leur carrière avaient montré le courage le plus ferme. Mais affronter la mort, en soldat, est chose précise, tandis que la conversation dans cet appareil, avec un interlocuteur dont la résidence même restait ignorée, avait quelque chose de fantastique, dont ils se sentaient bouleversés.

— Dites, y consentez-vous ? reprit Mona d’un accent suppliant.

— Je veux tout ce que vous souhaitez, Mona, répartit doucement l’organe lointain. Mon silence vient de ce que j’actionnais mon téléphote. Je vous vois. Je vois Son Excellence Labianov. Priez-le d’abandonner son air troublé. La science ne doit point être accueillie ainsi. Qu’il approche, qu’il interroge : je répondrai comme à vous-même qui êtes le meilleur de mon âme.

Prié par sa fille, poussé par Aberleen, le père de Mona se trouva devant le parleur sans trop savoir comment.

Il était interdit à ce point qu’il demeurait immobile, aucune idée nette ne se faisant jour en son cerveau. Mais sans doute, bien loin, au fond de ce Réduit Central, où il était à la fois prisonnier de San et maître de l’inexprimable puissance scientifique mise en réserve par son père, Dodekhan se rendait compte de ses moindres mouvements, car son accent se fit presque rieur, pour lancer :

— Excellence, je suis à vos ordres.

Cela fut pour le père de Mona comme un appel de clairon.

Sa contenance se modifia instantanément. Toute la fierté du soldat brilla en lui. Son interlocuteur le regardait, il l’avait entendu tout à l’heure, il ne fallait pas que son trouble pût être discerné au dehors.

Et dominant son émoi, comprimant le frémissement de sa voix, il prononça d’un accent ferme :

— Pourquoi San veut-il que je me porte à deux jours de marche à l’Est ? Pourquoi souhaitez-vous au contraire que je séjourne où je suis en ce moment ?

— Deux questions, deux réponses, répliqua le parleur. La première ; San souhaite vous amener au lieu dit le Val des Gilds, par la raison toute simple que le sous-sol est parsemé de mines dont l’explosion peut être déterminée à distance.

— Quoi, dans ces régions ?

— Désertes d’apparence seulement, jeta l’organe de Dodekhan, ne l’oubliez pas. Des centaines d’yeux sont ouverts sur votre campement. Des centaines d’oreilles sont attentives aux rumeurs qui s’en échappent : En cet instant, sir John Lobster, chassé par vous, a été recueilli par une des patrouilles de San ; on le dirige rapidement vers l’endroit où le traître San attend le résultat de ses manœuvres perfides.

— Comment savez-vous cela ? s’écria l’officier comme malgré lui.

— Je le vois, riposta son invisible interlocuteur. Mais je reprends. San va apprendre que vous avez gardé en otages ceux que sir John se figure toujours être ses serviteurs ; il sera bien étonné quand on lui annoncera que lesdits serviteurs ont été retrouvés étroitement garrottés dans les anfractuosités, où ceux qui sont auprès de vous les ont surpris, réduits à l’impuissance, afin de se substituer à eux et d’arriver près de vous.

Aberleen et son collègue tournèrent vers les fugitifs un regard interrogateur. Il leur fut répondu par un signe affirmatif.

Ce petit incident pesa plus que tout le reste sur la conviction des officiers. Ainsi l’homme, dont la voix leur parvenait, avait la possibilité scientifique d’assister de loin à ce qui se passait dans le camp, aux alentours, à des lieues de là.

Les immenses avantages de son alliance se précisèrent dans leur esprit, et la voix de Labianov marqua une nuance respectueuse quand il reprit :

— San va donc supposer ?

— Que ses prisonniers ont atteint votre quartier-général au lieu et place de ses bandits. Il constatera que, bien loin de lever le camp, vous prenez vos dispositions pour séjourner ici.

— Je n’ai pas dit cela.

— Vous le direz, général. Je lis sur votre visage loyal. Vous avez confiance en moi.

Comme pour s’excuser, le Russe se tourna vers son collègue, mais Lord Aberleen s’empressa de murmurer :

— Cela me paraît très explicable ; moi également, je me sens venir en confiance vis-à-vis de ce gentleman.

Mais le parleur reprit :

— C’est donc ici que San et ses bandes vous attaqueront ; ce à quoi ils se résoudront dès qu’ils croiront avoir la certitude que vous comptez y demeurer.

— Nous attaquer. Mais alors, il nous faut occuper les crêtes environnantes.

— N’en faites rien.

— Il serait trop imprudent de rester au fond de ce cratère éteint.

— Point ! Je vous promets que nul n’approchera à plus de cent pas de votre ligne de sentinelles.

— Hurrah, grommela lord Aberleen, s’ils nous attaquent sans approcher davantage.

— Ils seront repoussés. Une panique épouvantable les dispersera vers les quatre coins de l’horizon, je m’en charge.

— Vous ?

— Moi-même. Seulement, pour ne pas vous obliger à un travail de chercheurs de logogriphes, je vais vous expliquer. Vous savez que, dans le voisinage de machines électriques, le sol souvent s’électrise à la façon d’un véritable accumulateur[1]. Eh bien, grâce à l’utilisation de certains courants électriques, je suis parvenu à électriser ainsi certaines bandes de terre. Or, toute la face externe du cratère que vous occupez est dans ce cas. Une zone infranchissable vous sépare de vos ennemis, des miens. Voilà pourquoi je vous prie de ne pas vous transporter ailleurs.

Il y eut un long silence. Enfin, l’organe de Dodekhan se fit entendre de nouveau :

— Resterez-vous, Général ?

Yes, s’écria vivement Aberleen, se décidant plus promptement que son collègue.

Un sourire distendit les traits de Stanislas Labianov ; il eut un long regard sur sa fille, et lentement affirma :

— Nous resterons.



  1. Des accidents récents, survenus dans diverses usines productrices d’électricité, ont attiré l’attention du monde savant sur cette dernière manifestation.